Management public

Il y a 50 ans, la concertation déjà !

 

Espaces naturels n°35 - juillet 2011

Études - Recherches

Karine Larissa Basset
Maître de conférence en histoire Université Pierre Mendès-France, Grenoble

 

Phénomène récent la participation ? Il n’est qu’à porter le regard sur les processus de création du Parc national des Cévennes dans les années 1960 pour comprendre que non.

L’élaboration des politiques environnementales favoriserait, ces dix dernières années, le renouveau de processus de concertation et l’émergence de l’écocitoyen. La loi du 14 avril 2006 semble d’ailleurs offrir aux parcs nationaux français l’opportunité d’un mode exemplaire de participation. Pourtant, des oppositions vives se sont manifestées. Les débats ont porté notamment sur la place jugée insuffisante des représentants des territoires dans les conseils d’administration des parcs. C’est la capacité même de l’État à engager un véritable processus participatif qui est mise en cause. Ces difficultés incitent à placer la réflexion sur la participation en regardant son évolution dans le temps.

Dans le rétroviseur. La littérature sociologique tend à opposer la période écocitoyenne actuelle à celle des Trente glorieuses marquée par une adhésion à l’élan modernisateur et par une gestion étatique autoritaire des contestations.
On distinguerait trois grandes phases depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Une phase d’acceptation, correspondant à la période de la modernisation de la nation, sous la conduite d’un État de plus en plus fort et centralisé. Une seconde phase, au tournant des années 1970, caractérisée par la remise en question du dogme de la croissance. Une troisième phase voit le développement de politiques volontaristes de concertation en réponse à la montée contestataire.
À ces trois périodes correspondraient trois formes de participation : celle du pouvoir périphérique basée sur des échanges à huis clos entre notables locaux et pouvoir central ; celle d’une opposition sans dialogue, portée par un mouvement associatif foisonnant ; enfin, la participation proprement dite.
Les modalités de création du Parc national des Cévennes, située pour l’essentiel dans la première phase, viennent quelque peu brouiller ce découpage.

Au milieu des années 1950, naît en Cévennes un mouvement associatif qui revendique la création d’un parc national comme solution d’aménagement pour contrer la grave crise économique et sociale que traverse le monde rural. L’initiative est portée par des notabilités du département de la Lozère, bientôt rejointes par un groupe de militants des départements du Gard et de l’Ardèche. Ainsi est créée, en 1957, l’Association pour un parc national culturel des Cévennes (APNCC). Ce mouvement cévenol contient une dimension critique. Certains militants formulent une pensée que l’on peut qualifier d’écologique avant la lettre.
La manifestation d’une prise de conscience environnementale à portée contestatrice est exprimée en particulier par les membres d’un groupe informel, sociologiquement transversal, qui se désigne sous le nom des Amis des sources. Ceux-ci contestent la logique de rentabilité et le progressisme des aménageurs destructeurs du paysage et des ressources naturelles. Partageant une philosophie humaniste chrétienne, ils semblent voir dans la création d’un parc national l’occasion d’édifier un territoire qui échapperait à l’évolution générale de la société moderne.
Une autre dimension constestatrice apparaît lorsque l’État, au tournant des années 1960, élabore la doctrine qui sert de cadre à la législation sur la création des parcs nationaux français. Le projet de loi est préparé par les services du ministère de l’Agriculture. Mais les militants de l’APNCC estiment avoir leur mot à dire. Ils craignent que la loi confère aux parcs nationaux une mission trop conservatrice et éloignée des problèmes humains. Au final, le texte promulgué le 22 juillet 1960 paraît constituer un cadre suffisamment souple pour que puissent être menées conjointement les missions de protection de la nature et d’aménagement humain. Les promoteurs du parc cévenol se considèrent alors comme co-auteurs de la loi sur les parcs nationaux, qu’ils ont contribué à amender.
Dans ce contexte positif, le décret (31 octobre 1961) d’application de la loi interprète celle-ci dans le sens de l’orthodoxie conservationniste. Il est alors non loin d’être considéré comme une trahison de l’administration. Ainsi, certains élus perdent tout désir d’appuyer la création d’un parc national et une partie du mouvement militant se prononce contre l’interprétation administrative de la loi. Les tenants de cette position créent une nouvelle association appelée Font vive. Ainsi la contestation d’une pratique autoritaire, voire non démocratique, de la décision politique s’allie-t-elle à la contestation d’un mode de développement jugé destructeur à la fois des milieux naturels et des communautés rurales.
Il faut nuancer le tableau car les contestataires du mouvement cévenol ne se départissent jamais d’une volonté participative, fondée sur une attitude alliant coopération et contestation préfigurant en cela la (post) modernité du mouvement associatif actuel. La création au mois d’août 1965 d’une fédération des associations cévenoles a précisément pour but de faciliter le dialogue des acteurs du territoire avec les pouvoirs publics.

Contester, c’est participer. En 1966, les services agricoles de la Lozère rédigent le rapport de faisabilité du parc dans une logique purement administrative, ne tenant aucun compte du travail de réflexion et de terrain mené depuis dix ans par les groupements régionaux. Cette manière de faire reflète le jeu du pouvoir politique de l’époque.
Le rapport insiste notamment sur le déclin voire la disparition inévitable des activités agricoles dans la zone du parc rendant ce vaste espace propice à la protection de la nature et des paysages. La lecture de cette étude génère des oppositions immédiates. En 1967, une dizaine de municipalités émettent des avis défavorables et deux groupements d’opposition sont créés (le Comité de Jalcreste et l’association Terre cévenole). Les autorités administratives ne pouvaient s’en tenir là sous peine de compromettre définitivement le projet. C’est alors tout un processus d’information, de dialogue, qui est mis en œuvre durant plus de deux ans.

Une participation large. Georges Mazenot, sous-préfet de la Lozère, et Pierre de Montaignac, le chargé de mission pour la création du Parc, effectuent un dense travail de terrain, d’écoute, de contact personnel, de négociation individuelle, habitation par habitation, pourrait-on dire.
Pour emporter l’adhésion, ces deux « grands missionnaires » devaient obtenir le soutien de ceux qui possèdent la véritable autorité politique et morale sur le terrain.
À ce titre, les élus locaux constituent la cible privilégiée d’une intense campagne d’information : visites personnelles aux 67 élus, réunions dans toutes les communes, etc.
Un second cercle de médiateurs joue un rôle tout à fait singulier. On connaît en Cévennes l’importance du facteur religieux (caractérisé par une forte implantation du protestantisme) qui, dans cette période, détermine encore les attitudes politiques. Or le parc a été pensé et soutenu au départ essentiellement dans les milieux catholiques. C’est alors vers les autorités religieuses que l’on se tourne pour faciliter le « déblocage des philosophies » (Pierre de Montaignac). De ce point de vue, certaines personnalités du syndicalisme agricole local ont également joué un rôle décisif.
La question du devenir du monde rural devient un thème d’échange autour de la conviction qu’il faut maintenir les populations et leurs traditions en favorisant notamment un « tourisme intelligent ».
Il faut enfin évoquer l’implication forte des acteurs culturels dans le débat sur le parc. La revue régionaliste lozérienne Lou Païs, par exemple, prend l’initiative, dès 1967 et durant trois ans, d’ouvrir sur cette question une rubrique mensuelle d’information et de débat, tandis que le Club cévenol, la plus ancienne association à vocation régionale, intervient dans le jeu des négociations avec le pouvoir central.

Commissions thématiques. Quelques mois avant le début de la deuxième phase de la procédure de création (vote des organismes puis des communes), une esquisse d’institutionnalisation de la participation apparaît, à travers l’organisation de commissions thématiques (architecture et construction, protection des sites, tourisme, équilibre agricole, études juridiques), composées de personnalités engagées sur le terrain cévenol, opposants au projet de l’État compris. Toutefois, certains chefs de service expriment leur inquiétude quant à l’existence de ces commissions, qu’il conviendrait de « ne pas trop officialiser ».
La mise en place du Parc national des Cévennes s’est donc bien déroulée dans une logique d’État fort et directeur. Mais il y eut place pour une pratique de dialogue et d’échanges. Certes, tous les points de vue n’ont pas été entendus, ni toutes les revendications locales satisfaites, notamment en ce qui concerne la nature de l’organisme gestionnaire. Mais il s’est produit, durant le temps de la mission d’étude, un certain recadrage du projet, sans lequel celui-ci n’aurait pu obtenir l’adhésion d’une majorité – en dépit des oppositions encore fortes – lors de l’enquête préliminaire puis de l’enquête publique.
Dans son ensemble, le décret du 2 septembre 1970 traduit bien le caractère négocié de la création de cette entité juridique protégée.
Le cas de l’invention Parc national des Cévennes témoigne de la mixité des modèles de la participation. Aussi, plutôt que d’opposer normativement des périodes de l’histoire plus ou moins « vertueuses », pourrait-on relire le « passé participatif ».

Texte rédigé à partir de l’article « Formes, acteurs et enjeux de la participation dans la genèse du Parc national des Cévennes (1950-1970) », Revue de géographie alpine (en ligne), 29 mars 2010. http://rga.revues.org/index1090.html