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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES – UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE LES TERRITOIRES DES PARCS NATIONAUX (CANADA, ÉTHIOPIE, FRANCE) : LOGIQUES IDENTITAIRES, PATRIMONIALES ET NATIONALES THÈSE PRESENTÉE COMME EXIGENCE PARTIELLE DU DOCTORAT EN ÉTUDES QUÉBÉCOISES ET DU DOCTORAT EN HISTOIRE PAR GUILLAUME BLANC SEPTEMBRE 2013 Jury composé de : Stéphane CASTONGUAY, Professeur, Université du Québec à Trois-Rivières (directeur) Florian CHARVOLIN, Chargé de recherches (HDR), CNRS Michèle DAGENAIS, Professeure, Université de Montréal (rapporteur) Bertrand HIRSCH, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (directeur) Grégory QUENET, Professeur, Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines (rapporteur) Photographie de couverture : Guillaume Blanc, Bwahit (Sem n), Éthiopie, avril 2009. 2 Remerciements En premier lieu, je tiens à remercier Stéphane Castonguay et Bertrand Hirsch pour avoir dirigé ce travail. Avec enthousiasme et rigueur, tous deux m’ont guidé dans cette entreprise nord-américaine, africaine et européenne qui, de prime abord, n’allait pas de soi. Je tiens plus particulièrement à remercier Stéphane Castonguay pour m’avoir fait découvrir l’histoire environnementale, pour m’avoir encouragé à toujours lire davantage et pour m’avoir appris, sans relâche, à écrire le plus correctement possible. Je remercie enfin Bertrand Hirsch pour m’avoir transmis son intérêt pour l’Éthiopie, pour avoir accepté d’encadrer un « éthiopisant » du contemporain et pour m’avoir aidé, sans jamais en donner l’impression, à mieux comprendre ce pays et son histoire. Je remercie Florian Charvolin, Michèle Dagenais et Grégory Quenet d’avoir accepté d’être membres du jury. Ayant débuté ce travail de doctorat au Québec, j’aimerais d’abord remercier ceux qui ont contribué, à Trois-Rivières et à Montréal, à sa réalisation. Au Centre interuniversitaire des études québécoises, je remercie notamment Lucia Ferretti, Thierry Nootens, Johanne Prud’homme et Yvan Rousseau auprès desquels j’ai beaucoup appris du Québec. D’autres, rencontrés sur les bancs de l’Université du Québec à TroisRivières et m’accueillant depuis à chacun de mes séjours, m’ont expliqué avec ferveur ce qu’était le Québec au Canada. Je remercie chaleureusement François Antaya, Tomy Grenier et Paul-Étienne Rainville. Le fruit de nos conversations toujours passionnantes et bien souvent tardives se retrouve, je l’espère, dans cette thèse. Merci également à Anne-Laure, Charles, Julie, Marie-Line, Maxime et Mike pour avoir su me faire regarder, lorsqu’il le fallait, au-delà des fenêtres de la Grande Bibliothèque. En Éthiopie, les employés de l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization m’ont autorisé à consulter et à photographier l’ensemble des archives disponibles. Je les en remercie vivement. Les deux directeurs successifs du Centre français des études éthiopiennes, François-Xavier Fauvelle-Aymar et Éloi Ficquet, m’ont accordé l’aide financière nécessaire à plusieurs séjours de recherche dans le parc du Sem n. Merci à eux. Je remercie également Claire Bosc-Tiessé et Marie-Laure Derat, auprès desquelles j’ai eu l’occasion d’apprendre davantage sur l’Éthiopie. À Addis-Abeba, je remercie infiniment Thomas Guindeuil et Clément Ménard. Nos découvertes de la vie et de 3 l’histoire éthiopiennes ont rendu mes séjours toujours plus intéressants. Merci, aussi, à Raphaël Roig, formidable acolyte depuis nos débuts à l’université. Sans lui, les quelques cent cinquante kilomètres de marche à pied dans le Sem n auraient été nettement moins productifs et, disons-le, nettement moins plaisants. J’adresse enfin toute ma reconnaissance à Jemal Hussein, Mola et Alex. Leurs explications m’ont permis de rencontrer voire de comprendre les habitants du Sem n, leur présence m’a ouvert bien des portes de l’administration locale et leur compagnie a rendu un séjour d’un mois et demi à Debark sinon agréable, tout au moins des plus vivants. Mes pensées vont aussi vers celles et ceux qui, en Érythrée, de l’autre côté de la frontière, m’ont donné envie de découvrir cette région et, surtout, de revenir dans ce pays que nous n’oublions pas. En France, je tiens d’abord à remercier Pauline Roux-Tatto, au parc national des Cévennes, pour avoir facilité mes recherches à chacun de mes passages à Génolhac. J’adresse également tous mes remerciements à Ayda Bouanga, Amélie Chekroun, Rémi Dewière, Pierre Guidi, Thomas Guindeuil et Ophélie Rillon, avec qui nous avons appris à voir les bons côtés de notre condition de doctorants français. Je remercie enfin toutes celles et ceux qui m’ont soutenu depuis les débuts du doctorat. Merci à Margot Beauchamps pour sa compétence cartographique. Merci à Marie Bridonneau, pour les cartes, ses relectures et sa bienveillance qui n’a d’égal que sa générosité. Merci à Amélie Chekroun, pour un nombre infini de raisons dont, au moins, nos vaillantes journées de rédaction. Merci à Marie-Laure Poulot pour nos discussions permanentes à Paris mais aussi à Montréal, lors d’un hiver qui n’en finissait plus. Merci à Benjamin, pour les rendez-vous du lundi, à David, pour sa présence éloignée mais constante, à Julien, pour sa disponibilité et son enthousiasme permanents, à Romain, pour nos redoutables randonnées cévenoles et à Solène, pour l’hébergement entre les transits. Merci, bien entendu, à Trang et à Youssef, fidèles compagnons de route qui n’ont jamais cessé de me soutenir, où que je sois. Je remercie aussi ceux de ma famille qui m’ont encouragé à poursuivre mon intérêt pour l’histoire. Merci à Antoine et Sophie, à Pascale et David, à Sébastien et, plus que tout, à ma mère et à ma grand-mère. 4 Résumé Cette thèse propose une histoire environnementale comparée de parcs nationaux canadien, éthiopien et français. Elle s’appuie sur l’étude des lois, des programmes d’aménagement, des rapports d’activité et de la documentation archivistique et touristique produits par les gestionnaires des parcs de Forillon, du Sem n et des Cévennes, de la fin des années soixante au temps présent. Cette recherche interroge l’objet « parc national » en tant que territoire patrimonial et identitaire façonné pour promouvoir un sentiment d’appartenance à la nation. Avec le comparatisme pour mode d’étude de l’objet, ce travail démontre qu’au-delà des contextes observés, l’invention de la nature vise bien souvent à renforcer les contours matériels et idéels de la nation au nom de laquelle agissent les pouvoirs publics. L’analyse du façonnement des espaces mis en parc indique, d’une part, ce que sont et ce que font les parcs nationaux. Manifestations locales d’un pouvoir national, ils permettent d’abord le contrôle des populations vivant en leur sein ou dans leurs alentours. Produits d’un travail permanent sur les éléments humains et non-humains du milieu, ils constituent aussi la matérialisation d’une culture étatique de la nature. Publicisés en tant que symboles de la nation, ils invitent enfin au parcours, à la contemplation et à l’amour du territoire local et, par extension, du territoire national. En Gaspésie, l’État fédéral canadien s’ingénie à naturaliser la nation. Par l’élimination des traces de l’homme contemporain, ses responsables font du parc Forillon le symbole naturel d’une nation sublime et atemporelle. En Cévennes, la Ve République s’investit au contraire dans un processus de nationalisation de la nature. Par l’entretien d’un paysage agro-pastoral, les gestionnaires du parc œuvrent à la perpétuation d’une nature humanisée, emblématique d’une France des paysans tout à la fois rurale, traditionnelle et nostalgique. Quant à l’Éthiopie, le pouvoir se livre à une inter-nationalisation de la nature. Par la limitation maximale de l’exploitation des sols et des forêts du Sem n, l’administration – impériale, socialiste puis fédérale – offre aux visiteurs occidentaux un espace édénique fait de faune, de flore et de panoramas. Reliquat menacé mais encore indemne d’un continent sauvage, le parc du Simien Mountains suscite la reconnaissance internationale et peut favoriser, de ce fait, la fierté nationale. N’ayant de national que sa qualité internationale, le parc se révèle cependant inter-national. 5 Au-delà de cette apparence de paysage « naturel » par laquelle l’État donne à voir et à croire en la nature et en la nation, le parc national apparaît, d’autre part, intrinsèquement contradictoire. Espaces de vie convertis en espaces de visite dédiés à la consommation nationale et internationale d’une nature préservée, les parcs évoluent au gré d’une négociation écologique, économique et touristique à l’issue de laquelle, systématiquement, les populations de l’extérieur l’emportent sur celles de l’intérieur. Des années soixante jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, un métarécit patrimonial et national accompagne le processus. Dans les Cévennes, la valorisation de la dimension traditionnelle du territoire participe à la mise en mémoire de la nation française, entité conservant sa pertinence au regard de son seul passé. Inversement, à Forillon, la réification d’une nature vierge et apolitique soutient une construction nationale qui cherche à dépasser une histoire manquant de passé mais débordant de conflits. Quant au Sem n, l’abolition du droit à l’habitation et à l’exploitation de l’espace vise à asseoir la légitimité de l’État éthiopien. En adoptant les représentations éco-racistes d’institutions transnationales telles que l’UNESCO, l’UICN et le WWF, selon lesquelles là où l’Européen façonne, l’Africain détruit, le pouvoir reste nommément national et il est dès lors d’autant plus à même de poursuivre l’éthiopianisation de son territoire. En Éthiopie comme en France et au Canada, la réussite de l’entreprise exige que l’État exerce une violence à la fois concrète et symbolique sur les populations locales et environnantes. Les Cévenols doivent se conformer aux valeurs et aux pratiques d’un temps paysan partout ailleurs révolu, les Gaspésiens de Forillon doivent admettre qu’ils n’ont pas leur place dans l’espace écologique de la nation et les Amhara du Sem n doivent accepter de quitter la nature pour que celle-ci puisse continuer de durer. Sans cesse, afin que ces populations s’approprient ou se soumettent à l’ordre naturel et national qui soutient l’existence du parc, les pouvoirs politiques mobilisent alors la coercition et la rhétorique. Au début du XXIe siècle, chaque administration s’engage, à sa manière, à réformer la gestion des parcs. Instrument et révélateur du renouveau national, le parc permet le passage d’un modèle d’État-nation à un autre en France, l’acceptation des passés et des présents québécois et autochtones au Canada, ainsi que l’affirmation internationale de la République éthiopienne. Il reste que, à ce jour, les parcs nationaux demeurent tout de même le lieu d’une véritable lutte paysagère. 6 Table des matières Remerciements ................................................................................................................... 3 Résumé ............................................................................................................................... 5 Liste des figures ............................................................................................................... 10 Liste des abréviations ....................................................................................................... 11 Note sur la translittération de l’amharique ....................................................................... 12 Introduction .................................................................................................................... 13 Chapitre 1. Faire du « parc national » un objet d’étude historique .......................... 29 1.1. Le parc national : un espace naturel, un espace conceptuel ..................................... 29 1.1.1. Entre nature et culture ........................................................................................ 30 1.1.2. Entre territoire et identité ................................................................................... 32 1.1.3. Entre paysage et nation ...................................................................................... 37 1.2. Le parc, instrument d’appropriation et d’appartenance au territoire national .......... 42 1.2.1. Trois États en quête de cohérence nationale ...................................................... 42 1.2.2. Des parcs dédiés à la nature, au territoire et à la nation..................................... 46 1.2.3. L’approche comparée pour saisir des réalités et dégager des généralités .......... 52 Partie I. Une histoire institutionnelle, matérielle et symbolique............................... 57 Chapitre 2. La mise en parc national des territoires .................................................. 59 2.1. La mise en forme de l’espace « parc national » ....................................................... 60 2.1.1. Une prise de possession étatique et nationale .................................................... 61 2.1.2. Une évolution organisationnelle d’espaces naturels .......................................... 67 2.2. La mise aux normes naturelles du territoire ............................................................. 75 2.2.1. Une édification nationale de la nature ............................................................... 76 2.2.2. Une objectivation locale de la nature nationale ................................................. 81 2.3. L’État en parc national : entre les mots et l’action, la nation et le local................... 90 2.3.1. Une nation locale pour l’État français ............................................................... 92 2.3.2. Une rivalité nationale pour l’État fédéral canadien ........................................... 96 2.3.3. Une souveraineté contrastée pour le mänge t éthiopien .................................. 101 Chapitre 3. La matérialisation naturelle d’une culture nationale ........................... 109 3.1. Le façonnement de l’espace naturel ....................................................................... 110 3.1.1. Une rationalisation du milieu ........................................................................... 111 3.1.2. Une perpétuation des ressources ...................................................................... 114 3.1.3. Une réhabilitation de la nature ......................................................................... 117 3.2. Le façonnement de l’espace anthropique ............................................................... 122 7 3.2.1. Une sélection des éléments à éliminer ............................................................. 123 3.2.2. Une sélection des éléments à préserver............................................................ 125 3.3. Le parc national, un territoire naturellement culturel ............................................. 139 3.3.1. Le « caractère » des Cévennes ou l’invention d’une culture naturelle ............ 140 3.3.2. Entre écologie et culture, l’incertitude paysagère de Forillon ......................... 146 3.3.3. Homme contre nature, un paysage par la contrainte dans le Sem n ................ 152 Chapitre 4. La transmission paysagère d’une référence nationale ......................... 161 4.1. La terre cévenole comme mémoire nationale ......................................................... 163 4.1.1. Faire vivre l’esprit des lieux............................................................................. 163 4.1.2. Faire voir la permanence paysagère ................................................................. 170 4.1.3. Faire croire au paysage nostalgique et national ............................................... 176 4.2. Forillon région naturelle, et nationale..................................................................... 183 4.2.1. La « re-création » comme mode de transmission du paysage.......................... 184 4.2.2. L’histoire humaine et révolue d’une nature intacte et atemporelle .................. 194 4.2.3. L’investissement idéel de l’espace local pour l’identité naturelle de la nation 203 4.3. Le Simien Mountains, symbole national d’un patrimoine mondial ....................... 208 4.3.1. Une publicisation du paysage en manque de public ........................................ 208 4.3.2. Une inter-nationalisation de la nature en manque d’amour ............................. 212 Conclusion de la première partie. Le parc, un espace écologique et politique .......219 Partie II. Une histoire de contradictions, de nations et de luttes ............................ 221 Chapitre 5. Négocier le territoire des uns, offrir un paysage aux autres ................ 223 5.1. Les hommes de la nature ........................................................................................ 224 5.1.1. La place de la nature au milieu des humains ................................................... 225 5.1.2. La place de l’homme au milieu de la nature .................................................... 232 5.1.3. La contradiction « parc national ».................................................................... 243 5.2. Les espaces locaux des publics nationaux .............................................................. 250 5.2.1. La consommation touristique d’un espace national ......................................... 251 5.2.2. Le développement économique d’un territoire local ....................................... 258 5.2.3. La négociation « parc national » ...................................................................... 269 Chapitre 6. Constructions de la nature et protections de la nation ......................... 281 6.1. Quand la nature devient patrimoine........................................................................ 283 6.1.1. L’invention du patrimoine national.................................................................. 284 6.1.2. L’invention du patrimoine naturel ................................................................... 291 6.2. Quand le patrimoine naturel devient métarécit ....................................................... 301 6.2.1. La nation dit la nature ...................................................................................... 302 8 6.2.2. La nature dit la nation ...................................................................................... 314 6.3. Quand le récit national doit être réécrit .................................................................. 328 6.3.1. Vers l’éthiopianisation d’un patrimoine inter-national .................................... 328 6.3.2. Vers la fin de la nation-mémoire française ...................................................... 333 6.3.3. Vers l’historicisation de la nation canadienne ................................................. 335 Chapitre 7. De la violence paysagère en milieu naturel ............................................ 341 7.1. Le Simien Mountains National Park, un territoire-patrimoine de violence ........... 342 7.1.1. Un patrimoine né sous le signe de l’éco-racisme............................................. 344 7.1.2. Un territoire entre « Léviathan planétaire » et « poids de l’État » ................... 349 7.1.3. Une impossible conciliation des échelles de pouvoir ...................................... 365 7.2. Le parc canadien de Forillon, une vaine tentative .................................................. 371 7.2.1. La violence de « l’opération Forillon »............................................................ 372 7.2.2. Les aléas de la négociation écologique et culturelle ........................................ 377 7.2.3. L’idéal national contre la territorialité locale................................................... 383 7.3. Le parc national des Cévennes, une nationalisation républicaine .......................... 387 7.3.1. Imposer le territoire des uns au territoire des autres ........................................ 388 7.3.2. Concilier l’espace local et l’imaginaire national ............................................. 394 7.3.3. Le parc national français, une exception d’abord historiographique ............... 398 Conclusion de la deuxième partie. Le parc, un espace polysémique et polémique 409 Conclusion générale ..................................................................................................... 411 Le parc national, un moyen de vivre ensemble dans le temps et l’espace de la nation . 411 Le parc national, un instrument et un révélateur du renouveau national ..................... 417 La nature et la nation : un discours, une mémoire, une expérience .............................. 421 Sources .......................................................................................................................... 425 1. Sources canadiennes ............................................................................................... 425 2. Sources éthiopiennes .............................................................................................. 429 3. Sources françaises................................................................................................... 433 Bibliographie citée........................................................................................................ 437 9 Liste des figures Planche photographique n°1. Faire voir la nature, faire croire à la nation .......................15 Planche cartographique n°1. L’Établissement Public « Parc national des Cévennes » ...23 Planche cartographique n°2. Au Québec, le parc national canadien de Forillon .............25 Planche cartographique n°3. Le Simien Mountains National Park en Éthiopie...............27 Planche photographique n°2. La matérialisation disciplinaire de l’espace-parc..............85 Planche photographique n°3. Les Cévennes rurales, nostalgiques et nationales ...........179 Planche photographique n°4. Forillon, une beauté sauvage, authentique et naturelle ...204 Planche photographique n°5. La splendeur du Sem n offerte à l’étranger ....................213 Planche photographique n°6. Un discours catastrophiste, une réalité matérielle...........240 Encadré n°1. Une mise en parc inscrite à l’enseigne de l’éco-racisme ..........................343 Encadré n°2. Déshumaniser la nature pour mieux la préserver .....................................374 Encadré n°3. Le paysage cévenol, une nationalisation sous la contrainte .....................389 10 Liste des abréviations ATEN : Atelier Technique des Espaces Naturels BAEQ : Bureau d’aménagement de l’Est du Québec EPLF : Eritrean Popular Liberation Front EPN : Établissement Public National EPRDF : Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front EWCO : Ethiopian Wildlife Conservation Organization FAO : Food Agricultural Organization GR : Grande Randonnée ODEQ : Office de développement de l’Est du Québec ONF : Office National de la Forêt PaDPA : Parks Development and Protection Authority TPLF : Tigrean Popular Liberation Front UICN : Union Internationale pour la Conservation de la Nature UNCDF : United Nations Capital Development Fund UNDP : United Nations Development Program UNESCO : United Nations Educational Scientific and Cultural Organization WWF : World Wildlife Fund 11 Note sur la translittération de l’amharique Excepté les dénominations officielles (comme l’État-Région du « Tigray ») que nous conservons telles quelles et certains ethnonymes, toponymes et noms propres éthiopiens que nous francisons (comme « Amhara », « Debark » et « Hailé Sélassié »), l’orthographe des termes usuels amhariques est reprise des notices de l’Enclyclopaedia Aethiopica1 et des définitions des dictionnaires de Wolf Leslau et de Thomas L. Kane2. La translittération des caractères éthiopiens répond à la logique suivante : Consonnes h, l, , m, , r, s, š, q, b, t, , n, ñ, ’, k, w, z, j, y, d, , g, , , , p, , ! f, " p, # v Diphtongues $ qw, % w , & kw, ' gw Les sept ordres des voyelles hä, ( hu, ) hi, * ha, + h , , h ou he (muet ou bref), - ho, et ainsi de suite. 1 Siegbert Uhlig (dir.), Encyclopaedia Aethiopica, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2003-2010, 4 vol. Wolf Leslau, Concise Amharic Dictionary, Addis-Abeba, Shama Books, 2005 [1ère éd. 1976], 535 p. ; Thomas L. Kane, Amharic-English Dictionary, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1990, 2 vol. 2 12 ‘, Introduction En un mot, cessons, si vous le voulez bien, de causer éternellement d’histoire nationale à histoire nationale, sans nous comprendre1. Marc Bloch Des hommes, des temps et des territoires aux multiples visages séparent l’Éthiopie, la France et le Canada. Les parcs nationaux rapprochent ces mondes a priori si différents les uns des autres. Dans ces trois espaces américain, européen et africain, d’une part « personne n’échappe à cette nécessité de se situer et d’être situé2 » et, d’autre part, le gouvernement au pouvoir œuvre sans cesse à « l’élaboration d’un discours qui construit un territoire pour le proposer et le faire adopter comme référence identitaire aux individus3 ». Dispositif institutionnel, matériel et discursif, le parc national est un instrument de ce récit qui consiste à faire voir la nation et à faire croire en un domaine public national qui précédait les hommes et qui leur survivra. Dans les Cévennes, à Forillon et dans le Sem n, l’histoire du parc national débute à la fin des années soixante. À la suite de l’analyse formulée par Pierre Bourdieu, nous l’envisageons comme l’une de ces histoires par lesquelles il est possible d’« engager des enjeux “théoriques” très importants à propos d’objets dits “empiriques” bien précis, et souvent en apparence tout à fait mineurs, voire un peu dérisoires4 ». Au sud-est de la France, à cheval sur les départements de la Lozère, du Gard et de l’Ardèche, l’administration nationale voit aujourd’hui dans le parc des Cévennes « de véritables archétypes paysagers, porteurs et marqueurs de l’identité et héritage culturel précieux5 ». À l’extrémité orientale du Canada, dans la région de Gaspésie située dans la province de Québec, les autorités fédérales insistent pour leur part sur la nature davantage que sur la culture. Selon elles, le parc Forillon constitue un « témoin authentique de la région naturelle des monts Notre-Dame et Mégantic, […] cette terre d’accueil [qui] a façonné 1 Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, vol.1, p. 40. 2 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec vol.26 n°68, 1982, p. 186. 3 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins. 4 villes africaines, Paris, Belin, 2003, coll. « Mappemonde », p. 96. 4 Pierre Bourdieu, en collaboration avec Loïc J.D. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, coll. « Libre Examen – Politique », p. 191. 5 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 44. 13 les humains qui y ont laissé leur empreinte, des Autochtones de la paléohistoire aux derniers occupants avant la création du parc6 ». Dans le nord de l’Éthiopie et de la région amhara7, l’État central entend quant à lui préserver « the exceptional resource values of the Simien Mountains, including its endangered and endemic fauna and […] spectacular landscape8 ». Telles sont les représentations de la nature qui animent les gestionnaires de ces parcs nationaux et, comme le suggèrent les photographies ci-contre, ces derniers s’assurent que le territoire soit l’énonciateur naturel de ces représentations. Les Cévennes sont entretenues en tant que reflet d’une ruralité qui résiste au temps moderne et urbain, la presqu’île de Forillon est ordonnée comme un espace écologique sur lequel les hommes n’ont plus de prise et, en Éthiopie, le Simien Mountains9 est aménagé de telle sorte que le walya ibex paraît évoluer au sein d’un environnement menacé par la présence de l’homme mais encore, tout de même, relativement intact10. Cet enchevêtrement entre le façonnement du milieu et les modalités de sa publicisation est au cœur de notre recherche. À travers l’étude des lois, des programmes d’aménagement, des rapports d’activité et de la documentation archivistique et touristique produits par les responsables des parcs de la fin des années soixante au temps présent, cette thèse entend analyser les logiques identitaires, patrimoniales et nationales qui se cachent derrière cette « surface lisse11 » de paysages « naturels ». Nous faisons l’hypothèse que la fabrication d’un territoire-patrimoine et le mode d’appréciation du paysage qu’elle sous-tend servent la promotion d’une identité exclusivement nationale. Selon nous, en Éthiopie, au Canada et en France, l’État invente la nature pour protéger la nation au nom de laquelle il agit. 6 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 30. 7 Ethnonyme désignant à la fois l’État-Région Amhara et le groupe ethno-linguistique des Amhara, « amhara » ne sera jamais accordé. Il en va de même pour les « Micmac », groupe amérindien majoritaire dans la région de Gaspésie. 8 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. V. 9 Dans la documentation francophone produite par les acteurs internationaux du patrimoine et du tourisme, le parc est désigné comme « le Simien Mountains [National Park] ». Nous nous conformerons également à la transcription éthiopienne pour désigner les montagnes du Sem n. 10 Walya ibex en français, walia ibex en anglais, l’espèce est plus communément appelée « bouquetin d’Abyssinie ». Endémique aux montagnes du Sem n, le walya figure depuis la fin des années soixante sur la « liste rouge des espèces menacées » de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. Herbivore, le walya verrait sa survie menacée par la déforestation, l’agro-pastoralisme et le braconnage. 11 Don Mitchell, Cultural Geography. A Critical Introduction, Oxford - Malden, Blackwell, 2000, p. 113. La traduction est de notre fait. 14 Planche photographique n°1. Faire voir la nature, faire croire à la nation Cliché de l’auteur, Mialet, août 2012. Cliché de l’auteur, Grande-Grave, avril 2012. Montagnes du Sem n, http://www.arkive.org/walia-ibex/caprawalie/image-G42490.html (consulté le 15 mai 2013). 15 Afin de saisir les discours, les temps et les espaces du façonnement national de la nature éthiopienne, française et canadienne, nous croisons deux démarches de recherche – l’histoire comparée et l’histoire environnementale. Ce choix résulte d’un parcours débuté en maîtrise d’histoire, en 2006. Étudiant la politique contemporaine des parcs nationaux français, nous avons eu l’occasion de mesurer l’importance du travail de terrain pour historiciser le temps présent. Procédé de connaissance désignant à la fois un territoire de sources à collecter et un territoire-source à analyser, le terrain nous a autorisé à inscrire la production de la ruralité dans le contexte plus large de la patrimonialisation républicaine de la campagne12. En master, nous nous sommes ensuite intéressés à la création d’un parc national enserrant, en Érythrée, l’archipel des îles Dahlak et la zone côtière qui lui fait face. La nature nous est là encore apparue comme un moyen utilisé pour consolider les contours physiques et symboliques de la nation qui s’engage à la préserver. Espace normé pour être mieux contrôlé, le parc national s’est également avéré un instrument de la politique répressive conduite par l’État qui le dirige13. L’année suivante, nous avons enfin effectué un séjour de recherches d’un semestre, en Éthiopie, en partenariat avec le Centre français des études éthiopiennes. Manière de récolter les archives écrites et de faire « l’expérience directe des lieux, les “archives des pieds”14 », vecteur d’imprégnation au milieu et de compréhension des hommes qui l’occupent15, le terrain nous a conduit à appréhender la nature comme un enjeu de lutte. Dans la mesure où le discernement des analogies et dissemblances qui rassemblent et distinguent les espaces français et africains nous permettait de mieux comprendre les mécanismes afférents à l’invention nationale de la nature, il nous a alors semblé pertinent d’aborder ce champ de l’histoire environnementale par la comparaison de territoires éloignés les uns des autres. Une étude binaire risquant de limiter le bénéfice épistémologique du comparatisme, un troisième terrain apparaissait nécessaire pour débuter un doctorat. Reconnu internationalement pour sauvegarder des espaces caractéristiques de la wilderness nord12 Guillaume Blanc, « Protection de la nation et construction de la nature, une histoire des parcs nationaux français depuis 1960 (Cévennes, Pyrénées et Vanoise) », Vingtième siècle. Revue d’histoire n°107, 2010, p. 141. 13 Id., « Constructions nationale et patrimoniale dans l’Érythrée indépendante », Annales d’Éthiopie vol.25, 2010, p. 220. 14 Simon Schama, Le paysage et la mémoire, trad. de l’angl. par Josée Kamoun, Paris, Seuil, 1999, p. 32. 15 Guillaume Blanc, « Une pratique sans questionnement : le terrain en histoire », Hypothèses, 2011, p. 16. 16 américaine, connu des historiens de la nation pour s’être bâti sur la confrontation entre deux imaginaires nationaux concurrents, l’un fédéral et canadien, l’autre provincial et québécois, le Canada offrait un cas d’analyse judicieux, à mi-chemin entre la centralisation de la nation française et la décentralisation en trompe-l’œil de la récente fédération éthiopienne. Traitant donc de l’édification politique de la nature sur trois continents, cette thèse a pour premier objectif de réaliser une histoire comparée de l’environnement mis en parc par la nation. Davantage centrée sur l’originalité des sociétés à l’étude que sur leurs ressemblances, la comparaison, pour reprendre la proposition de l’historien et sociologue Gérard Bouchard, doit être « à la fois référentielle (comprendre mieux un des cas étudiés) et intégrale (construction d’une modélisation […])16 ». Le comparatisme entre les trois parcs de Forillon, du Sem n et des Cévennes vise précisément à identifier les singularités relatives à la construction de la nature canadienne, éthiopienne et française et à dégager des généralités relatives au patrimoine naturel, objet symbolique, discursif et coercitif utilisé par le pouvoir national. Aujourd’hui, la pertinence scientifique du cadre national est largement débattue. Préconisant une histoire « transnationale17 », « connectée18 » ou « croisée19 », de nombreux spécialistes exhortent l’historien à se départir du fait national pour l’observer comme une échelle, parmi d’autres, des phénomènes historiques. Certains vont d’ailleurs jusqu’à avancer que « les frontières provinciales, étatiques et nationales sont généralement inutiles pour comprendre la nature20 ». Démontrant l’insistance des États-nations à façonner la nature au fur et à mesure qu’ils officialisent son existence et qu’ils réglementent ses usages, ce travail atteste de la validité du cadre national. Haut lieu patrimonial, un parc doit signifier la nation qui l’administre et c’est pourquoi, au-delà des structures écologiques 16 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 74. 17 Voir notamment : Ian Tyrrell, « American Exceptionalism in an Age of International History », The American Historical Review vol.96 n°4, 1991, p. 1031-1055. La traduction est de notre fait. 18 Voir notamment : Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoire connectée : un changement d’échelle historiographique ? Introduction », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°54-5, 2007, p. 7-21. 19 Voir notamment : Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales vol.58 n°1, 2003, p. 7-36. 20 Dan Flores, « Place: An Argument for Bioregional History », Environmental History Review vol.18 n°4, 1994, p. 6. La traduction est de notre fait. 17 qui l’accompagnent, sa matérialité est bien souvent fonction des significations dont l’investit l’État qui le modèle. Organisée autour d’une interrogation comparative, cette hypothèse de recherche vise plus particulièrement à élargir, approfondir et renouveler l’histoire environnementale canadienne, éthiopienne et française. Affirmée comme un champ à part entière des études historiques aux États-Unis, au début des années soixante-dix, « l’histoire environnementale s’interroge sur la dynamique des interactions entre la société et son milieu, sur les plans matériel, organisationnel et symbolique21 ». Plus ancien que la discipline qui l’affine pour en renforcer la légitimité, ce questionnement se retrouve, sous des formes et à des temporalités variées, dans les trois espaces nationaux ici considérés. Au Canada où la géographie historique occupa longtemps la niche que remplissait l’histoire environnementale aux États-Unis, le champ se développe véritablement à la fin des années quatre-vingt-dix22. À peu près à la même époque, à propos de l’Éthiopie, l’histoire environnementale émerge en replaçant la relation qu’entretiennent les hommes avec leur milieu dans un processus évolutif et non plus figé23. À propos de l’Afrique sub-saharienne et parfois même de l’Éthiopie, le champ se révèle également un « outil sophistiqué pour raconter de meilleures histoires sociales, politiques et économiques24 ». Focalisés sur les paysages ruraux et le milieu physique sans faire grand cas de l’« environnement », les historiens français offraient pour leur part, jusqu’à peu, un exemple d’« histoire environnementale manquée25 ». Celle-ci commence aujourd’hui à prendre forme même si, pour cela, ses praticiens doivent encore accepter de croiser les travaux français avec l’histoire environnementale anglophone26. Nord-américain, africain ou européen, le champ historiographique traite 21 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature : l’histoire environnementale de l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 5. 22 Matthew Evenden et Graeme Wynn, « 54:40 or Fight: Writing Within and Across Borders in North American Environmental History », in Paul Warde et Sverker Sorlin (dir.), Nature’s End: History and the Environment, Londres, Palgrave, 2009, p. 215-246. 23 Gregory H. Maddox, « Africa and Environmental History », Environmental History vol.4 n°2, 1999, p. 164. 24 Jane Carruthers, « Africa: Histories, Ecologies and Societies », Environment and History n°10, 2004, p. 386. La traduction est de notre fait. 25 John R. McNeill, « Observation on the Nature and Culture of Environmental History », History and Theory vol.42 n°4, 2003, p. 29. L’auteur évoque une « Environmental History Manqué (sic) ». 26 Fabien Locher et Grégory Quenet, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°56-4, 2009, p. 22. 18 abondamment des parcs nationaux, produits des rapports sociaux aux éléments humains et non-humains de l’espace vécu et donné. Au Canada où les historiens mettent de l’avant, à travers les parcs, l’entremêlement des constructions de la nature et de la nation, aucune analyse historique exhaustive ne traite toutefois du parc Forillon. À l’inverse, en France, tandis qu’une pléthore de travaux s’intéresse à la sociologie, à la géographie et à l’histoire des Cévennes, aucun n’évoque la dimension nationaliste du parc national. Ce silence se fait d’ailleurs remarquer dans la grande majorité des recherches relatives aux parcs français. Quant à l’Éthiopie, seules quelques études anthropologiques relatent la mise en place des parcs nationaux dans la partie sud du pays et l’histoire contemporaine du Sem n demeure, elle, totalement ignorée. Aussi, en retraçant l’histoire du façonnement institutionnel, matériel et idéel de parcs nationaux canadien, éthiopien et français, cette thèse cherche à apporter une certaine contribution à la discipline et à ses compartiments nationaux. En proposant une histoire environnementale comparée de la nation, nous souhaitons offrir un nouvel éclairage sur la nature patrimonialisée et sur la nation patrimonialisante. Cette thèse doit favoriser, d’une part, la « contemporainisation » d’une histoire nationale éthiopienne trop souvent délaissée au profit de la seule « civilisation […] millénaire27 », signaler, d’autre part, la teneur idéologique de la nature française et participer, enfin, à la compréhension de « l’idée de nation canadienne28 » en se détournant de l’examen de la nation québécoise au Canada afin de mieux saisir la place que l’État fédéral entend donner, au Québec, à la nation canadienne. Bien entendu, l’étendue du champ abordé implique de faire des choix. Pour historiciser ce « temps court, […] la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées29 », nous avons collecté et dépouillé un corpus imprimé et archivistique dépassant les trente mille pages. Nous avons en revanche écarté de l’analyse les pratiques et les représentations locales de la 27 Maria Rait et Vladimir Vigand, « Genesis of the Ethiopian Studies and its Future Trends », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), Ethiopia in broader perspective. Papers of the XIIIth International Conference of Ethiopian Studies, Kyoto, Shokado Book, 1997, vol.1, p. 244. La traduction est de notre fait. 28 Michael Gauvreau, « Beyond the Search for Intellectuals: On the Paupacity of Paradigms in the Writing of Canadian Intellectual History », in Gerald Friesen et Doug Owram (dir.), Thinkers and Dreamers. Historical Essays in Honour of Carl Berger, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 55. La traduction est de notre fait. 29 Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée », in Id., Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 44. 19 nature qui nécessitaient la réalisation d’enquêtes qualitatives. De ce fait, à propos du « binôme production-consommation30 » afférent à l’édification socioculturelle du parc national, nous nous concentrons essentiellement sur le pôle de la production. Les politiques destinées à définir et à garantir l’identité et l’unité de la communauté nationale sont néanmoins le fruit d’une circulation permanente entre l’État qui régente la société et les individus qui la composent. Comme le souligne Edgar Morin, « les individus produisent la société qui produit les individus31 ». Ainsi, par l’étude diachronique des discours nationaux et nationalistes sur la nature modelée dans ses dimensions institutionnelles et matérielles, nous pouvons raisonnablement appréhender les logiques identitaires, patrimoniales et nationales qui président à l’évolution des parcs. Tout au long de cette recherche, nous interrogerons le parc national en tant qu’instrument et révélateur d’un sentiment d’appartenance à la nation. Chaque partie retrace une histoire possible des parcs nationaux des Cévennes, de Forillon et du Sem n et, systématiquement, chaque chapitre traite l’ensemble de la période qui court des années soixante-dix au temps présent. Si ce découpage entraîne une certaine redondance empirique, il permet de dégager des apports théoriques successifs quant au « parc national » et à la socialisation des natures nationales française, canadienne et éthiopienne. Dans un premier chapitre, nous définissons notre cadre d’analyse en présentant le parc national comme un objet d’étude conceptuel et contextuel. Fait de nature et de culture, de territoire et d’identité, de paysage et de nation, un parc permet la concrétisation de l’imaginaire national autant que l’intégration nationale des différences. Le Canada y voit un moyen de dépasser la dualité des pouvoirs canadien et québécois, l’Éthiopie de promouvoir la nationalisation des territoires et la France de soutenir la patrimonialisation de l’espace local républicain. Notre première partie considère la façon dont les États canadien, éthiopien et français s’efforcent, depuis les années soixante, de façonner le parc national. Le second chapitre s’intéresse au façonnement organisationnel de la nature. À Forillon, dans le Sem n et dans les Cévennes, les pouvoirs publics s’investissent dans la 30 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Union Générale d’Éditions, 1980, tome I, p. 24. Edgar Morin, La méthode, Paris, Seuil, 2001, tome 5 L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, p. 46. 31 20 mise en forme et la mise aux normes de l’espace-parc. En ordonnant la gestion écologique d’un territoire qu’ils bornent et réglementent, ils donnent à la nature une existence légale. Les gestionnaires des parcs agissent cependant sur des espaces humanisés. Aussi, dans les Cévennes réticentes aux autorités centrales comme dans la Gaspésie québécoise et le Sem n épisodiquement irrédent, les parcs nationaux s’inscrivent dans une dialectique institutionnelle conflictuelle. Cette dialectique renvoie à la fonction même des espaces-parcs, fabriqués pour signifier la nation dont ils procèdent. Le troisième chapitre vise à démontrer qu’en façonnant la matérialité du territoire, l’État protège, restaure et réintroduit ce qu’il estime relever de la nature tandis qu’il instrumentalise ou élimine les éléments qui doivent continuer, ou non, à relever de la culture. Ainsi, au-delà des contextes, un parc national est toujours le produit d’une culture nationale de la nature. Focalisé sur le façonnement symbolique de l’espace, le quatrième chapitre indique que ce processus n’a de sens qu’en tant qu’il sert à publiciser un certain paysage. Par la nationalisation de la nature cévenole, la France invente un territoire nostalgique, artefact d’une ruralité nationale pluriséculaire. Par la naturalisation de la presqu’île de Forillon, le Canada s’ingénie pour sa part à faire croire en un espace atemporel naturellement national. L’Éthiopie fait quant à elle du Simien Mountains un espace inter-national. N’ayant de national que sa qualité internationale, le parc permet, sinon d’exalter la fierté éthiopienne, au moins d’affirmer la qualité nationale de l’État qui en assure la gestion. Notre seconde partie s’intéresse aux tensions qui se cachent derrière l’apparente naturalité de ces paysages. Espaces écologiques et politiques, les parcs sont aussi des territoires polysémiques et polémiques nés de l’imposition locale d’un pouvoir national. Le cinquième chapitre retrace les contradictions qui jalonnent l’histoire des parcs des Cévennes, de Forillon et du Sem n. Depuis les années soixante, leurs responsables œuvrent tout à la fois à la consommation touristique d’une nature nationale protégée et au développement économique d’un espace local supposé rester préservé. Territoires incertains naviguant entre les temps immuables et dynamiques de la nature et des hommes qui les occupent, espaces de vie et de visite où les aspirations du public extérieur l’emportent sur celles des hommes de l’intérieur, les parcs nationaux évoluent alors au gré d’une perpétuelle négociation écologique, économique et touristique. 21 Le sixième chapitre signale la façon dont cette négociation contribue aux processus contemporains de constructions nationales. Au cours du premier vingtième siècle, le Canada mobilise la nature en tant que symbole national apolitique, l’Éthiopie se dote d’un patrimoine monumental afin de se tailler une place honorable à la table des puissances occidentales, et la France protège certains éléments naturels pour renforcer les contours de la nation-patrimoine. Puis, durant le second vingtième siècle, le métarécit naturel et national trouve sa cohérence. L’État canadien cherche à effacer l’anthropisation du parc Forillon au nom d’une nation naturelle qui transcende un passé conflictuel, le pouvoir éthiopien défend un idéal naturel occidental afin d’exister nationalement sur la scène internationale comme sur son territoire et, en Cévennes, les autorités centrales travaillent à l’élaboration d’une nature paysanne emblématique d’une nation-mémoire en perte de repères. Le septième chapitre montre enfin comment les parcs nationaux deviennent le lieu d’une lutte paysagère permanente. La rencontre d’une éthique occidentale éco-raciste et d’un pouvoir nationaliste autoritaire légitime dans le Sem n la pénalisation des populations qui dégraderaient un territoire naturel. Dans les Cévennes, les résidents du parc font face à une administration selon laquelle leur existence doit se conformer à un mode de vie révolu. À Forillon, finalement, les communautés environnantes doivent accepter le fait qu’elles n’ont pas leur place dans l’espace écologique de la nation. Les populations faisant toutefois sans cesse valoir leur droit au territoire, les parcs nationaux apparaissent le lieu d’une violence concrète et symbolique exercée, par l’État, au nom d’un idéal national de nature. 22 Planche cartographique n°1. L’Établissement Public « Parc national des Cévennes » 23 24 Planche cartographique n°2. Au Québec, le parc national canadien de Forillon 25 26 Planche cartographique n°3. Le Simien Mountains National Park en Éthiopie 27 28 Chapitre 1. Faire du « parc national » un objet d’étude historique Because parks are supposed to be, but aren’t, the antithesis of how nature is treated in the rest of society, they end up being very clear expressions of that society1. Alan MacEachern Par définition, le parc national désigne une portion de territoire que des pouvoirs publics institutionnalisent comme patrimoine dédié à la conservation de la nature. Dans le cadre de ce chapitre qui vise à baliser notre recherche, nous envisageons le parc national en tant qu’objet générique et historique. Nous expliciterons d’abord la façon dont les parcs s’avèrent à la fois instruments et révélateurs de logiques identitaires nationales. Si cette hypothèse s’appuie sur des travaux relatifs à l’Amérique, à l’Europe et à l’Afrique, nous mettrons exclusivement en avant les cas canadien, français et éthiopien. Une présentation de ces trois contextes nationaux nous permettra ensuite d’identifier, au travers des parcs de Forillon, du Simien Mountains et des Cévennes, une évolution concomitante des processus d’élaboration de la narration et de la nature nationales propres à chacun des cas à l’étude. L’analyse des similitudes et différences qui se dessinent entre ces espaces légitimera enfin notre tentative d’histoire comparée. Par le prisme du façonnement des parcs nationaux, il s’agit de saisir les spécificités des contextes historiques en jeu et, à terme, de dégager des généralités théoriques quant aux réalités contemporaines de la nature et de la nation. 1.1. Le parc national : un espace naturel, un espace conceptuel Empirique ou théorique, la littérature relative aux parcs nationaux indique qu’ils constituent un environnement façonné par la société, à la fois espace naturel et culturel, territoire investi par diverses logiques identitaires et paysage érigé au rang de patrimoine national. Si ces trois dimensions sont bien souvent mises en relation, nous définissons ici le parc national comme étant précisément le produit conceptuel de leur entremêlement. De la nature à la culture, du territoire à l’identité et du paysage à la nation, se dessine la socialité d’un parc national. 1 Alan MacEachern, « Writing the History of Canadian Parks: Past, Present, and Future », Paper Commissioned for Canadian Parks for Tomorrow: 40th Anniversary Conference, Calgary, University of Calgary, 2008, p. 7 (https://dspace.ucalgary.ca/handle/1880/46876, consulté le 8 septembre 2011). 29 1.1.1. Entre nature et culture Définir ce qu’est la nature constitue l’un des débats majeurs qu’entretiennent les praticiens de l’histoire environnementale2. Ces historiens ont notamment démontré que les espaces dits « naturels » résultaient de constructions socioculturelles élaborées par leurs gestionnaires au point que « les paysages que nous croyons les plus exempts d’intervention culturelle se révèlent parfois à la réflexion ceux qui en sont le plus produits3 ». Les travaux relatifs à la wilderness sont à ce titre exemplaires. Définie comme vierge et sauvage, comme « une île dans la mer polluée de la modernité urbaine », la wilderness désigne en réalité une création humaine reflet de nos désirs4. Aussi malléables que puissent être les représentations de la nature, il est pour autant des « paramètres géographiques “externes” qui contraignent et concentrent les énergies créatives5 ». Cette reconnaissance du milieu en tant qu’agent historique amène certains auteurs à distinguer l’environnement de la nature. Selon Ellen Stroud, tandis que le premier renverrait à une réalité matérielle associée à une série de constructions sociales, la seconde, « more grounded », renverrait aux composantes matérielles, biologiques et écologiques du dit environnement. L’historienne estime dès lors nécessaire d’étudier les parcs nationaux non pas à travers leur développement historique, mais en se demandant « comment changer, en se concentrant sur l’histoire du dirt, des populations animales, des arbres, de l’eau, notre compréhension des parcs6 ». Indépendamment des focales adoptées, naturalistes ou culturalistes7, retenons ici qu’il importe d’appréhender les parcs en saisissant préalablement les processus culturels par lesquels ils sont définis, en fonction du milieu en jeu, comme naturels8. 2 Voir notamment : John R. McNeill, « Observation on the Nature and Culture of Environmental History », History and Theory vol.42 n°4, 2003, p. 5-43. 3 Simon Schama, Le paysage et la mémoire, trad. de l’angl. par Josée Kamoun, Paris, Seuil, 1999, p. 16. 4 William Cronon, « The Trouble with Wilderness: Or, Getting Back to the Wrong Nature», Environmental History vol.1 n°1, 1996, p. 7. La traduction est de notre fait. 5 Eric Kaufmann, « "Naturalizing the Nation": The Rise of Naturalistic Nationalism in the United States and Canada », Comparative Studies in Society and History vol.40 n°4, 1998, p. 691. La traduction est de notre fait. 6 Ellen Stroud, « Does nature always matter? Following dirt through history », History and Theory vol.42 n°4, 2003, p. 80. La traduction est de notre fait. 7 Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales. Histoire, Sciences Sociales vol.57 n°1, 2002, p. 16. 8 Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 5. 30 Plusieurs travaux adoptent cette démarche afin de retracer la façon dont l’environnement nord-américain fut « renaturalisé » en fonction d’un idéal de nature vierge et sauvage9. Dans son étude de la mise en place, au Québec, du parc national de la Mauricie, Olivier Craig-Dupont montre par exemple comment l’agence Parcs Canada10 recourt à l’écologie scientifique pour transformer les paysages humanisés de la région. Elle promeut dans cet espace alors industriel, forestier et récréatif, avec ses clubs de chasse et de pêche, les beautés naturelles du territoire, et y aménage les espaces jugés incompatibles avec cette vision. Le façonnement d’un paysage qui soit en adéquation avec celle-ci passe donc par une réinterprétation scientifique du territoire11. En un processus opposé, la nature peut tout autant être travaillée en tant que produit de l’occupation humaine. C’est notamment le cas en France où la législation indique qu’il n’existe plus d’espaces vierges d’occupation humaine12. Selon cette logique, les parcs nationaux sont définis comme des territoires comprenant à la fois un biotope riche et diversifié, des activités telles que la transhumance et la production artisanale ainsi que diverses traces d’anthropisation allant des drailles pyrénéennes aux hameaux cévenols. La nature est ici envisagée en tant que symbole d’une occupation pluriséculaire du territoire13. Le continent africain révèle enfin une nature pensée en tant que reliquat d’un Éden en voie de dégradation. Sa définition renvoie à ces « received wisdom […], set of powerful, widely perceived images of environmental change. They include overgrazing […], desertification […], woodfuel crisis […], removal of once-pristine forest […], soil erosion […]14 ». Aussi erronées soient-elles15, mais allant de pair avec les financements 9 Roch Samson, « Nature et culture dans les parcs nationaux. Reconnaître les liens », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 194. 10 L’agence responsable des parcs nationaux change de noms à plusieurs reprises depuis la création de la Direction des parcs fédéraux en 1911. L’État fédéral la baptise « Parcs Canada » en 1973 et c’est cette appellation que l’on emploiera bien souvent au cours de cette recherche. 11 Olivier Craig-Dupont, « Hunting, Timber Harvesting, and Precambrian Beauties: The Scientific Reinterpretation of La Mauricie National Park’s Landscape History, 1969-1975 », in Claire Elizabeth Campbell (dir.), A Century of Parks Canada, 1911-2011, Calgary, University of Calgary Press, 2011, Canadian History and Environment Series, p. 179-204. 12 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 1. 13 Isaac Chiva, Une politique pour le patrimoine culturel rural, Paris, ministère de la Culture, 1994, p. 20. 14 Melissa Leach et Robin Mearns, « Challenging Received Wisdom in Africa », in Id. (dir.), The Lie of the Land, Londres, The International African Institute, 1996, coll. « African Issues », p. 1. 15 Richard Bell, « Conservation with a human face: conflict and reconciliation in African land use planning », in David Anderson et Richard Grove (dir.), Conservation in Africa. People, policies and practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 88-90. 31 de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature ou du Fonds Mondial pour l’Environnement onusien, ces considérations occidentales président depuis les années soixante à la préservation de l’environnement en Afrique16. Dans sa dimension la plus large, notre approche se veut résolument culturelle, au sens d’une histoire sociale des représentations où la culture désigne cet « ensemble des représentations collectives propres à une société17 ». Notre projet de recherche vise plus particulièrement à saisir dans cet espace-parc institutionnalisé par la puissance publique la façon dont « l’environnement – réel et idéel – est constamment négocié et reconstruit18 ». Il est pour cela indispensable d’apprécier la façon dont le pouvoir opère à travers et sur les paysages19. Notre analyse doit insister sur le pouvoir étatique, instance de l’autorité politique usant de procédés coercitifs, rhétoriques et symboliques afin de « créer, entretenir ou renforcer le lien social20 ». 1.1.2. Entre territoire et identité L’analyse du processus étatique de « paysagement21 » conduit d’abord à envisager les parcs nationaux en tant que territoires investis par diverses logiques identitaires. Incarnation spatiale d’un sentiment identitaire, le territoire communautaire peut intervenir en tant que ciment matériel, et idéel, de la dite communauté22. Si l’identité territoriale relève de l’individu (elle est avant tout personnelle et relative à un petit espace et, par conséquent, différente pour chacun)23, le territoire demeure néanmoins support et producteur d’identités collectives. Seulement, il importe de prendre en compte 16 Kenneth Iain MacDonald, « Global hunting grounds: power, scale and ecology in the negociation of conservation », Cultural geographies n°12, 2005, p. 259. 17 Pascal Ory, « L’histoire culturelle de la France contemporaine. Question et questionnement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire n°16, 1987, p. 68. 18 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature : l’histoire environnementale de l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 7. 19 Ted Steinberg, « Down to Earth: Nature, Agency and Power in History », American Historical Review vol.107 n°3, 2002, p. 803. 20 Pascal Ory, « L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°47-3, 2000, p. 525-526. 21 Serge Briffaud, « Histoire et culture du paysage. Une problématique », Sources. Travaux Historiques n°33, 1993, p. 87. 22 Chantal Blanc-Pamard et Laurence Quinty-Bourgeois, « Introduction », in Joël Bonnemaison, Luc Cambrézy et Laurence Quinty-Bourgeois (dir.), Le territoire, lien ou frontière ?, Paris, L’Harmattan, 1999, coll. « Géographies et cultures », tome 1 Les territoires de l’identité, p. 12. 23 France Guérin-Pace et Yves Guermond, « Identité et rapport au territoire », Espace géographique tome 35 n°4, 2006, p. 28. 32 l’existence de deux territorialités : « une territorialité par la base, vécue et émotionnelle ; une territorialité par le haut, plus abstraite, d’essence idéologique et politique24 ». La compréhension d’une construction territoriale collective nécessite dès lors d’envisager le passage de territoires identitaires (appartenance géographique comme facteur individuel de construction identitaire) aux identités territoriales (facteur collectif de construction identitaire)25. Dans le cas des parcs nationaux, c’est notamment le cadre de la construction territoriale nationale qui est en jeu. Favorisant l’intégration matérielle et symbolique des populations dans la communauté nationale, les parcs semblent en effet produits et instruments d’un double processus de nationalisation du territoire et de naturalisation de l’identité nationale. En premier lieu, les parcs nationaux participent de cette construction territoriale par laquelle un pouvoir étatique cherche à affecter et à contrôler les hommes, les phénomènes et les relations26. Car bien souvent et en bien des lieux, les autorités nationales se servent des parcs pour renforcer leur emprise territoriale. Dans des cas relativement extrêmes, les parcs s’inscrivent dans des conflits territoriaux au cours desquels un groupe tente d’effacer toute trace, dans l’espace et dans le temps, d’un ou de plusieurs groupes rivaux27. En d’autres cas, les parcs s’avèrent un instrument de contrôle des populations pour l’État responsable, ces derniers lui permettant d’affirmer et de pérenniser sa présence en des espaces peu ou pas encore totalement maîtrisés28. Plus généralement, par l’implantation de services administratifs centralisés et par le monopole de l’organisation des flux touristiques, les institutions étatiques peuvent ensuite employer les parcs comme outils d’intégration territoriale29. Ainsi, au-delà de modalités et de temporalités diverses, les trois États ici étudiés usent des parcs pour 24 Guy Di Méo, cité par Yves Guermond, « L’identité territoriale : l’ambiguïté d’un concept géographique », Espace géographique tome 35 n°4, 2006, p. 292. 25 France Guérin-Pace, « Sentiment d’appartenance et territoires identitaires », Espace géographique tome 35 n°4, 2006, p. 308. 26 Robert David Sack, Human territoriality. Its theory and history, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, coll. « Studies in Historical Geography », p. 19. 27 Christine Pirinoli, « Effacer la Palestine pour construire Israël », Études rurales n°173-174, 2005, p. 67. 28 Roderick P. Neumann, « Political ecology of wildlife conservation in the Mt. Meru area of northeast Tanzania », Land Degradation & Rehabilitation vol.3, 1992, p. 85. 29 Christophe Grenier, « La patrimonialisation comme mode d’adaptation géographique. Galápagos et île de Pâques », in Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et Bernard Roussel (dir.), Patrimoines naturels au Sud. Territoires, identités et stratégies locales, Paris, IRD Éditions, 2005, coll. « Colloques et séminaires », p. 477-509. 33 apposer leur marque sur l’espace dont ils ont la charge. Comme les parcs états-uniens, les premiers parcs nationaux canadiens répondent à des préoccupations à la fois préservationnistes et politiques30. L’objectif annoncé est bien la sauvegarde de la nature sauvage, mais l’établissement des parcs sert aussi au contrôle et à l’assimilation des sociétés « aborigènes31 ». C’est d’ailleurs dans une logique relativement similaire que la Troisième République française initie dès ses débuts une politique intensive de reboisement des espaces montagnards. En Cévennes comme dans les Alpes32, régions de communautés de pasteurs-cultivateurs, l’État central mène une « véritable guerre de l’arbre » afin d’accélérer « la républicanisation des villages de montagne », laquelle s’achève avec la création, dans les années soixante, des premiers parcs nationaux33. S’il existe enfin peu d’études relatives à l’instrumentalisation nationale du patrimoine naturel en Éthiopie, Melesse Getu a récemment explicité les objectifs réels de l’implantation du parc national de Nech Sar. Mis en place dans les années soixante en région Oromo34, au sud, le parc fut un moyen d’expulser les populations d’un espace dont elles revendiquaient le contrôle et, à terme, la souveraineté35. En second lieu, dans une acception plus symbolique, les parcs accompagnent une autre modalité des constructions territoriales, à savoir l’intégration des populations dans l’imaginaire national36. Légitimer cette hypothèse passe d’abord par l’acceptation des parcs en tant que patrimoines ou, plus précisément, en tant que territoires-patrimoines. Construit social trouvant son origine dans l’affirmation des identités collectives, le patrimoine qui résulte de l’action du pouvoir est érigé en symbole de l’unité et de la 30 Liba Taub, « Preserving nature? Ecology, tourism and other themes in the national parks », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences n°37, 2006, p. 603. 31 Theodore Binnema et Melanie Niemi, « "Let the Line Be Drawn Now": Wilderness, Conservation, and the Exclusion of Aboriginal People from Banff National Park in Canada », Environmental History vol.11 n°4, 2006, p. 724-750. La traduction est de notre fait. 32 Raphaël Larrère, André Brun et Bernard Kalaora, « Les reboisements en montagne depuis l’Empire », Actes du symposium international d’histoire forestière. Nancy, 24-28 septembre 1979, Nancy, École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, 1982, tome I, p. 256. 33 Pierre Cornu, « Déprise agraire et reboisement. Le cas des Cévennes (1860-1970) », Histoire & Sociétés Rurales n°20, 2003, p. 181. 34 Premier groupe ethno-linguistique du pays en termes démographiques, les Oromo sont aux XIXe et XXe siècles les principales cibles de l’imposition étatique de la culture amharo-tigréenne caractéristique des élites sociales et politiques dominantes. 35 Melesse Getu, « Planning Resettlement in Ethiopia. The Experience of the Guji Oromo & the Nech Sar National Parks », in Alula Pankhurst et François Piguet (dir.), Moving People in Ethiopia. Development, Displacement & the State, Rochester, James Currey, 2009, coll. « Eastern African Studies », p. 94-98. 36 Philippe Gervais-Lambony, « De l’usage de la notion d’identité en géographie. Réflexions à partir d’exemples sud-africains », Annales de Géographie n°638-639, 2004, p. 473. 34 fierté de la nation37. Le pouvoir national recourt si souvent au patrimoine car il lui permet « de se maintenir contre le temps » : comme les monuments et artefacts du passé conservés pour les générations futures, la nation patrimonialisée existait, existe et existera38. La réussite d’une telle entreprise est d’autant plus probable lorsqu’il est question du patrimoine territorial, « patrimoine de tous les patrimoines39 ». Une fois l’espace mis en patrimoine, c'est-à-dire une fois l’identité du groupe agissant enracinée dans cette portion d’espace à préserver40, c’est le territoire et l’identité qui lui est associée qui paraissent traverser le temps sans en subir les effets. Au-delà d’une entreprise étatique de nationalisation des populations, les parcs, en tant qu’espaces voués à la transmission intergénérationnelle de la nature, peuvent servir à ancrer l’identité de la communauté nationale dans le temps et dans le sol. Eric Kaufmann évoque à ce propos un processus de « naturalisation de la nation » aux États-Unis et au Canada. Face au sentiment d’insécurité que générerait leur manque de passé, ces deux États ont selon lui façonné la nation à l’image de la nature. Par la protection d’une nature vierge et millénaire, avec l’éventuel effacement préalable de toute trace d’occupation humaine, la nation devient elle-même une donnée naturelle atemporelle, allant de soi41. La préservation de la nature fait ainsi du territoire canadien une entité originelle dépassant les spécificités de chaque province42, tandis qu’elle réaffirme aux États-Unis le mythe d’un continent vierge que le peuple américain a su domestiquer et peupler43. En Europe, nombre d’espaces naturels sont également patrimonialisés afin de promouvoir une identité nationale. À partir du XIX e siècle, plusieurs États mettent en place un programme d’éducation collective au travers duquel la population apprend que le respect et l’amour de la nature constituent un devoir 37 Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1996, p. 88. Paul Ricœur, « Vulnérabilité de la mémoire », in Jacques Le Goff (dir.), Patrimoine et passions identitaires, Paris, Fayard - Éditions du patrimoine, 1998, p. 31. 39 Jacques Beauchard, « Patrimoine territorial et espace public », in Maria Gravari-Barbas (dir.), Habiter le patrimoine : enjeux, approches, vécu, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, coll. « Géographie sociale », p. 3. 40 Marie-Christine Cormier-Salem et Bernard Roussel, « Introduction », in Marie-Christine CormierSalem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et Bernard Roussel (dir.), Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux, Paris, IRD Éditions, 2002, coll. « Colloques et séminaires », p. 23. 41 Eric Kaufmann, op. cit., p. 666. 42 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 40. 43 Mark Spence, « Dispossessing the Wilderness: Yosemite Indians and the National Park Ideal, 18641930 », The Pacific Historical Review vol.65 n°1, 1996, p. 58. 38 35 national44. Le cas suédois est à cet égard exemplaire. En associant la nature à des espaces vierges reflets de l’origine, du lieu de naissance des individus et par là de la nation, les parcs sont devenus les symboles naturels de la continuité nationale. À tel point qu’aujourd’hui encore, les autorités responsables qualifient explicitement les parcs d’« objets pour le patriotisme45 ». En Afrique aussi, au-delà de la perspective d’un patrimoine à vocation universelle, nombre d’institutions nationales œuvrent à la constitution d’une identité commune46. Il est ici significatif que l’État malgache, signataire africain du plus grand nombre de conventions internationales de protection de la biodiversité, fasse du patrimoine naturel le premier ciment matériel et symbolique de la nation. Financée par diverses institutions transnationales, la mise en place de parcs nationaux lui permet depuis les années soixante de délégitimer le patrimoine local, tout en constituant un réseau national de zones protégées symbole de la naturalité de l’île, et de l’identité nationale47. Que l’on se focalise sur l’Europe, l’Amérique du Nord ou l’Afrique, la formulation d’un discours sur la nature combiné à une action sur le territoire semble à la fois instrument et reflet du processus d’élaboration de l’identité nationale. Pour cette raison, bien que la notion d’identité génère parfois davantage de confusion intellectuelle que de sens, nous choisissons de la conserver en tant qu’« outil de lecture du “réel”48 ». Parce qu’un concept n’existe et ne se définit qu’en rapport avec d’autres concepts49, nous mobilisons dans cette recherche l’identité et le territoire. Deux géographes nous renseignent sur cette association. Reprenant l’approche sociologique selon laquelle les identités personnelles et sociales s’élaborent par une réciproque appropriation et projection des attributs de l’une sur l’autre, Guy Di Méo estime que c’est l’interaction constante entre identité individuelle et identité collective qui fonde la personnification 44 Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales. Europe XVIIIème- XXème siècle, Paris, Seuil, 2001, coll. « Points Histoire », p. 253. 45 Tom Mels, « Nature, home, and scenery: the official spatialities of Swedish national parks », Environment and Planning D: Society and Space vol.20, 2002, p. 136-138. La traduction est de notre fait. 46 Alain Sinou, « Dispositifs et enjeux du processus de mondialisation du patrimoine bâti », Paris, Université Paris 8, 2001, thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches de géographie, p. 16. 47 Sophie Goedefroit, « Stratégies patrimoniales au paradis de la nature », in Marie-Christine CormierSalem et al. (dir.), Patrimonialiser la nature tropicale…, op. cit., p. 136-137. 48 Thierry Nootens, « Un individu "éclaté" à la dérive sur une mer de "sens" ? Une critique du concept d’identité », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.62 n°1, 2008, p. 36. 49 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, coll. « Bibliothèque des Histoires », p. 533. 36 des communautés et des espaces. La France est une personne, disait Michelet : le groupe est personnifié et l’individu enclin à s’identifier à ce groupe50. Mais pour cela, c'est-àdire pour que s’effectue ce passage de la territorialité individuelle au territoire collectif, un discours est nécessaire. Philippe Gervais-Lambony définit à ce propos le territoire comme « un idéal d’habiter social et spirituel », un « modèle d’inscription immédiate » au monde et à la société. Ce territoire social paradigmatique, explique-t-il, est rendu intelligible par une « narration qui offre aux hommes une mise en cohérence de leur monde » et qui leur permet de s’identifier comme membre à part entière de leur société51. Voilà pourquoi nous croyons pertinent de conserver l’identité au cœur de notre cadre conceptuel. C’est le pouvoir politique qui propose ce territoire identitaire de référence aux individus et qui cherche à transcender les divisions sociales, par le biais d’un discours « qui établit et rend convaincante l’adhésion à une identité spatiale52 ». En termes génériques, disons qu’une construction territoriale collective s’effectue par la mise en relation d’un discours avec une portion d’espace. En ce qui nous concerne, il s’agit à petite échelle de la mise en récit de la nation. À grande échelle, il s’agit du discours paysager que véhicule le parc national. 1.1.3. Entre paysage et nation Parmi les déclinaisons possibles de la narration nationale se trouve le paysage. Celui-ci renvoyant à une lecture de l’espace propre à l’« outillage mental » de tout un chacun, il existe autant de paysages que d’individus53. Toutefois, lorsqu’il est question de son institutionnalisation, seule sera préservée la lecture de l’espace des décideurs et aménageurs54. C’est en élaborant et en véhiculant certaines représentations de la nature, c'est-à-dire certains paysages, que les autorités étatiques peuvent former le regard des populations et faire de la nature un vecteur de l’unification nationale55. 50 Guy Di Méo, « L’identité : une médiation essentielle du rapport espace / société », Géocarrefour vol.77 n°2, 2002, p. 176-177. 51 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins. 4 villes africaines, Paris, Belin, 2003, coll. « Mappemonde », p. 88. 52 Ibid. p. 99. 53 Françoise Dubost, « La problématique du paysage. État des lieux », Études rurales n°121-122-123-124 « De l’agricole au paysage », 1991, p. 223-224. 54 Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Éd. Textuel, 2001, p. 53. 55 Anne-Marie Thiesse, op. cit., p. 253. 37 Le continent européen est un juste révélateur de la façon dont les identités nationales s’appuient sur « la mystique d’une tradition du paysage spécifique56 ». Retraçant les étapes d’une idéologisation de la nature au cours du XIX e siècle, François Walter montre que les pouvoirs politiques investissent le paysage par un discours « esthético-patriotique » afin d’articuler le particulier et l’universel, l’Heimat (petite patrie) et le Vaterland (grande patrie). À terme, ce processus qui croise « spatialité et discursivité » permet aux individus d’expérimenter, par le paysage, le sentiment national57. Bien qu’aucun historien n’ait encore analysé les parcs nationaux français dans un tel rapport à l’identité, nous pensons qu’ils ne font pas exception. André Micoud associe d’ailleurs la création des Parcs Naturels Régionaux en 1967 à un processus étatique faisant du patrimoine rural un collectif national, et de la gestion patrimoniale des milieux un substitut à la défense patriotique du territoire58. Animés d’une perception selon laquelle « l’âme du Canada » réside dans l’immensité et la virginité de la nature, les responsables de l’agence Parcs Canada élaborent également une forme de nationalisme naturaliste59. À l’aide d’un protocole d’action qui se définit et s’affirme au XX e siècle (appropriation, aménagement et réinterprétation écologique du territoire), l’institution entend promouvoir une relation naturelle entre la communauté nationale et ses parcs nationaux et, de fait, rattacher la première au réseau fédéral formé par les seconds60. Depuis maintenant cent ans, l’agence œuvre ainsi à convaincre les Canadiens que c’est dans leurs parcs nationaux que réside « the true wealth of a kingdom61 ». Sur le continent africain, si la période coloniale est l’objet de nombreuses études de cas relatives aux politiques de conservation et de domination européennes62, celles portant sur l’utilisation identitaire endogène de la nature se font plus rares. Les travaux portant 56 Simon Schama, op. cit., p. 22. François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, Éditions EHESS, 2004, p. 147. 58 André Micoud, « Des patrimoines aux territoires durables. Ethnologie et écologie dans les campagnes françaises », Ethnologie française tome 37 vol.2, 2004, p. 16-18. 59 Eric Kaufmann, op. cit., p. 683. L’association entre la nature et « l’âme du Canada » est une reprise, par l’auteur, de la thèse développée par Arthur Lower dans son ouvrage Forest: Heart of Nation, paru en 1963. 60 Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 19201960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 33. 61 Claire Elizabeth Campbell, « Governing a Kingdom: Parks Canada », in Id. (dir.), op. cit., p. 1-21. 62 Ute Luig et Achim Von Oppen, « Landscape in Africa: Process and Vision. An Introductory Essay », in Id. (dir.), Paideuma n°43 « Making the African Landscapes », 1997, p. 7-45. 57 38 sur l’Afrique du Sud offrent néanmoins une intéressante mise en perspective. Politisée au point d’être consubstantielle à tout projet social, la nature y sert de légitimation aux réformes politiques successivement entreprises63. L’environnement y est d’abord une base matérielle de la domination des populations indigènes, l’établissement de réserves de faune permettant à l’administration coloniale de s’arroger les droits de propriété foncière et le monopole des ressources environnantes64. Par la suite, la protection de la nature véhicule un idéal paysager qui appuie les politiques raciales : la ségrégation avec les Anglais et le modèle romantique d’un paysage conservé par les colons, l’apartheid avec les Afrikaaners et la nature sauvage domestiquée par les Blancs qui en ont, à ce titre, l’accès exclusif et excluant65. Assez logiquement, la restitution de terres aux expropriés des zones protégées est mise en avant, depuis 1991, comme symbole de la réconciliation nationale66. Nous envisageons le discours paysager comme l’une des réponses que les autorités étatiques formulent au cours de leur recherche perpétuelle, mais évolutive, de mise en cohérence de la narration nationale. À cette recherche historique correspond une toute aussi incontournable interrogation historiographique. Les multiples débats qui entourent la définition de la nation semblent achopper sur la question de l’origine du processus : est-ce le nationalisme qui invente les nations ou, au contraire, les nations qui inventent le nationalisme ? En d’autres termes, il s’agit de déterminer si la nation est identitaire ou civique, à savoir si c’est une identité commune à plusieurs groupes ou seulement une volonté d’union politique qui est à la base du regroupement national. Trois familles conceptuelles se dessinent. Pour certains, le nationalisme invente la nation – la nation est donc identitaire. Les théories formulées par Eric Hobsbawm67 et Benedict Anderson, selon lequel la nation est « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme 63 Frédéric Giraut, Sylvain Guyot et Myriam Houssay-Holzschuch, « La nature, les territoires et le politique en Afrique du Sud », Annales. Histoire, Sciences Sociales vol.60 n°4, 2005, p. 714. 64 Nancy J. Jacobs, Environment, Power, and Injustice, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 219. 65 David Bunn, « An Unnatural State. Tourism, Water & Wildlife Photography in the Early Kruger National Park », in William Beinart et Joann McGregor (dir.), Social History & African Environments, Oxford, James Currey, 2003, p. 199-220. 66 Jane Carruthers, « “South Africa: A World in One country”: Land Restitution in National Parks and Protected Areas », Conservation and Society vol.5 n°3, 2007, p. 292-306. 67 Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, trad. de l’angl. par Dominique Peters, Paris, Gallimard, 1992, coll. « Folio Histoire », 371 p. 39 intrinsèquement limitée et souveraine68 », s’inscrivent dans cette catégorie. Pour d’autres, le nationalisme et la nation émergent en une progression simultanée – la nation est alors identitaire puis civique. Anthony Smith69 et Ernest Gellner sont à ce propos les plus représentatifs, le dernier considérant que l’État fournit un toit politique à une culture qu’il homogénéisera par la transformation des cultures préexistantes70. Enfin, à l’instar de Dominique Schnapper, certains envisagent la nation comme l’aboutissement d’un projet politique qui peut fort bien se passer du nationalisme71. Afin d’en faire un concept qui aide à la saisie du réel plus qu’il ne la freine, nous considérons que si la nation est bien une invention associée à une réinterprétation de la réalité72, son existence dépasse de loin le seul domaine de l’imaginaire. Elle est fonction des « degrés de concrétude que [l’imaginaire] acquiert et qui dépendent des rapports de pouvoir73 ». Ceci établi, nous estimons pertinent de conserver la notion de communauté imaginée définie par Anderson pour formuler deux hypothèses. D’une part, plus encore qu’une construction sociopolitique, nous envisageons la nation comme un projet à réaliser. À la manière du territoire paradigmatique, elle est un idéal de communauté imaginée limitée et souveraine, à laquelle l’ensemble d’une population s’identifierait et au sein de laquelle peuvent exister d’autres communautés, à condition toutefois que ces communautés se perçoivent comme culturelles, et non comme nationales. D’autre part, la pérennité de la nation semble dépendre de sa personnification en un État qui en définisse les contours matériels et idéels. Cette tâche est fonction de la capacité de la puissance publique à dépasser deux obstacles majeurs : la perméabilité de la frontière entre identités nationale et culturelle et la coexistence au sein de la nation de plusieurs territoires d’appartenance potentiellement revendiqués comme limités, voire souverains. En tant que territoire discursif reflétant et guidant cette poursuite de cohérence et d’unité, le parc national apparaît tout à la fois moyen de concrétisation de l’imaginaire national et moyen d’intégration nationale des différences. Qu’il s’agisse du Simien 68 Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996, p. 19. 69 Anthony D. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Oxford, Basil Blackwell, 1986, 312 p. 70 Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Oxford, Basil Blackwell, 1983, 152 p. 71 Dominique Schnapper, La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991, 337 p. 72 Eric Hobsbawm, op. cit., p. 27. 73 Christine Chivallon, « Retour sur la “communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », Raisons politiques n°27 vol.3, 2007, p. 158. 40 Mountains National Park dans l’État-Région Amhara, du parc Forillon dans la province de Québec, ou des Cévennes dans le sud-est français, le discours paysager permet à l’État de « faire exister une expérience collective » et d’« enraciner les individus dans le territoire74 ». En cela, nous définissons les parcs nationaux comme des espaces discursifs pouvant d’eux-mêmes appuyer un sentiment d’appartenance collectif. Les parcs sont des espaces où « le discours verbal ne [fait] qu’accompagner de façon secondaire ce dispositif matériel suffisamment puissant en lui-même pour se passer des mots75 ». En ce qui concerne les mécanismes de diffusion et d’adhésion relatifs à ces territoires discursifs, nous considérons les parcs comme instruments d’une lutte politique. Toute définition d’un territoire, qu’il soit politique, ethnique ou naturel, s’inscrit dans une « lutte de pouvoir et d’imposition de normes comme reflets de la réalité76 ». Et si l’exemple africain est peut-être ici le plus significatif, en tant qu’expression d’un « discours foucaldien de dégradation environnementale » imposé à l’ensemble du continent77, les cas nord-américain et européen ne font pas exception. On se situe dans le champ d’une violence parfois ouverte, mais renvoyant toujours « au lieu où le pouvoir s’affirme et s’exerce […] sous sa forme la plus subtile, celle de la violence symbolique comme violence inaperçue78 ». Enfin, en termes chronologiques, bien que la période étudiée soit relativement courte, l’évolution historique des discours nationaux est au cœur de notre démarche. Face à la pluralité des identités territoriales (anciennes ou présentes, locales ou nationales, concrètes ou utopiques) auxquelles les individus peuvent adhérer, il importe que le discours national soit assez cohérent pour continuer d’expliquer la place de l’individu dans la société et, ainsi, éviter une « crise territoriale » au cours de laquelle seraient rejetés le discours et le cadre dominants79. La (re)formulation du discours paysager véhiculé par les parcs nationaux est alors un révélateur, mais aussi un instrument, de l’évolution de la narration nationale. 74 François Walter, op. cit., p. 13. Christine Chivallon, « Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de “Providence” », Annales de Géographie n°638-639, 2004, p. 406. 76 Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation », Actes de la recherche en sciences sociales vol.35, 1980, p. 65. 77 James Fairhead et Melissa Leach, Misreading the African landscape, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 278. La traduction est de notre fait. 78 Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in Id. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, coll. « Libre examen », p. 163. 79 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins…, op. cit., p. 102-104. 75 41 1.2. Le parc, instrument d’appropriation et d’appartenance au territoire national En quoi les parcs nationaux constituent-ils un moyen auquel recourent les États afin que leurs populations se sentent appartenir au territoire national et sentent que ce territoire leur appartient ? Avec cette interrogation pour guider notre recherche, nous concevons le parc comme le produit systématique d’une articulation entre la nature et la culture, le territoire et l’identité, le paysage et la nation. D’une part, la nature renvoie à un ensemble de représentations collectives, c'est-à-dire à une culture, propres aux autorités qui définissent ce qui, en parc national, relève de la nature. Investis par diverses logiques identitaires, les parcs s’inscrivent d’autre part dans le cadre d’une construction territoriale politique, ceux-ci favorisant l’intégration matérielle et symbolique des populations dans la communauté nationale. Par la mise en relation d’un discours, celui de la nation, avec une portion d’espace, celui du parc, l’État élabore finalement un paysage qui concrétise l’imaginaire national. C’est donc l’articulation de ces trois couples conceptuels (nature-culture, territoire-identité, paysage-nation) qui délimite les contours institutionnels, matériels, et idéels des parcs nationaux. La façon dont les pouvoirs publics conduisent ces sélections et (re)constructions d’espaces humanisés mais définis comme naturels nous mènera à interroger les parcs en tant qu’instruments de la promotion d’un sentiment d’appartenance au territoire national. Les raisons qui déterminent la mise en place et l’évolution de ces processus nous conduiront ensuite à interroger les logiques nationales qui orientent la mise en patrimoine de la nature. 1.2.1. Trois États en quête de cohérence nationale Avant d’exposer la façon dont peut être saisi ce comment et ce pourquoi des parcs, il importe de présenter, pour reprendre l’expression de Paul Kopas, les « idées contextualisantes » animant les États qui définissent et redéfinissent « la nature des parcs nationaux80 ». Cette démarche est d’autant plus nécessaire que si les parcs ici comparés s’inscrivent dans des contextes différents, tous trois sont le fait d’autorités étatiques s’efforçant de mettre en cohérence l’ensemble national au nom duquel elles agissent. 80 Paul Kopas, Taking the Air. Ideas and Change in Canada National Parks, Vancouver, University of British Columbia Press, 2007, p. 1. La traduction est de notre fait. 42 Au cours du second vingtième siècle, l’intégration matérielle et symbolique des populations dans un ensemble pancanadien achoppe sur une tension permanente entre les échelons fédéraux et provinciaux du pays. Achevant la « débritannisation » du Canada, les années cinquante et soixante sont celles de l’État-providence et du « nationbuilding ». Par le biais d’une législation sociale, de programmes économiques à frais partagés et d’une « canadianisation » des institutions fédérales81, la communauté nationale que conceptualisent les dirigeants rencontre la communauté sociale désormais bénéficiaire d’une redistribution étatique des ressources82. Si le fédéralisme est ici coopératif, le Québec étant à cette époque considéré comme « une nation au sein de la nation », l’État fédéral adopte cependant une « véritable logique d’État-nation83 ». Cette logique atteint son paroxysme durant les années soixante-dix, période de « réification nationale » allant de pair avec une « attaque [fédérale] contre le provincialisme84 ». En effet, tandis qu’il érige le Canada au rang de « peaceable kingdom » bilingue, multiculturel et garant des libertés individuelles85, l’État fédéral poursuit son effort d’homogénéisation culturelle, économique et sociale des territoires provinciaux86. S’alliant pour la circonstance aux dirigeants québécois revendiquant alors la souveraineté nationale, une majorité de gouvernements provinciaux s’efforce de limiter l’étendue des prérogatives fédérales87. Puis, à la fin des années quatre-vingt, l’affrontement fédéral-provincial se transforme en un « fédéralisme compétitif88 ». D’un côté le gouvernement canadien cherche à maintenir l’unité nationale tout en reconnaissant aux Premières Nations et au Québec un statut symbolique distinct, tandis 81 Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, Montréal, 1986, Boréal Express, tome II Le Québec depuis 1930, p. 356-357. 82 Daniel Béland et André Lecours, « Sub-state nationalism and the welfare state: Québec and Canadian federalism », Nations and Nationalism vol.12 n°1, 2006, p. 77. 83 Jean-François Caron et Guy Laforest, « Canada and Multinational Federalism: From the Spirit of 1982 to Stephen Harper’s Open Federalism », Nationalism & Ethnic Politics vol.15 n°1, 2009, p. 29. La traduction est de notre fait. 84 Robert Bothwell, Canada and Quebec: One country, Two Histories, Vancouver, University of British Columbia Press, 1998, 2nde éd. [1ère éd. 1995], p. 180. La traduction est de notre fait. 85 Ryan Edwardson, Canadian Content. Culture and the Quest for Nationhood, Toronto, University of Toronto Press, 2008, p. 17. 86 Patrick James et Jonathan Krieckhaus, « Canadian Regional Development: The Quest for Convergence », Canadian Journal of Political Science vol.41 n°1, 2008, p. 191. 87 Kenneth McRoberts, Un pays à refaire. L’échec des politiques constitutionnelles canadiennes, trad. de l’angl. par Christiane Teasdale, Montréal, Boréal, 1999, p. 308-312. 88 Garth Stevenson, Unfulfilled Union: Canadian Federalism and National Unity, Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2009, 5ème éd. [1ère éd. 1979], p. 229-230. La traduction est de notre fait. 43 que de l’autre côté, les provinces, Québec en tête, cherchent à bénéficier du système fédéral tout en faisant respecter « their own sense of being a political community within the federation89 ». Bloquée selon certains dans l’opposition entre un « nation-building » canadien anglophone et un « province-building » québécois francophone90, portée selon d’autres par un « État-nations (sic) » dépourvu de cohérence91, si une nouvelle identité nationale est bien en voie d’élaboration depuis les années soixante, elle demeure aujourd’hui encore « a vexing, seemingly unanswerable, project of interrogation92 ». L’histoire éthiopienne contemporaine est également jalonnée par la formulation de discours politiques dont la cohérence se heurte à l’incapacité chronique de fondre en un unique ensemble national une pluralité de communautés sociales et culturelles. Avec Ménélik II (r. 1889-1913) et Hailé Sélassié (r. 1930-1974), la conception d’une monarchie reposant sur un partage des pouvoirs entre l’Empereur et les dirigeants régionaux prend fin93. Adoptant un modèle d’État-nation centralisé similaire à celui ayant cours en France, le premier achève l’unité territoriale de la « Grande Éthiopie94 », tandis que le second la consolide par la mise en place d’un État unitaire fondé sur l’homogénéisation culturelle, avec la langue amharique et la culture chrétienne orthodoxe comme ferments de l’identité nationale95. Arrivés au pouvoir en 1974, les responsables du Därg96 placent l’indivisibilité de la nation, le contrôle étatique des ressources et l’élimination du landlordism au cœur de leur politique nationale : « l’Éthiopie d’abord97 ». Cette combinaison de nationalisme et de socialisme conduit néanmoins à l’enfermement des élites dans un espace discursif dépourvu d’ancrage avec 89 André Lecours et Daniel Béland, « Federalism and Fiscal Policy: The Politics of Equalization in Canada », Publius: The Journal of Federalism vol.40 n°4, 2010, p. 582. 90 Hamish Telford, « The Federal Spending Power in Canada: Nation-Building or Nation-Destroying? », Publius: The Journal of Federalism vol.33 n°1, 2003, p. 43. 91 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 329. 92 Bryan D. Palmer, Canada's 1960s. The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 429. L’auteur dresse ce constat à propos des années deux mille. 93 Bahru Zewde, « Introduction », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), Ethiopia. The Challenge of Democracy from Below, Stockholm, Elanders Gotab, 2002, p. 10. 94 Donald Levine, Greater Ethiopia. The Evolution of a Multiethnic Society, Chicago, University of Chicago Press, 1974, p. 4. La traduction est de notre fait. 95 Alem Habtu, « Ethnic Pluralism as on Organizing Principle of the Ethiopian Federation », Dialectical Anthropology n°28, 2004, p. 99. 96 « Comité » en amharique, le Därg désigne le régime en place de 1974 à 1991. Formé le 28 juin 1974 par des soldats de l’armée nationale, le Därg dépose l’Empereur le 12 septembre (Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 233-234). 97 Ibid., p. 240-245. L’auteur traduit le slogan « Ityopya Teqdäm » par « Ethiopia First ». 44 une réalité marquée par « un véritable déluge de nouveaux discours ethniques98 ». C’est d’ailleurs en plaçant la reconnaissance des groupes ethnolinguistiques au cœur de leur stratégie nationale que les dirigeants du Tigrean Popular Liberation Front, devenu l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front, parviennent au pouvoir en 1991. Logiquement, ils instaurent une République ethno-fédérale99. L’espoir d’unification nationale qui les anime fait néanmoins rapidement face à une « ethnicisation » de la vie politique qu’un fédéralisme centralisateur peine à contenir100. Si une centralisation ancrée plus longuement dans l’histoire distingue la France des deux cas précédents, l’intégration sociale et territoriale des différences n’en constitue pas moins un objectif clef de la narration nationale. Thierry Gasnier démontre que l’espace français s’organise après la Révolution autour de l’indivisibilité et de l’hétérogénéité du territoire, avec l’espace local au cœur de cette opposition. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les particularités locales sont ignorées, en vain. Aussi, au début du XXe siècle, l’État central change de perspective. Au lieu de nier les cultures locales, il décide de les transformer « en traditions venues de la nuit de l’histoire ». Dès lors, l’amour de la « petite patrie » et l’éloge de la diversité s’inscrivent au fondement de la nation avec « la divisibilité du territoire [pour] vecteur privilégié de l’identification de la France101 ». Les transformations sociales qui caractérisent la France des Trente Glorieuses renforcent cette entreprise. C’est l’époque d’André Malraux et de la valorisation massive de la culture nationale, avec une sacralisation du patrimoine en tant que « réception collective de biens qualifiés de la tradition nationale et/ou de l’identité locale102 ». Pour autant, l’écart qui sépare les territorialités nationale et locale demeure l’objet d’une recherche d’équilibre permanente. Tandis qu’une politique de décentralisation confère aux acteurs régionaux, départementaux et locaux de réels moyens d’action103, la Direction nationale 98 Donald L. Donham, Marxist Modern. An Ethnographic History of the Ethiopian Revolution, Berkeley Oxford, University of California Press - James Currey, 1999, p. 127. La traduction est de notre fait. 99 John Young, « Ethnicity and Power in Ethiopia », Review of African Political Economy vol.23 n°70, 1996, p. 55. 100 Mehret Ayenew, « Decentralization in Ethiopia: Two Case Studies on Devolution of Power and Responsabilities to Local Authorities », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), op. cit., p. 137. 101 Thierry Gasnier, « Le local, Une et divisible », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Quarto », vol.3, p. 3423-3478. 102 Yvon Lamy, « Patrimoine et culture : l’institutionnalisation », in Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation française, 2003, p. 52. 103 Philippe Poirrier, Histoire des politiques culturelles de la France contemporaine, Dijon, Bibliest, 1998, 2nde éd. [1ère éd. 1996], p. 47. 45 du patrimoine met en œuvre la Mission du patrimoine ethnologique et incorpore au patrimoine français tout élément susceptible de remémorer le passé de la nation104. À partir des années quatre-vingt-dix, cette survalorisation du passé et du local commence à perdre de sa cohérence. Comme l’écrit Pierre Nora, la France entre dans le temps de la « nation-mémoire », au sens où c’est au regard de la seule mémoire que la nation unitaire conserve pertinence et légitimité105. Ayant perdu de son nationalisme, cette nation est maintenant à la recherche d’un nouveau discours : c’est le passage « dans la douleur d’un modèle de nation à un autre, qui ne s’est pas encore trouvé106 ». 1.2.2. Des parcs dédiés à la nature, au territoire et à la nation Les espaces nationaux sur lesquels porte notre recherche font l’objet d’un large éventail de travaux en histoire environnementale107. En revanche, les trois parcs que nous étudions demeurent restreints à des thématiques d’analyse bien spécifiques : Forillon en tant qu’espace politique marqué par l’expropriation108, les Cévennes en tant qu’espace ethnographique caractérisé par la ruralité du territoire109, le Simien Mountains en tant qu’espace écologique abritant une faune endémique110. Aussi pertinentes soientelles, ces analyses reflètent dans une certaine mesure les logiques étatiques et nationales 104 Daniel Fabre, « “Ethnologie et patrimoine en Europe”. Conclusions et perspectives du colloque de Tours », Terrain n°22, 1994, p. 148. 105 Pierre Nora, « La nation-mémoire », in Id. (dir.), op. cit., vol.2, p. 2212. 106 Id., « Le nationalisme nous a caché la nation », Le Monde, 18 mars 2007. 107 Voir notamment les bilans suivants : William Beinart, « African History and Environmental History », African Affairs n°99, 2000, p. 269-302 ; Jane Carruthers, « Africa: Histories, Ecologies and Societies », Environment and History n°10, 2004, p. 379-406 ; Stéphane Frioux et Vincent Lemire, « Pour une histoire politique de l'environnement au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d'histoire n°113-1, 2012, p. 3-12 ; Fabien Locher et Grégory Quénet, « L'histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d'un nouveau chantier », Revue d'histoire moderne et contemporaine n°56-4, 2009, p. 7-38 ; Stéphane Castonguay, « Faire du Québec un objet de l’histoire environnementale », Globe. Revue internationale d’études québécoises vol.9 n°1, 2006, p. 17-49 ; Alan MacEachern, « Writing the History…», op. cit., 9 p. 108 Voir notamment : Aryane Babin, « Forillon sous le signe de la rapidité et des menaces », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 30-33 ; Lionel Bernier, La bataille de Forillon, Québec, Éditions Fides, 2001, 561 p. 109 Voir notamment : Karine-Larissa Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes, Florac, Parc national des Cévennes - Association Clair de terre - GARAE, 2010, 247 p. ; Sylvie Mousset, « Protection de la nature et gestion agricole dans le Parc national des Cévennes », Strates n°5, 1990, 7 p. 110 Voir notamment : Hans Hurni, Decentralised Development in Remote Areas of the Simien Mountains, Ethiopia, Berne, Center for Development and Environment - University of Berne, 2005, Dialogues Series of the NCCR North-South, 45 p. ; Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), Geographica Bernensia « G8 Simen Mountains – Ethiopia », Berne, 1978, vol.1 Cartography and its Application for Geographical and Ecological Problems, 102 p. 46 qui président au façonnement politique et écologique de la nature. Afin d’étayer cette hypothèse, il nous faut saisir ce que sont – et ce que font – les parcs. Espaces dédiés à la protection de la nature, les parcs nationaux résultent d’abord d’une préoccupation environnementale qui s’internationalise à la fin du XIXe siècle pour s’inscrire, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un processus de mondialisation du patrimoine111. Les autorités nationales assument la gestion exclusive des espacesparcs à l’aide d’une panoplie d’outils législatifs et institutionnels. Au Canada, cette entreprise débute en 1887 avec la « Loi sur les Montagnes Rocheuses ». Édictée pour la seule création du parc de Banff, elle sera remplacée en 1911 par la « Loi des Réserves forestières et des Parcs fédéraux » et, en 1930, par la « Loi sur les parcs nationaux ». En charge de l’application de ces lois, la Direction des parcs nationaux appartient à divers ministères jusqu’en 1979, lorsqu’elle intègre sous le nom de Parcs Canada le ministère de l’Environnement112. S’agissant des parcs naturels, sa mission est de conserver, d’entretenir et d’utiliser les espèces et les paysages afin que ceux-ci demeurent intacts pour la jouissance et la récréation des générations futures113. En France, si la notion de protection de la nature s’ancre dans les préoccupations publiques à la fin du siècle114, les seules lois en vigueur dans la première moitié du XX e XIX e siècle concernent la protection des « monuments naturels exceptionnels » et des « monuments naturels et des sites à caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque115 ». En 1957 puis en 1960, les réserves naturelles et les parcs nationaux sont légalement institués. Ces derniers dépendent du ministère de l’Agriculture jusqu’en 1971, date à laquelle le nouveau ministère de l’Environnement reçoit la tâche de continuer à les soustraire, en tant que milieux humanisés mais encore naturels, à toute dégradation116. 111 Alain Sinou, op. cit., p. 5. William Fergus Lothian, Histoire des parcs nationaux du Canada, Ottawa, Parcs Canada, 1977, vol.2, p. 55-57. 113 Jean-Luc Bourdages, André Bouchard et Marie-Odile Trépanier, Les parcs naturels du Canada et du Québec. Politiques, lois et règlements, Montréal, Université de Montréal, 1984, p. 5-7. 114 Bernard Kalaora et Antoine Savoye, « La protection des régions de montagne au XIXème siècle : forestiers sociaux contre forestiers étatistes », in Anne Cadoret (dir.), Protection de la nature. Histoire et idéologie, Paris, L’Harmattan, 1985, coll. « Alternatives Paysannes », p. 6-23. 115 Pierre Merveilleux du Vignaux, L’aventure des Parcs nationaux. La création des Parcs nationaux français, fragments d’histoire, Montpellier, ATEN, 2003, p. 12-15. 116 Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, Éditions La Découverte, 2003, coll. « Textes à l’appui / Anthropologie des sciences et des techniques », p. 10. 112 47 Enfin, si aucune étude ne fait état du processus de préservation étatique de la nature en Éthiopie, celui-ci semble suivre la trame générale du continent africain où, une fois amorcée la décolonisation, l’ensemble des réserves de chasse sont transformées en parcs nationaux117. Après cinq années d’occupation italienne, l’État éthiopien suit en effet la « procédure » : la loi sur la « Preservation of Game » permet, à compter de 1944, la mise en place de controlled hunting areas118, tandis que le « Wildlife Conservation Order » définit en 1970 la réglementation à appliquer dans les deux parcs nationaux existants et dans les parcs à créer119. Sous la tutelle du ministère de l’Agriculture puis, à partir de 1992, du ministère du Développement des Ressources Naturelles et de la Protection Environnementale, l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization (EWCO) a pour mission de préserver les parcs en tant qu’espaces faits de faune et de flore. Les parcs nationaux sont également voués au développement économique des territoires dans lesquels ils sont implantés. Sans aller jusqu’à affirmer que les parcs canadiens servent exclusivement une industrie touristique de la nature, ils sont tout de même généralement envisagés en tant qu’outils potentiels d’un développement économique fondé sur l’engouement populaire pour les espaces protégés120. Ce fut le cas des parcs nationaux de l’Atlantique dans les années cinquante et soixante121 et c’est aussi, en 1970, le cas du parc Forillon, en Gaspésie122. De la même manière, les parcs nationaux français sont systématiquement institués dans des régions agricoles en perte de vitesse. Dans les Alpes, les Pyrénées ou les Cévennes, les parcs font office d’instruments de reconversion et de revitalisation économiques123. Cantonnés au domaine du discours davantage qu’en Europe ou en Amérique du Nord, les objectifs de 117 Bill Adams et David Hulme, « Conservation and Communities: Changing Narratives, Policies and Practice in African Conservation », in Institute for Development Policy and Management, Community Conservation Research in Africa: Principles and Comparative Practice, Manchester, University of Manchester, 1998, p. 7-8. 118 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Proclamation No. 61 of 1944. Preservation of Game », Negarit Gazeta 3rd Year No. 9, Addis-Abeba, 29 mai 1944, p. 91-92. 119 Id., « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, AddisAbeba, 5 novembre 1970, p. 30-33. 120 Leslie Bella, Parks for Profit, Montréal, Harvest House, 1987, p. 46. 121 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 17. 122 Jean-Marie Thibeault, « La création d’un premier parc national au Québec. Le parc Forillon, 19601970 », Sherbrooke, Université du Québec à Sherbrooke, 1991, mémoire de maîtrise en histoire, p. 3. 123 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, Travail, culture et nature. Le développement local dans le contexte des parcs nationaux et naturels régionaux de France, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 139-145. 48 développement économique sont également omniprésents en Éthiopie. Comme dans nombreux pays africains soumis au respect de normes internationales conditionnant le versement de subsides par les bailleurs de fonds, le modèle de la community conservation se développe de façon exponentielle depuis les années soixante-dix. Basée sur une gestion participative et concertée des zones protégées, la community conservation ambitionne d’améliorer les conditions de vie des populations rurales qui, alors, n’endommageraient plus l’environnement dans lequel elles vivent124. Permettant la conservation de la nature et un certain développement économique, les parcs participent enfin, tout en la révélant, à l’élaboration de la territorialité nationale. À Forillon, la création du premier parc fédéral en territoire québécois, associée à l’expropriation d’un millier de résidents et à la destruction par le feu de leurs habitations125, s’inscrit dans la droite ligne de la stratégie nationale menée par Parcs Canada. Dans le cadre de la centralisation relativement récente du gouvernement fédéral et de l’imaginaire national, l’agence cherche à rattacher les Canadiens à la nature vierge et millénaire plutôt qu’à l’histoire humaine126. Pourtant, et ce malgré leur opposition explicite à l’attitude d’une province qui croit « donner [sa] terre à un pays étranger », les représentants de la Direction des parcs nationaux renoncent en 1970 à la propriété du parc Forillon lorsqu’ils signent avec les autorités québécoises un bail emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans127. Si ces dernières imposent ici un précédent historique au gouvernement fédéral, elles doivent tout de même suivre la procédure légale. Par l’intermédiaire de son ministère des Travaux publics, le gouvernement du Québec vide le parc de ses habitants afin de livrer à Parcs Canada un espace « libre de droits fonciers128 ». À travers l’histoire du parc se joue et se lit donc la négociation entre deux conceptions territoriales concurrentes, celle d’un Canada uni autour d’une nature atemporelle et celle d’une société québécoise « Maître chez [elle]129 ». Il n’est pas non plus anodin qu’en 2009, l’administration canadienne institue légalement la participation 124 David Hulme et Marshall Murphree, « Communities, wildlife and the “new conservation” in Africa », Journal of International Development n°11, 1999, p. 277-279. 125 Jean-Marie Fallu, « La Gaspésie, cette éternelle région-pilote », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 10. 126 Cole Harris, « Le Canada et la nature : quelques réflexions à l’échelle d’un pays », Annales de Géographie n°649, 2005, p. 268. 127 Jean-Marie Thibeault, op. cit., p. 61. 128 Lionel Bernier, op. cit., p. 45. 129 Le slogan « Maîtres chez nous » de la Révolution tranquille fut formulé par Jean Lesage en 1962. 49 des populations micmac à la gestion du parc130 et qu’en 2011, elle présente ses « excuses officielles » aux expropriés de Forillon131. Prenant le contre-pied d’une politique privilégiant la protection d’une des trente-neuf « régions naturelles132 » du pays au détriment des aspects humains d’un territoire isolé, l’entreprise contribue à cette stratégie nationale qui consiste, depuis 1995, à valoriser les communautés locales afin de rendre compatible les allégeances identitaires régionales, provinciales et nationales133. Dans les Cévennes, la promotion d’une nature rurale constitue une réponse étatique aux transformations économiques, sociales et culturelles qui marquent le pays au sortir de la Seconde Guerre134. En guise d’épilogue à cette guerre de l’arbre évoquée précédemment, Pierre Cornu voit dans la création du parc national l’œuvre d’une « France de la transition vers la modernité qui inventa, par le lien symbolique et distant au paysage, un substitut à l’emprise agraire135 ». Cette œuvre est celle des années soixante et de l’investissement patrimonial du territoire, lorsque les autorités nationales décident d’offrir aux Français une campagne où « retrouver [leur] identité par le contact avec la nature, en prenant conscience de [leurs] racines culturelles136 ». La ruralisation de la nature témoigne toutefois de la fragilité de la mise en forme discursive de la nation. À l’instar de l’administration du parc cévenol qui se considère comme « l’illustrateur et le défenseur de la mémoire culturelle [de son territoire]137 », c’est en effet une conception passéiste du paysage qui prévaut, avec les valeurs d’ancienneté et de remémoration pour corollaires. Cette conception est remise en cause au profit d’une approche paysagère plus présentiste au tournant des années quatre-vingt-dix138. Puis, en 2006, après avoir indiqué que « les parcs nationaux doivent cesser de vivre en marge des 130 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 8. Communauté amérindienne établie depuis au moins un millénaire dans les actuelles provinces maritimes canadiennes, les Micmac sont environ cinq mille, aujourd’hui, sur le territoire québécois. 131 « Motion de l’opposition – Le Parc Forillon », Débats de la Chambre des communes 40ème législature 3ème session vol.145 n°130, Ottawa, 14 février 2011, p. 8155-8156. 132 Jean-Luc Bourdages, André Bouchard et Marie-Odile Trépanier, op. cit., p. 9. 133 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 312. 134 Françoise Péron, « La construction du patrimoine maritime en Bretagne : processus et significations », in Maria Gravari-Barbas et Sylvie Guichard-Anguis (dir.), Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 322-323. 135 Pierre Cornu, op. cit., p. 199. 136 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, op. cit., p. 168. 137 C. Crosnier, R. Dejean, J. Claudin et P. Miellet, Atlas du Parc National des Cévennes, Mende, GIPATEN & EDATER, 2000, coll. « Atlas des parcs nationaux », p. 1. 138 Martine Berlan-Darqué et Bernard Kalaora, « Du pittoresque au “tout-paysage” », Études rurales n°121-122-123-124 « De l’agricole au paysage », 1991, p. 185-195. 50 grandes mutations que connaît la société139 », l’État promulgue une réforme des parcs qui modifie en profondeur le rôle qu’était jusque-là le leur. À travers l’histoire du parc des Cévennes peut donc transparaître la mise en récit du territoire national, et les modalités de sa ré-invention. Envisageant la nature comme un sanctuaire autrefois vierge et sauvage, les autorités éthiopiennes impériales puis socialistes mettent en place une politique de déplacement forcé des populations vivant au sein des espaces-parcs140. Cette politique renvoie à deux ordres de faits. D’une part, l’Éthiopie n’échappe pas à ce « paradigme politique et culturel141 » venu du Nord, selon lequel l’Afrique est un Éden naturel que les populations finiront par dégrader, à moins qu’on ne les en empêche. Les représentants des institutions internationales sont d’ailleurs parfois en charge directe de la conservation, comme au sud du pays où, en 1970, le conseiller britannique de l’EWCO recommande l’expulsion des populations Mursi du parc de l’Omo142. On remarque ici une certaine « privatisation de la souveraineté143 » éthiopienne, associée à une gestion du territoire national dictée par des impératifs exogènes et bien souvent par des acteurs étrangers. Il faut néanmoins également garder à l’esprit qu’une fois ces normes appropriées, les États africains les étendent à leurs propres domaines d’intervention144. Ainsi, toujours dans l’Omo, l’État impérial comme la République socialiste usent des financements internationaux pour évincer des populations de pasteurs-nomades et organiser une nouvelle répartition des terres145. Au travers des modalités de préservation de la nature se dessine finalement un autre processus, à savoir l’intégration nationale des populations par la force et la violence. Un autre phénomène mérite à cet égard d’être évoqué. Les resettlements ordonnés par le gouvernement dans le Simien Mountains comme dans l’ensemble des parcs sont sinon des échecs cuisants, les populations 139 Jean-Pierre Giran, Les parcs nationaux. Une référence pour la France, une chance pour ses territoires, Paris, La Documentation française, 2003, coll. « Rapports officiels », p. 27. 140 Alula Pankhurst et François Piguet, « Migration, Resettlement & Displacement in Ethiopia. A Historical & Spatial Overview », in Id. (dir.), op. cit., p. 15. 141 Alan Hoben, « Paradigms and Politics: The Cultural Construction of Environmental Policy in Ethiopia », World Development vol.23 n°6, 1995, p.188. La traduction est de notre fait. 142 David Turton, « The Mursi and National Park development in the Lower Omo Valley », in David Anderson et Richard Grove (dir.), op. cit., p. 169. 143 Daniel Brockington et James Igoe, « Eviction for Conservation: A Global Overview », Conservation and Society vol.4 n°3, 2006, p. 449. La traduction est de notre fait. 144 Alain Sinou, op. cit., p. 19. 145 David Turton, ibid., p. 176-177. 51 refusant unanimement l’expulsion, au mieux des réussites temporaires, les anciens résidents revenant systématiquement occuper leur territoire d’origine146. Pour remédier à ces revers, les autorités fédérales appliquent depuis 1991 le nouvel impératif international de la community conservation, celui-ci justifiant sous des formes relativement plus humaines le départ des populations147. En d’autres termes, l’acceptation officielle des normes internationales est désormais un des moyens par lequel l’État national compte s’imposer. Par le prisme de la reformulation des concepts présidant à la mise en parc de la nature, l’on identifie bien « ce talon d’Achille de l’Étatnation éthiopien consistant encore aujourd’hui à faire payer à des minorités le prix des intérêts nationaux148 ». 1.2.3. L’approche comparée pour saisir des réalités et dégager des généralités Nous reconnaissons qu’au lieu de choisir entre les échelles locales, régionales, nationales ou transnationales et de s’enfermer dans des « compartiments topographiques désuets149 », l’historien doit être attentif aux relations qui existent entre les échelles de l’action humaine et à la façon dont ces relations évoluent150. Si nous envisageons le parc en tant qu’espace où se rencontrent et s’affrontent un ensemble d’acteurs décisionnels, renvoyant à un ensemble d’échelles de pouvoir, nous faisons tout de même le choix de placer le cadre national au cœur de notre approche. Notre postulat de départ est que le façonnement institutionnel, matériel et idéel de la nature accompagne le discours d’appartenance au territoire national. Ce postulat repose sur le croisement des études relatives aux nations canadienne, éthiopienne et française avec un corpus de sources imprimées et archivistiques produites par les administrations qui y assurent la gestion des parcs nationaux. 146 Alula Pankhurst, « Revisiting Resettlement under Two Regimes in Ethiopia. The 2000s Programme Reviewed in the Light of the 1980s Experience », in Alula Pankhurst et François Piguet (dir.), op. cit., p. 138. 147 Marco Keiner, « Towards a New Management Plan for the Simen Mountains National Park », Walia n°21, 2000, p. 14-25. 148 David Turton, « Refugees and Forced Resettlers. Towards a unitary study of forced displacement », in Alula Pankhurst et François Piguet (dir.), ibid., p. 28-29. La traduction est de notre fait. 149 Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, vol.1, p. 36. 150 Richard White, « The Nationalization of Nature », The Journal of American History vol.86 n°3, 1999, p. 986. 52 Disons quelques mots quant à la collecte de ces sources151. Excepté deux cartons d’archives entreposés au ministère de l’Écologie à Paris, lesquels contiennent surtout des comptes-rendus de réunions officielles, c’est au Centre de documentation et d’archives du parc national des Cévennes, à Génolhac, en Lozère, que se retrouve l’ensemble des sources afférentes à l’histoire du parc. Les sources canadiennes s’avèrent davantage dispersées. Elles sont conservées au Centre de services de Parcs Canada à Québec, au Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine à Rimouski, au Musée de la Gaspésie à Gaspé, aux Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval à Québec, au Centre du savoir de Parcs Canada à Gatineau et à Bibliothèques et Archives Canada à Ottawa. En Éthiopie, nous avons constitué notre corpus à partir de la documentation recueillie à la bibliothèque de l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization à Addis-Abeba, aux bibliothèques de la Parks Development and Protection Authority et du Ministry of Finance and Economic Development à Bahir Dar ainsi qu’au bureau du parc national du Sem n, à Debark. Ces sources peuvent être divisées en cinq catégories. Dans la Negarit Gazeta éthiopienne, le Journal officiel de la République française, les Statuts du Canada et les Lois du Québec, la législation relative à la protection de la nature nous permet dans un premier temps de retracer l’histoire organisationnelle des parcs nationaux. Rédigés par les employés du parc des Cévennes, par les membres de l’agence Parcs Canada et du parc de Forillon, et par les représentants de l’EWCO et des institutions internationales qui lui sont associées, les programmes et les rapports d’activité nous éclairent dans un second temps sur l’aménagement matériel des espaces-parcs. Diverses correspondances manuscrites, fonds archivistiques personnels et articles de presse nous révèlent ensuite aussi bien les objectifs nationaux et nationalistes poursuivis par les responsables des parcs que les résistances locales auxquelles ils doivent faire face. Quatrième type de sources, la documentation touristique produite par les gestionnaires des parcs sous forme de prospectus, de guides ou de journaux nous instruit sur les modalités de la publicisation du paysage national. Les récits de voyage privés et les études écologiques et sociologiques réalisées par divers acteurs extérieurs aux administrations « parc 151 Cf. infra, « Sources », p. 425-435. Cette section présente la liste commentée des sources collectées dans chacun des espaces nationaux étudiés. 53 national » viennent enfin compléter notre corpus. Ces derniers nous renseignent à la fois sur l’histoire événementielle des espaces-parcs et sur l’écart qui existe bien souvent entre les discours étatiques sur l’environnement et la réalité matérielle de celui-ci. Ce corpus contraint notre recherche d’au moins deux façons. En ce qui concerne l’Éthiopie, la destruction en 1991 des bureaux du parc à Debark ayant entraîné la perte des rapports jusque-là rédigés par ses employés, la connaissance historique de la période 1983-1991 s’avère assez limitée. La difficulté d’accès aux procès-verbaux dressés par les gardes des parcs (aucune trace en Éthiopie et démarches administratives trop lourdes pour les obtenir au Canada et en France) limite également l’étude du degré d’adhésion ou de rejet des populations locales et touristiques aux normes et aux pratiques imposées par les dirigeants des parcs nationaux. Pour autant, ce corpus nous autorise à mener une analyse comparée des discours et des actions étatiques sur l’environnement. Cette analyse nous permet de saisir, d’une part, les spécificités des rapports sociaux à la nature et à la nation tels qu’ils se révèlent dans chaque État à travers les parcs nationaux et de dégager, d’autre part, des généralités transnationales relatives à ces rapports. Tout d’abord, l’étude de l’un doit permettre de mieux comprendre l’autre, et réciproquement. À propos de l’aménagement de la nature française en tant que reflet de l’exploitation séculaire du territoire, l’entreprise consiste à faire de l’emprise agraire un symbole, parmi d’autres, de l’unité nationale. Si cela nous révèle la nation comme mémoire historique152, l’élaboration d’un nouveau rapport à la nature suggère cependant le renouveau d’un discours étatique s’évertuant à maintenir dans un imaginaire national l’ensemble des « collectifs humains singuliers [qui cherchent] à s’y exprimer153 ». Cet effort de patrimonialisation de la nation permet de saisir avec davantage d’acuité l’objectif poursuivi par l’État canadien. Une toute autre logique paraît y prédominer. Ses dirigeants s’efforcent de légitimer la nation en l’érigeant comme une donnée naturelle indépendante de l’histoire, quitte à effacer pour cela toute trace humaine d’une nature vierge et millénaire. Néanmoins, là encore, la récente valorisation du rôle des populations locales témoigne d’un discours étatique cherchant toujours à faire du territoire national un référent identitaire exclusif, mais désormais en tant que cadre 152 Pascal Ory, Une nation pour mémoire : 1889, 1939, 1989, trois jubilés révolutionnaires, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, p. 8. 153 Anne-Marie Thiesse, cité par André Micoud, op. cit., p. 18. 54 d’intégration au sein duquel sont explicitement reconnues d’autres appartenances territoriales. À mi-chemin entre l’effacement et la valorisation de l’occupation humaine, les dirigeants éthiopiens semblent pour leur part envisager la nature comme un Éden que seule sauvera l’expulsion de ses occupants. Comme en France et au Canada, cette façon de voir et de faire la nature participe plus largement à un processus de nationalisation matérielle et symbolique du territoire. En revanche, l’usage encore exclusif d’une violence étatique bien plus concrète que symbolique s’avère propre au cas éthiopien. Certes, il existe une forte contrainte matérielle. Les autorités peinent d’autant plus à aménager la nature et l’imaginaire national qu’elles ont pour cela de plus maigres moyens financiers154. Mais l’on constate également l’importance de la contrainte internationale. L’élaboration d’un discours d’appropriation de la nature et d’appartenance à la nation est d’autant plus ardue qu’elle doit composer avec l’imposition de normes venues du Nord. L’acceptation officielle de ces préceptes exogènes atteste d’ailleurs d’un renouveau des modalités de l’intégration nationale des différences, l'État s’efforçant à présent de mettre la communauté internationale au service de la difficile « éthiopianisation des territoires155 ». L’étude comparative des parcs nationaux représente ensuite un moyen de saisir les « variables cruciales156 » relatives à la nature, et à la nation. Parmi les critères permettant l’ordonnancement de la nature dans l’espace public en tant que ressource, territoire et représentation157, il importe d’observer la cohérence du registre nostalgique sur lequel se décline la nature. En effet, l’élaboration du territoire national passe par la construction de lieux et de paysages singuliers158, et la condition de leur singularité réside dans « la possibilité du regard nostalgique159 ». Ici symbole du lien ancestral à la terre, là-bas âme du territoire, ailleurs Éden à retrouver, la nature sert à préserver le passé tout en 154 Benedict Anderson, op. cit., p. 55. L’auteur insiste sur le rôle du capitalisme dans l’élaboration de la conscience nationale, laquelle nécessite sur l’ensemble du territoire la mise en place d’imprimeries, de services administratifs et de systèmes de transports. 155 Sabine Planel, « Du centralisme à l’ethno-fédéralisme. La décentralisation conservatrice de l’Éthiopie », Afrique contemporaine n°221 vol.1, 2007, p. 89. 156 Stéphane Castonguay, « Sortir l’histoire des sciences et des techniques de leur contexte national : limites et défis du comparatisme », Scientia Canadensis n°28, 2005, p. 42. 157 Id., « Les rapports sociaux à la nature… », op. cit., p. 7. 158 Bernard Debarbieux, « Prendre position : réflexions sur les ressources et les limites de la notion d’identité en géographie », Espace géographique tome 35 n°4, 2006, p. 345. 159 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins…, op. cit., p. 142. 55 conjurant l’incertitude de l’avenir : « Quand tout change pour toi la nature est la même, et le même soleil se lève sur tes jours », écrivait Lamartine160. Les remises en cause de ce discours paysager amènent cependant à interroger la pertinence de l’investissement nostalgique de la nature auquel, aujourd’hui, semble se substituer une approche davantage locale et présentiste. À ce degré de généralisation relatif aux rapports sociaux à la nature correspond une considération relative au nationalisme, dont on peut sonder la cohérence en tant qu’idéologie, c'est-à-dire en tant que « système de représentations [ayant] pour première fonction de rassurer161 ». Adoptant une perspective explicitement « postmoderne », certains historiens avancent l’hypothèse d’un monde déterritorialisé où le nationalisme ne serait plus qu’une réponse à la désorganisation sociale. Ainsi, selon Eric Hobsbawm, le nationalisme éthiopien masquerait la réalité des conflits ethniques, tandis que les revendications autonomistes québécoises dissimuleraient l’ampleur du cataclysme social amorcé par l’effondrement de l’Église catholique162. Dans un argumentaire similaire, François Walter estime que « la condition postmoderne » ne permet plus d’identifier en Europe cette instrumentalisation politique du paysage à l’œuvre depuis le e XVI siècle163. Aussi mouvantes soient-elles, les modalités contemporaines du façonnement national de la nature nous conduisent ici à envisager le nationalisme comme un phénomène historique non pas en voie d’extinction, mais plutôt en voie de renouvellement. La comparaison diachronique de trois parcs nationaux éthiopien, français et canadien doit nous permettre d’interroger la façon dont les pouvoirs publics s’efforcent de définir et de redéfinir la nature, instrument matériel et symbolique que les États-nations mobilisent aujourd’hui encore afin d’offrir à leurs populations une mise en cohérence de leur monde. 160 Alphonse de Lamartine, « Le vallon », Méditations poétiques, 1820. Georges Duby, « Histoire sociale et idéologie des sociétés », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, coll. « Bibliothèque des Histoires », p. 149. 162 Eric Hobsbawm, op. cit., p. 303 et 317. 163 François Walter, op. cit., p. 471. 161 56 Partie I. Une histoire institutionnelle, matérielle et symbolique L’objectif de cette première partie est d’interroger l’entreprise de façonnement de la nature à laquelle procèdent, dans leurs parcs nationaux, les États français, canadien et éthiopien. Guidée par l’étude des sources produites par les gestionnaires des parcs, notre approche s’inscrit dans la pratique d’une histoire environnementale qui cherche à comprendre « la dynamique des interactions entre les sociétés et leur milieu, sur les plans organisationnels, physiques et symboliques1 ». Parce que les parcs nationaux sont contrôlés et aménagés par la puissance publique, nous devons également nous inscrire dans la pratique d’une histoire politique qui identifie l’État comme un « appareil central de commande et de contrôle de la société », dont le « pouvoir est de connaissance » et dont « l’autorité s’introduit dans l’esprit de l’individu2 ». Articulés autour d’une réflexion relative à l’état de la nature et à la nature de l’État agissant depuis les années soixante-dix sur les hommes et leurs milieux, les trois chapitres de la présente partie visent à saisir ce que sont, et ce que font, les parcs nationaux. Pour cela, nous considérerons d’abord l’institutionnalisation des territoires mis en parc comme la manifestation locale de la souveraineté d’un pouvoir national. Une fois appréhendé l’ordre social duquel procède les parcs nationaux, nous envisagerons dans un second temps la façon dont les administrations responsables usent de leur autorité pour façonner matériellement les espaces-parcs et y imposer un ordre à la fois naturel et national. Le dernier chapitre de cette première partie sera alors l’occasion d’analyser le paysage donné à voir et à expérimenter au public en tant que symbole discursif de la nation qui le préserve. 1 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature : l’histoire environnementale de l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 4. 2 Edgar Morin, La méthode, Paris, Seuil, 2001, tome 5 L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, p. 165-166. 57 58 Chapitre 2. La mise en parc national des territoires […] en tant que structure de gouvernement, de domination et de contrôle de l’espace […], le parc apparaît comme un dispositif de pouvoir […] produisant des règles et des normes1. Adel Selmi Depuis les années soixante-dix, à Forillon, en Cévennes et dans le Sem n, l’État national investit le territoire des signes de sa présence. En s’y attribuant le monopole de l’édification légale de la nature et de l’encadrement des populations qui l’occupent, il façonne, dans sa dimension institutionnelle, l’espace « parc national ». Évoquer historiquement cet espace-parc, c’est donc tout à la fois aborder la question de l’administration qui le gère, de la loi qui le définit et du pouvoir national dont il procède. Cherchant à retracer l’évolution organisationnelle de ces trois volets administratif, normatif et politique de la mise en parc de la nature, ce second chapitre est aussi le produit d’une certaine insatisfaction historiographique. Au-delà de la pertinence de l’analyse présentée, de trop nombreux travaux font selon nous l’économie d’une présentation de l’appareil étatique qui ordonne les parcs cévenol, gaspésien et amhara. Si la description revêche et désincarnée d’une institution y est épargnée au lecteur, les ressorts de l’action disparaissent parfois derrière la forme presque anthropomorphe d’un parc qui « protège », qui « souhaite », voire qui « pense ». Les études dont la perspective dépasse le seul objet « parc national » laissent quant à elles deviner un certain paradoxe. Qu’elles traitent des Cévennes marquées par le déclin de la sériciculture et de l’industrie minière, du Sem n caractérisé par un agro-pastoralisme de subsistance ou de la péninsule gaspésienne à l’activité agro-forestière-maritime chancelante, ces études omettent rarement de souligner l’impact historique du classement « parc national ». L’Histoire des Cévennes de Patrick Cabanel s’achève ainsi sur « l’étrange regain » de la région depuis la création d’un parc où se combinent projets écologiques et valorisation patrimoniale2, tandis que le volume gaspésien de la collection Une histoire d’appartenance signale le rôle déterminant des espaces « naturels », depuis 1970, dans 1 Adel Selmi, Administrer la nature, Paris, Fondation Maison des sciences de l’homme - Éditions Quae, 2006, coll. « Natures sociales », p. 138. 2 Patrick Cabanel, Histoire des Cévennes, Paris, PUF, 2009, 5ème éd. [1ère éd. 1997], coll. « Que sais-je ? », p. 115. 59 le renouveau économique de la presqu’île de Forillon3. Quant à la présentation du Sem n que livre l’Encyclopaedia Aethiopica, James Quirin y retrace l’histoire d’un territoire marqué depuis le XIV e siècle par les incursions répétées du pouvoir royal éthiopien et, depuis la fin des années soixante, par la mise en place d’un parc national devenu l’une des principales attractions touristiques du pays4. Loin de nier l’historicité des territoires, les dimensions économiques, sociales et culturelles de leur évolution étant largement examinées, ces travaux font cependant peu de cas de l’omniprésence d’un État central qui, pourtant, cherche à y préserver avec vigueur ce qu’il estime relever de la nature nationale. Parce que le présupposé positif accordé à la protection de l’environnement conduit parfois à négliger la teneur politique des parcs nationaux, il est d’autant plus nécessaire d’aborder la dimension diachronique de la mise en parc de la nature, entreprise d’institutionnalisation et, par voie de conséquence, de politisation du territoire. Dans un premier temps, nous décrirons la façon dont les administrations responsables organisent la gestion des espaces dont elles ont la charge. Une fois retracée cette mise en forme de l’espace-parc, nous envisagerons une mise aux normes de la nature qui consiste à légaliser les usages d’un territoire à la fois délimité et contrôlé. Ce regard sur les temps et les espaces de la nature régentée et agencée nous conduira enfin à analyser la dialectique qui associe, à même le parc, le pouvoir de l’État central à la réalité du territoire local. 2.1. La mise en forme de l’espace « parc national » Rencontrant des barrières ou des points d’entrée, des centres d’information et des panneaux explicatifs, des balises le long des sentiers, gîtes et refuges, celui ou celle qui se rend aujourd’hui en Cévennes, à Forillon ou dans le Sem n constatera rapidement qu’il évolue en parc national. Pareil état de fait correspond à un processus qui débute au milieu des années soixante et au gré duquel, progressivement, ces territoires vont revêtir 3 Jean-Marie Fallu, Une histoire d’appartenance. La Gaspésie, Sainte-Foy, Les Éditions GID, 2004, coll. « Une histoire d’appartenance », p. 56. Cette collection est divisée en neuf volumes dont chacun retrace l’évolution d’une région historique du Québec depuis le seizième siècle. 4 James Quirin, « Simien », in Siegbert Uhlig (dir.), Encyclopaedia Aethiopica, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2007, vol.4, p. 611-613. Malgré ses imprécisions et lacunes, l’Enclyclopaedia fait aujourd’hui référence parmi les historiens « éthiopisants ». 60 les marques énonciatrices de leur identité « parc national ». Deux temps, l’un court, l’autre long, caractérisent ce phénomène. Usant à divers degrés de la force et de la concertation, les États éthiopien, français et canadien prennent possession des territoires à mettre en parc. Puis, par le truchement de services administratifs qu’elles organisent au fur et à mesure qu’elles planifient l’aménagement des parcs, les autorités nationales ordonnent les espaces qu’elles ont décidé de protéger. 2.1.1. Une prise de possession étatique et nationale Contrairement à la majeure partie des campagnes éthiopiennes où l’accession du Därg au pouvoir signifia la pénétration des structures de l’État à l’échelle locale5, l’administration impériale se montre particulièrement présente, dès les années cinquante, dans le Sem n. Chasseur professionnel établi en Éthiopie, Ted C. Shatto indique que le Sem n est parcouru à cette époque par de nombreux étrangers partis en quête du walya ibex, « one of the most difficult trophy to hunt ». Ces voyageurs doivent obtenir leur licence de chasse à Addis-Abeba et c’est seulement en compagnie de gardes nationaux qu’ils peuvent se rendre dans l’une des « major hunting reserves » du pays6. Cet objectif d’encadrement de la chasse est rapidement supplanté par celui de la préservation du walya. Organisateur de safaris, Ernest Prossnitz nous apprend en 1965 que le walya ne fait plus partie des espèces dont l’État autorise la chasse7, ce que nous confirme John Blower, en 1966. Conseiller britannique d’Hailé Sélassié pour la protection de la nature, il réprimande les responsables de l’Ethiopian Tourism Commission pour avoir mentionné dans une brochure touristique qu’il était toujours possible de chasser le walya ibex8. Ce renversement des normes et des usages de l’espace s’explique par la mise en parc imminente du Sem n. Au milieu des années soixante, après deux missions de reconnaissance conduites par les membres de la United Nations Educational Scientific 5 Dessalegn Rahmato, « Agrarian Change and Agrarian Crisis: State and Peasantry in Post-Revolution Ethiopia », Africa: Journal of the International African Institute vol.63 n°1, 1993, p. 44. 6 Ted C. Shatto, « General Survey », Ethiopia, 1973, np. 7 Ernest P. Prossnitz, Safaris international division of Special Tours & Travel Inc., Chicago, 1965, np. 8 John Blower, document sans titre, in EWCO (Ethiopian Wildlife Conservation Organization, AddisAbeba), classeur « Hunting », dossier « Tourism - Information on Hunting », Addis-Abeba, 1966, np. 61 and Cultural Organization (UNESCO)9, l’administration impériale y interdit la chasse10 et y dépêche un « gardien11 » afin de superviser la construction du « quartier général » de Sankaber12. En août 1969, la direction de l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization (EWCO) informe le World Wildlife Fund (WWF) que le parc peut être institué13. En octobre, quelques mois après la création du parc de l’Awash, le Simien Mountains, dans la province de Gondar, devient le second parc national du pays14. Si la création d’un parc national témoigne dans l’Éthiopie impériale et autocratique15 d’une imposition étatique de fait et par le haut, l’opération entraîne les États démocratiques français et canadiens dans une série de concertations avec les acteurs provinciaux et locaux. Du point de vue des populations locales, le résultat est toutefois assez semblable. Exprimant leur mécontentement, voire leur refus du parc, elles s’avèrent bien incapables de faire fléchir les autorités nationales. Prenons le cas des Cévennes, où l’idée d’un parc national émane d’abord des élites locales. Dès 1894, Édouard-Alfred Martel, premier président du Club cévenol, propose la mise en place d’un parc national qui associe la protection de l’environnement au développement du secteur touristique. Après quelques initiatives isolées, le projet est remis à l’ordre du jour en 1956, lorsque les membres du Conseil Général de Lozère émettent le vœu unanime d’instituer un parc naturel. Plusieurs notables cévenols fondent d’ailleurs l’année 9 Leslie H. Brown, « A report on the Wild Life situation in the Semien Mountains of North Ethiopia with special reference to the Walia Ibex, Capra Walie and the Semien Fox, Simenia simensis simensis », Addis-Abeba, 1963, p. 1 ; I.R. Grimwood, « Ethiopia. Conservation of Nature and Natural Resources (November 1964 - February 1965) », Paris, Unesco expanded programme of technical assistance, août 1965, p. 1. 10 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO », Addis-Abeba, 1968, p. 4. 11 De John Blower au Major Gizaw, « Notes for Briefing His Imperial Majesty », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, mai 1966, p. 2. L’ensemble des sources réfère depuis les années soixante au « warden », que nous traduirons par « gardien ». « Chief warden » sera traduit par « gardien en chef ». 12 John Blower, « Draft of report prepared for Board. Wildlife Conservation Department. Summary of Progress: 1967 », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Conservation », Addis-Abeba, 25 mai 1968, p. 4. Nous traduisons « headquarter » par « quartier général ». 13 De Mebratu Fisseha au Dr. Vollmar (World Wildlife Fund Secretary-General), document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 5 août 1969, p. 1. 14 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 54. Awash National Park Order », Negarit Gazeta 28th Year No. 4, Addis-Abeba, 6 janvier 1969, p. 24 ; Id., « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6. 15 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la révolution, Paris, Maisonneuve et Larose - Centre Français des Études Éthiopiennes, 1998, p. 199. 62 suivante l’« Association pour un Parc National des Cévennes », qu’ils dotent d’une revue trimestrielle intitulée Cévennes et mont Lozère16. Malgré ces actions locales, seule l’intervention de l’État central permet l’instauration, en 1970, du quatrième parc national français17. En 1966, conformément à la procédure définie par le décret d’application de la loi du 22 juillet 196018, le ministère de l’Agriculture charge Pierre de Montaignac, fonctionnaire des Eaux et Forêts et du Génie Rural, d’étudier les potentialités d’un parc en Cévennes. Deux ans plus tard, son expertise permet au Comité interministériel des parcs nationaux et au Conseil national pour la protection de la nature (CNPN)19 de formuler une décision favorable au parc national des Cévennes. Le ministère peut dès lors lancer l’enquête publique nécessaire à sa mise en place20. L’année suivante, informés de la teneur du projet, les représentants des administrations départementales et des collectivités locales concernées sont invités à exprimer leur opinion à propos de la création du parc. Ces derniers souhaitent négocier l’établissement du parc, pour lequel ils revendiquent notamment une délimitation excluant davantage de parcelles d’exploitation et de zones d’habitation21. Chez les populations locales, certains se montrent résignés et indifférents, comme au Vigan où l’enquête se déroule « sans passion » car, aux dires du sous-préfet, « les populations intéressées ont le sentiment très net que le Parc national des Cévennes se fera quoiqu’elles en pensent22 ». D’autres se montrent franchement hostiles. Le quotidien La 16 Pierre Merveilleux du Vignaux, L’aventure des Parcs nationaux. La création des Parcs nationaux français, fragments d’histoire, Montpellier, ATEN, 2003, p. 117-120. 17 Journal officiel de la République française « Protection de la nature, Espaces naturels et institutions communes, Législation et réglementation », Paris, Journaux officiels, 1998, p. 3-97. Les parcs nationaux de la Vanoise et de Port-Cros sont créés en 1963 et le parc national des Pyrénées est institué en 1967. 18 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 1-4 ; « Décret n°61-1195 du 31 octobre 1961 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », ibid., p. 5-22. 19 Pierre Moulinier, Les parcs nationaux en France. Contribution à une approche du problème, Paris, SETAC, 1968, p. 13. 20 Karine-Larissa Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes, Florac, Parc national des Cévennes - Association Clair de terre - GARAE, 2010, p. 131. 21 De Bonfils (Sous-Préfet d’Alès) à Monsieur le Préfet du Gard (Service de la Coordination et de l’Action Économique), « Objet : Projet de création d’un Parc National des Cévennes », in CDA-PNC (Centre de documentation et d’archives du parc national des Cévennes, Génolhac), Fonds Cévennes, dossier « Avis formulés sur le projet de création du P.N.C. », Alès, 22 juillet 1969, p. 1. 22 De Dubecq (Sous-Préfet du Vigan) à Monsieur le Préfet du Gard (Service de la Coordination et de l’Action Économique), « Objet : Parc National des Cévennes. Clôture de l’enquête publique », ibid., Le Vigan, 22 juillet 1969, p. 1. 63 Marseillaise qualifie le parc de « carotte tendue pour masquer la carence de l’État envers cette région23 » tandis qu’en novembre 1969, trois conseils municipaux démissionnent de leurs fonctions afin de signifier à l’État que chacune de leur commune « refuse la création sur son territoire du Parc des Cévennes24 ». Aux termes de l’enquête publique, le parc est donc loin de faire l’unanimité. D’un côté, les Conseils Généraux de Lozère, du Gard et de l’Ardèche, rejoints par les Chambres de commerce et d’agriculture de la région, se prononcent majoritairement en faveur de sa création. D’un autre côté, quarante-huit des cent trente et une instances communales consultées refusent le projet et, sur les mille deux cent quatorze particuliers s’étant rendus en mairie pour signer les registres destinés à recueillir leur avis, plus de la moitié expriment une opposition au parc25. Aussi mitigés soient-ils, ces résultats n’empêchent pas l’État de poursuivre son entreprise. Une fois les limites prévues révisées au cas par cas26, le décret n°70-777 rattache officiellement cinquante-deux communes gardoises et lozériennes à l’Établissement Public National (EPN) « Parc national des Cévennes ». On y dénombre cent dix-sept hameaux, fermes et mas, parmi lesquels se trouvent cinq cent soixante habitants27 et quasiment autant d’exploitations agricoles28. À Forillon, la création du parc mêle l’aspect concerté du parc français à l’aspect autoritaire du parc éthiopien. En effet, l’ampleur des négociations va de pair avec la violence par laquelle l’institution « parc national » s’impose aux populations. Le projet est issu d’une double entente fédérale-provinciale. Au début des années soixante, le gouvernement québécois profite de la loi fédérale relative aux programmes économiques à frais partagés pour instaurer le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ)29. 23 « Le parc national des Cévennes. N’est-ce pas une carotte tendue pour masquer la carence de l’État envers cette région ? », La Marseillaise, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 17 décembre 1967, np. 24 « Contre le Parc des Cévennes », Midi Libre, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « 1961-1970 P.N.C. », 25 novembre 1969, np. 25 De G. Mazenot (Sous-Préfet de la Lozère) à Monsieur le Préfet de la Lozère (Service de la Coordination et de l’Action Économique), « Objet : Parc National des Cévennes – Consultations locales sur le principe de sa création », in CDA-PNC, Fonds Cévennes, dossier « Avis formulés sur le projet de création du P.N.C. », Mende, 1969, p. 2-8. 26 Karine-Larissa Basset, op. cit., p. 202. 27 Gérard Richez, « Le parc national : projet des Cévennes », Méditerranée vol.2 n°8, 1971, p. 748. 28 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 67-85. 29 Bruno Jean, Agriculture et développement dans l’Est du Québec, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1985, p. 104-105. 64 De cette expérience-pilote cherchant à transformer l’agriculture d’autosubsistance en une production marchande naît, en 1968, une seconde entente destinée au développement de la région du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles-de-laMadeleine. Menée par l’Office de développement de l’Est du Québec (ODEQ), celle-ci prévoit l’aménagement d’un parc dans la presqu’île de Forillon30. Conformément à la « Loi concernant les parcs nationaux » de 1930, laquelle indique que la « terre [d’un parc] appartient à Sa Majesté » et qu’elle doit être libre de droits d’occupation31, l’article 55 de l’Entente stipule que « le Québec se chargera de l’achat du terrain puis le cédera à bail libre de charges32 ». Aussi, le 8 juin 1970, après une formalisation préalable de l’accord33, l’administration provinciale transfère la propriété utile et le contrôle de Forillon au gouvernement fédéral. Le Québec s’engage à « donner libre jouissance desdits (sic) terrains au Canada avant le 31 décembre 1970 » tandis que « le Canada prendra les mesures nécessaires pour que ces terrains soient érigés en parc dédié au peuple canadien ». Précisons que cet accord fait office de précédent législatif en matière de parcs nationaux. Pour la première fois au Canada, un parc fédéral est établi sur la base d’un bail emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans au terme duquel le gouvernement provincial pourra reprendre possession des terres concernées, à condition, toutefois, de rembourser l’ensemble des dépenses engagées par l’État canadien34. Parallèlement à ces négociations avec les représentants du gouvernement fédéral, les autorités québécoises planifient, sur place, l’appropriation de la presqu’île de Forillon. Soutenus par le service fédéral de planification des parcs35, le ministère québécois des Travaux publics répertorie l’ensemble des propriétés concernées, la Société d’Habitation du Québec fournit les renseignements relatifs aux personnes à 30 Office de Développement de l’Est du Québec, Entente générale de coopération Canada-Québec. Le plan de développement du Bas Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Québec, Office d’information et de publicité du Québec, 26 mai 1968, p. 15. 31 « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 4ème session du seizième Parlement chapitre 33, Ottawa, 30 mai 1930, p. 281. 32 Office de Développement de l’Est du Québec, ibid. 33 « Les parcs nationaux. Déclaration au sujet de l’aménagement d’un parc à Pointe-Forillon », Débats de la Chambre des communes 28ème législature - 1ère session, Ottawa, 21 mai 1969, p. 8883-8885. 34 Gouvernement du Québec, ministère des Affaires intergouvernementales, « Entente en vue des transferts de l'administration et du contrôle de terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », Québec, Greffes des ententes intergouvernementales n°1970-12, 8 juin 1970, p. 24 (cf. infra, « 2.3.2. Une rivalité nationale pour l’État fédéral canadien », p. 100). 35 Service des Parcs nationaux, Planification, « Parc national de Gaspé (projet à l’étude). Les limites projetées », 1969, p. 1. 65 exproprier36 et le gouvernement provincial engage une entreprise privée pour évaluer le coût des parcelles à acquérir37. La phase préliminaire de recensement achevée, les responsables de l’ODEQ estiment cependant qu’« il se développe un sérieux malaise au sein de la population, d’où la nécessité d’une intervention la plus hâtive possible38 ». Le 11 février 1970, le gouvernement québécois ordonne alors au ministère des Travaux publics d’« acquérir de gré à gré ou par expropriation les immeubles et tous les droits immobiliers nécessaires à l’aménagement du Parc Forillon39 ». Deux mois plus tard, un programme de relocalisation des populations est mis en œuvre : les habitants acceptant de quitter le territoire du parc pour s’installer dans l’un des lieux approuvés par l’ODEQ, c'est-à-dire « hors de la zone limitrophe au parc », recevront une indemnisation comprise entre 500 et 2400 dollars canadiens40. En juillet, après avoir de nouveau sommé les populations locales d’abandonner leur propriété afin qu’il puisse « reprendre possession du territoire41 », l’État provincial dépose le plan d’expropriation devant l’Assemblée nationale. Les habitants de la presqu’île perdent leurs droits de résidence et d’exploitation42 et l’administration responsable est en mesure d’achever son travail. De 1970 à 1972, l’ensemble des maisons encore sur pied sont brûlées et l’ensemble des 36 Ministère des Travaux Publics, « Projet du Parc Forillon. Acquisition des Terrains. Structures de l’organisation », juillet 1969, np. 37 Gendron Lefebvre & Associés, « Parc Forillon. Acquisition des terrains. Rapport bi-mensuel sur l’acheminement des travaux d’arpentage », 15 août 1969, np. ; Id., « Parc Forillon. Acquisition des terrains. Rapport bi-mensuel sur l’acheminement des travaux d’arpentage et d’évaluation », 31 août 1969, np. ; Id., « Parc Forillon. Acquisition des terrains. Rapport bi-mensuel sur l’acheminement des travaux d’arpentage et d’évaluation », 15 septembre 1969, np. 38 De Jean-Claude Lebel à Guy Coulombe, « Mémoire. Objet : Parc Forillon », in BANQ-BSL (Bibliothèque et Archives Nationales du Québec Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-laMadeleine, Rimouski), Fonds E32, S1, SS101, SSS101, D56, dossier « 1969-1970. Comité interministériel sur l’acquisition des terrains de Forillon », 14 novembre 1969, p. 2. 39 Chambre du Conseil exécutif, « Arrêté en Conseil n°509 concernant l’acquisition de terrains pour l’aménagement du Parc Forillon, comté de Gaspé-Sud », copie non publiée, in MG-CAP (Musée de la Gaspésie - Centre d’archives privées, Gaspé), Fonds Jean-Marie Thibeault, dossier P128/2/2 « Documentation portant sur la création du Parc Forillon, Loi sur les parcs nationaux, charte de la ville de Gaspé, études, arrêtés en conseil, photocopies de journaux, 1968-1975 », 11 février 1970, p. 1. 40 Id., « Arrêté en Conseil n°1753 concernant un programme de relocalisation des populations habitant à l’intérieur des limites du parc Forillon », copie non publiée, ibid., 15 avril 1970, p. 1-7. Selon l’Université de Sherbrooke, le salaire mensuel moyen d’un ouvrier ne dépasse pas, en 1970, les 600 $ CAD (http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/statistiques/3287.html, consulté le 16 janvier 2013). 41 Id., « Arrêté en Conseil n°2132 concernant le transfert de l'administration et du contrôle de certains terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », copie non publiée, in Gouvernement du Québec, ministère des Affaires intergouvernementales, « Entente en vue des transferts de l'administration et du contrôle de terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », Québec, 27 mai 1970, np. 42 « Loi concernant le parc Forillon et ses environs », Lois du Québec chapitre 32, Québec, 17 juillet 1970, p. 159-169. 66 habitants encore sur place, expulsés43. Au printemps 1974, après une expropriation concernant « 983 personnes, 225 familles, 214 propriétés résidentielles, 355 bâtiments, 1400 terres à bois, 8 fabriques et 5 municipalités44 », la presqu’île de Forillon intègre légalement la catégorie des parcs nationaux fédéraux45. Qu’elle fasse l’économie de toute consultation locale ou qu’elle soit précédée d’une enquête publique voire d’une négociation entre les décideurs politiques fédéraux et provinciaux, la création d’un parc national relève ainsi d’un processus politique descendant. Il s’agit pour l’État responsable d’emparquer la nature et, que cet État soit éthiopien, français ou canadien, il lui faut pour cela s’emparer du territoire sélectionné. 2.1.2. Une évolution organisationnelle d’espaces naturels Produit de la loi qui l’autorise et la légitime, cette prise de possession du territoire est suivie de l’édification d’un appareil administratif à même de gérer l’espace-parc. L’évolution, ici, est progressive. Dans les parcs nationaux des Cévennes, de Forillon et du Simien Mountains, le processus se caractérise depuis 1970 par la mise en place de services spécialisés capables de planifier le travail à accomplir, par la définition de directives de plus en plus spécifiques et par l’aménagement des infrastructures destinées à l’accueil du public. En Cévennes, dès l’automne 1970, le ministère de l’Agriculture institue un conseil d’administration en charge de déterminer « les principes de l’aménagement, de la gestion et de la réglementation du parc ». Composé de cinquante membres représentant les ministères nationaux, les conseils généraux départementaux et les institutions locales concernées, le conseil nomme pour l’assister une commission permanente comprenant les mêmes catégories de représentants46. En 1974, une fois cette structure décisionnelle définie, l’arrivée d’Émile Leynaud au poste de directeur du parc marque le début d’une « série de mesures d’innovation47 » : un comité scientifique en charge des « Sciences 43 Lionel Bernier, La bataille de Forillon, Québec, Éditions Fides, 2001, p. 45-47 et 222-226. Jean-Marie Fallu, « La Gaspésie, cette éternelle région-pilote », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 10. 45 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 29ème législature - 2ème session chapitre 11, Ottawa, 7 mai 1974, p. 93-123. 46 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 … », op. cit., p. 67-80. 47 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 2. 44 67 biologiques et […] des Sciences humaines » voit le jour en 197548, un architecte-conseil est recruté en 1977 pour planifier la « préservation du caractère architectural […] des sites49 », les unités « Animation », « Plein-air » et « Information » organisent l’accueil des visiteurs50 et un programme d’aménagement quinquennal articule la mission du parc autour du double maintien de « la qualité de vie » et du « patrimoine naturel51 ». À la fin des années soixante-dix, l’Établissement Public a également commencé à apposer sa marque sur le territoire cévenol52. Rénové, le château de Florac accueille le siège de l’administration du parc53. Neuf centres d’accueil sont répartis de façon homogène sur le territoire54. Le personnel de terrain est logé dans trente-quatre bâtiments acquis ou loués par leur employeur et vingt-six sentiers pédestres complètent le balisage des mille neuf cents kilomètres de sentiers préexistants55. Depuis, progressivement, le travail du parc s’affine. En 1981, l’administration se concentre sur quatre champs d’action, à savoir le « maintien d’une activité agricole et forestière vivante », la « préservation et gestion du patrimoine naturel et du patrimoine culturel », la « connaissance et compréhension du milieu naturel et humain [par le visiteur] » et la « mission scientifique56 ». Ces objectifs sont mis en œuvre par diverses unités spécialisées57, instaurées durablement sous la forme de « commissions » à la fin des années quatre-vingt. Chapeautées par la commission permanente et le conseil scientifique, ces commissions déterminent les modalités d’entretien des lieux, elles perfectionnent le « système d’accueil et d’information » et elles planifient sur l’ensemble du territoire l’aménagement des espaces agro-pastoraux58. Le territoire porte d’ailleurs de plus en plus l’empreinte de l’institution gestionnaire : les écomusées du mont Lozère59 et de la Cévennes60 (sic) sont 48 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 2. Id., « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 32. 50 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 14-28. 51 Id., « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 1. 52 Cf. supra, « Planche cartographique n°1. L’Établissement Public “Parc national des Cévennes” », p. 24. 53 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 2. 54 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 21. 55 Id., « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 74-106. 56 Id., « Programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1981, p. 4-6. 57 Id., « Rapport d’activité 1982 », Florac, 1983, p. 18-39 ; Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°40 « Les gens d’ici… », Florac, 1989, p. 2. 58 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 33. 59 Id., « Rapport d’activité 1984 », Florac, 1985, p. 27. 60 Id., « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 21. 49 68 finalisés, deux cents kilomètres de sentiers pédestres « parc national » sont entretenus et balisés, treize centres d’accueil et vingt-trois points d’information renseignent le visiteur61 et, en zone centrale, plus de huit cents panneaux d’« orientation », d’« animation » et de « réglementation » doivent faciliter la « découverte du parc sur le terrain62 ». Au tournant des années quatre-vingt, après les pionniers qui l’ont matérialisé et structuré, le parc national devient le lieu d’une gestion « professionnelle » de la nature63. Contrôlés par un unique service d’administration générale, le service scientifique assure la connaissance des éléments biologiques et humains de l’espace, tandis que le service d’aménagement et de protection du territoire organise la préservation d’un patrimoine que le service de découverte et de communication doit « transmettre » et « faire comprendre64 ». À terme, l’espace « naturel » est rationnellement ordonné. Les responsables du parc se donnent pour mission de « Protéger », et pour cela de connaître et de sauvegarder le patrimoine naturel et culturel, d’« Accueillir », et pour cela d’assurer la compréhension des lieux par ceux qui les parcourent, et de « Coopérer », c'est-à-dire de s’investir dans la « vie administrative » comme dans les « activités économiques » du territoire65. À nous de noter le poids politique de l’impératif patrimonial. « Conservateurs pour la collectivité nationale66 », les gestionnaires du parc sont les garants de l’intégrité des milieux écologiques et, par voie de conséquence, ils sont les régents exclusifs et légitimes du territoire qui les abritent. Cette édification d’un appareil étatique s’efforçant d’organiser, de rationaliser et de spatialiser son travail sur la nature s’avère caractéristique, la comparaison l’indique, de l’institution publique « parc national ». Au Canada comme en France, on retrouve 61 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 25. Id., « Rapport d’activité 1991 », Florac, 1992, p. 5. 63 Isabelle Mauz, Histoire et mémoires du Parc national de la Vanoise. Trois générations racontent, Grenoble, Revue de Géographie Alpine, 2005, coll. « Ascendance », 178 p. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur rattache l’histoire du parc français de la Vanoise à l’action de trois générations successives : les précurseurs qui l’ont pensé, les pionniers qui l’ont mis en place et les professionnels qui, depuis, le gèrent. 64 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 26-28. 65 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 66 Christian Arthur (responsable scientifique au parc national des Pyrénées), cité par Guillaume Blanc, « Protection de la nation et construction de la nature, une histoire des parcs nationaux français depuis 1960 (Cévennes, Pyrénées et Vanoise) », Vingtième siècle. Revue d’histoire n°107-3, 2010, p. 141. Christian Arthur évoque ce rôle de « conservateurs pour la collectivité » à propos des années quatre-vingt et quatrevingt-dix. 62 69 une prise en main du territoire marquée par une mise en cohérence graduée de l’administration responsable. Sous la houlette de la Direction fédérale des parcs nationaux et des lieux historiques, l’agencement du parc Forillon débute en 196967. Un Surintendant en assure la direction générale68. Un Chef d’opération, un Naturaliste en chef et un Garde en chef planifient depuis Gaspé les premières actions d’aménagement et de surveillance69, tandis que des employés de terrain sont recrutés et logés dans des locaux acquis, plus au nord, à l’Anse-au-Griffon70. Jusqu’à la fin des années soixantedix, l’ensemble du personnel opère au sein des trois services de l’interprétation71, de la connaissance et des ressources72, de la faune, de la pêche et de l’environnement73. Puis, en 1981, l’administration définit les cadres et les finalités de son action. Le parc national est à cette date dédié à la « Connaissance », à l’« Aménagement » et à la « Protection » des ressources naturelles74 et pour cela, quatre unités de conservation, d’accueil, d’interprétation et de recherche sont établies75. Si les gestionnaires du parc se distinguent de leurs homologues français en se concentrant exclusivement sur la dimension naturelle de l’environnement, écartant de ce fait celle humaine et culturelle, l’espace-parc porte tout autant la trace de l’institution qui le contrôle76. Une fois franchi par le nord ou par le sud le centre d’information de l’Anse-au-Griffon ou de Penouille77, on dénombre sur le pourtour de la presqu’île un centre d’interprétation78, une dizaine de sentiers balisés79 et trois campings assortis 67 Service des Parcs nationaux, Planification, « Parc national de Gaspé (projet à l’étude). Les limites projetées », 1969, p. 1-12 ; « Parc national de Forillon, concept du parc », 1971, np. 68 Paul T. Beauchemin, « Forillon », 1971, np. 69 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 10-61. 70 Parc national Forillon, Yvan Lafleur, « Étude de neige 1970-1971 », 1971, np. ; Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 61. 71 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 6. 72 Parcs Canada, Région de Québec, Section Politiques et Recherches, « Rapport et tableaux statistiques 1978. Les parcs nationaux », 1978, p. 1. 73 Jean-Luc Desgranges, « Les grands hérons du parc national Forillon. Rapport technique préparé à l’intention de Parcs Canada », 1978, p. 1. 74 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan de conservation », 1981, p. 26-39. 75 Parcs Canada, Région du Québec, Division Programmation et Développement, Solène Dion, « Le profil des visiteurs au parc national Forillon au début des années quatre-vingt », 1983, np. 76 Cf. supra, « Planche cartographique n°2. Au Québec, le parc national canadien de Forillon », p. 26. 77 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 10. 78 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Données d’utilisation. Forillon et Mauricie. Rapport préliminaire », 1975, p. 3. 79 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 5. 70 d’aires de pique-nique et de parkings80. Cette double vocation de nature à préserver et d’espace à aménager caractérise ensuite la mission même du parc national. En termes d’objectifs, l’administration décide en 1988 de se focaliser sur le maintien de « l’intégrité des écosystèmes naturels et des mécanismes naturels qui les régissent81 ». En termes d’infrastructures d’accueil, l’année 1988 marque également la fin des « grands travaux82 » : les sites de Cap-des-Rosiers et de Petit-Gaspé regroupent près de trois cents places de parking, deux campings et quelques pavillons de services pour le camping d’hiver ; les sites de Cap-Bon-Ami et de Cap-Gaspé mettent à disposition des visiteurs un terrain de camping, une aire de pique-nique et deux belvédères rénovés ; la plage de Penouille est dotée d’une aire de stationnement de cent soixante-dix places, d’un centre d’accueil, de deux plages entretenues et de deux aires de jeux ; et l’Anseaux-Sauvages offre un autre parking associé, en contrebas, à une autre aire de piquenique83. À terme, on est en Cévennes comme à Forillon en présence d’un espace à la nature rationnellement ordonnée et à la gestion professionnalisée. Installées au siège de Parcs Canada à Québec, les quatre unités établies au début des années quatre-vingt continuent tout au long des années quatre-vingt-dix à définir les modalités de « connaissance », d’« aménagement » et de « protection » du parc national84. Quant à l’action conduite sur place, les « centres d’information », les « pôles d’activités » et les « aires d’activités plus légères » constituent depuis 1995 le cœur du dispositif d’accueil censé informer et orienter le public dans sa découverte du territoire85. Tandis que l’évolution institutionnelle des deux parcs nationaux de Forillon et des Cévennes témoigne d’une matérialisation constante des objectifs formulés par leurs responsables, l’histoire du Simien Mountains National Park se montre bien plus tortueuse. Dans cet espace où l’on dénombre en 1969 mille cinq cents habitants86, l’administration impériale procède en premier lieu à l’installation de son personnel. Un 80 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 7 ; Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Parc Forillon. Plans et programmation d’aménagement de sites », 1977, p. 28-31. 81 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 22. 82 Ibid., p. 10. 83 Ibid., p. 10-38. 84 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 39-68. 85 Ibid., p. 24-28. 86 World Wildlife Fund, Yearbook 1975-1976, Morges, 1976, p. 62. 71 fonctionnaire expatrié y est dépêché en 1968 en tant que gardien en chef87. Il est assisté à partir de 1972 par un second gardien, éthiopien88. Ils ont à leur disposition une « game guard force » composée de dix-neuf hommes lors de la création du parc89 puis, quelques années plus tard, de quarante « gardes90 ». Afin d’assurer une protection efficace du milieu et de la faune, objectif défini en 1973, ces derniers sont répartis sur l’ensemble du territoire : un « superviseur » à Debark, un gardien assistant à Sankaber et un gardien en chef à Gich, village le plus peuplé du Simien Mountains et où sont installés la majorité des gardes91. Moins de dix ans après la mise en place du parc, on dénombre, en tout, six « avant-postes », trois campements destinés à l’accueil du public92, une route en terre de trente-deux kilomètres joignant Debark à Sankaber et diverses pistes entretenues pour le déplacement des mules et des visiteurs93. Puis, à partir de 1978, tout juste classé « Patrimoine mondial » par l’UNESCO94, le parc national entre dans une phase de chaos. Dirigé par un unique gardien éthiopien95, le personnel est réduit à vingt-et-un gardes, un superviseur et un chauffeur96. Les moyens disponibles se résument à deux véhicules motorisés et dix chevaux de patrouille, tandis que cesse l’entretien de la route et que se dégradent les pistes reliant l’ensemble des avant-postes97. 87 P. Sthali et M. Zurbuchen, « Two Topographic Maps 1:25 000 of Simen, Ethiopia », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), Geographica Bernensia « G8 Simen Mountains – Ethiopia », Berne, 1978, vol.1 Cartography and its Application for Geographical and Ecological Problems, p. 11-31. 88 « The John Hunt Exploration Group of Endeavour Training Expedition to the High Simiens of Ethiopia. 14th January-19th February 1972 », Ethiopian Endeavour, septembre 1972, p. 40. 89 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 5. 90 World Wildlife Fund, Yearbook 1973-1974, Morges, 1974, p. 131. Nous traduisons « scouts » par « gardes ». 91 Ethiopian Government, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 2 (cf. supra, « Planche cartographique n°3. Le Simien Mountains National Park en Éthiopie », p. 28). 92 Ethiopian Tourism Commission, « Simien National Park Information Sheet », Addis-Abeba, 1980, np. 93 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 25-26. 94 UNESCO, Comité intergouvernemental de la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, « Deuxième session. Rapport final », Washington, 5-8 septembre 1978, p. 7. 95 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 2. 96 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 10. 97 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, mars 1983, p. 12. 72 Progressivement, le parc échappe au nouveau gouvernement du Därg qui doit faire face à l’incursion des indépendantistes érythréens progressant vers le sud et rendant de ce fait impossible l’aménagement du parc national98. Il est à ce propos significatif que l’administration socialiste transfère le quartier général de Sankaber, au cœur du parc, dans la ville de Debark, vingt-cinq kilomètres plus à l’ouest99. Le seul accomplissement réside finalement, en 1978, dans la destruction de sept villages et l’expulsion simultanée de leurs mille deux cents occupants100. Le succès sera de courte durée. Très vite, l’impératif de protection des milieux et de réduction de l’occupation humaine des lieux n’a plus de prise avec la réalité101. Après avoir faiblement résisté à cette politique de déplacement contraint, les populations trouvent le soutien des sécessionnistes du Tigrean Popular Liberation Front (TPLF) venus rejoindre, dans le Sem n, les soldats de l’Eritrean Popular Liberation Front (EPLF)102. Les soldats autorisent les habitants à revenir cultiver leurs terres, ils contraignent l’administration à abandonner ses locaux103 et, au début des années quatre-vingt-dix, ces rebelles devenus dirigeants évoquent non seulement la destruction des habitations des gardes et des camps de touristes104, mais aussi « the killing of wildlife […] when a power vacuum was created105 ». Depuis, le 98 Bruno Messerli, « Simen Mountains – Ethiopia. A Conservation Oriented Development Project », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 9. 99 Wildlife Conservation and Development Authority, Wildlife Conservation and Hunting in Socialist Ethiopia, Addis-Abeba, 1973 (cal. éth.), p. 6. Selon les mois de l’année, le calendrier grégorien affiche sept à huit ans de plus que le calendrier orthodoxe éthiopien, basé sur les calendriers copte et julien. Nous respecterons la datation des sources et indiquerons « (cal. éth.) » lorsque le calendrier éthiopien est utilisé. 100 Wildlife Conservation Organization, « Wildlife Conservation in Ethiopia (An overview of the progress to-date and the planned development) », Addis-Abeba, décembre 1984, p. 18. 101 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 62. 102 Lors de nos séjours de recherche, les habitants avec lesquels nous avons pu discuter nous ont décrit ce processus. Bahru Zewde, Sarah Vaughan et Kjetil Tronvoll soulignent également le contrôle de la région, à cette date, par l’EPLF et le TPLF (Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 257-268 ; Sarah Vaughan et Kjetil Tronvoll, The Culture of Power in Contemporary Ethiopian Political Life, Stockholm, Swedish International Development Cooperation Agency, 2003, Sida Studies n°10, p. 82-110). 103 De Negussie Mulu à Transitional Government of Ethiopia, Ministry of Agriculture and Wildlife Conservation Bureau, document sans titre, in SMNP-Debark (Bureau du Simien Mountains National Park, Debark), dossier sans titre, 16 février 1987 (cal. éth.), np. 104 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 8. 105 Tesfaye Hundessa, « Utilization of wildlife in Ethiopia », in Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) 73 nouveau gouvernement de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF) entend garantir la mise en forme et la mise en ordre de l’espace-parc. Jusqu’en 1998, le parc est reconstruit. En collaboration avec l’UNESCO et le United Nations Development Programme (UNDP), l’administration nationale reprend possession du territoire et y rétablit les avant-postes106. Vingt-cinq bâtiments sont restaurés à Sankaber, Gich et Chenek, des chevaux sont acquis afin d’assurer les patrouilles, la route est rénovée et un personnel permanent est de nouveau en place107. Et si cette réhabilitation est insuffisante aux yeux des responsables de l’UNESCO qui inscrivent le Simien Mountains sur la « Liste du patrimoine mondial en péril108 » en 1996, l’espace-parc porte de nouveau les traces de l’institution dont il procède. Le siège de l’administration demeure à Debark et six senior staffs, soixante-six gardes et sept opérateurs de maintenance sont répartis sur sept « camps » (anciens « avant-postes » auxquels est ajouté le camp de Buyit Ras)109. Puis, dans les années deux mille, conformément aux exigences formulées par les experts de l’UNESCO110, l’administration éthiopienne étend les frontières du parc. Elles sont resserrées au nord et au sud de façon à exclure le plus de villages possibles et elles sont élargies sur les flancs orientaux et occidentaux pour inclure davantage d’habitats occupés par les walya ibex111. En termes d’orientations stratégiques, les gestionnaires du parc national disent s’efforcer, comme à l’époque impériale et au temps socialiste, de protéger les milieux, de limiter les activités humaines et d’accueillir le public visiteur112. Néanmoins, au-delà de ce discours sur la nature, une Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 73. 106 The World Heritage Center - UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996. Consultants’ Report Including Agreed Minutes of Bahrdar Workshop », Bahir Dar, novembre 1996, p. 29. 107 De Bernd Von Droste (World Heritage Center Director) à Debre Markosse (Ministry of Agriculture, Ethiopian Wildlife Conservation Organization Manager), « Subject: Rehabilitation of Simen National Park (Ethiopia) », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 8 avril 1997, np. 108 UNESCO, Comité du patrimoine mondial, « Vingtième session », Mérida (Mexique), 1996, p. 32. 109 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 46. 110 Eric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 16. 111 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 2535. 112 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 52. 74 réelle distorsion continue de s’opérer entre les objectifs formulés par l’administration responsable et la réalité sociale du territoire mis en parc. Là où les parcs cévenol et gaspésien portent de plus en plus la marque énonciatrice de leur identité « parc national », le Sem n paraît en effet évoluer en une certaine autonomie vis-à-vis de l’État central censé le régenter en tant qu’espace de nature. À titre d’exemple, signalons pour l’année 2006 que l’occupation du parc par plus de quatre mille personnes contredit largement l’impératif sans cesse revendiqué d’une présence humaine à réduire113. La dissemblance entre les trois cas étudiés n’enlève rien au constat dressé tout au long de cette rétrospective diachronique de la mise en parc de la nature. En France, en Éthiopie et au Canada, l’État cherche à administrer la nature et pour cela, il met sur pied un appareil institutionnel fonctionnel. Le degré d’ordonnancement des espaces-parcs varie alors en fonction de l’efficience de cet appareil d’État officiellement tourné vers la gestion de territoires « naturels ». 2.2. La mise aux normes naturelles du territoire Comme le rappelle Adel Selmi dans son étude anthropologique de la Vanoise française, la matérialisation d’un parc national est tout à la fois « physique et disciplinaire114 ». En d’autres termes, la mise en forme d’un espace érigé au rang de patrimoine naturel serait dépourvue de sens si elle n’était pas accompagnée de sa mise aux normes. En Cévennes, à Forillon et dans le Sem n, trois biais conditionnent le succès de l’entreprise. À l’échelle nationale, l’administration en charge de la protection des espaces-parcs cherche à établir une législation qui fasse exister, légalement, la nature. En tant que détenteurs et représentants d’un pouvoir étatique et national, les gestionnaires des parcs sont quant à eux investis, à l’échelle locale, d’une double responsabilité. Ils doivent dès le début de leur mandat délimiter matériellement cet espace représentatif de la nature nationale et, depuis, ils veillent à ce que ses visiteurs temporaires et ses résidents permanents en fassent bon usage. 113 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 35. (cf. infra, « 2.3.3. Une souveraineté contrastée pour le mänge t éthiopien », p. 106-107). Le programme d’aménagement situe ces quatre mille personnes à l’intérieur même de la zone classée « parc national ». 114 Adel Selmi, op. cit., p. 138. 75 2.2.1. Une édification nationale de la nature En France, le législateur est l’énonciateur exclusif de ce que doit être un parc national. Jusqu’en 1960, une unique loi évoque la protection de l’environnement. Restreinte en 1930 aux seuls « monuments naturels115 », elle est complétée en 1957 par l’introduction des « réserves naturelles » en vue de la « conservation et de l’évolution des espèces116 ». Le concept de « parc national » est explicitement formulé trois ans plus tard, la loi autorisant le Conseil d’État à instituer un parc national lorsque « la conservation de la faune, de la flore, du sol, du sous-sol, de l’atmosphère, des eaux et, en général, d’un milieu naturel présente un intérêt spécial117 ». Cette formule détermine depuis ce que doit être un parc national. La loi de 2006 ajoutera seulement les « paysages » et le « patrimoine culturel » aux éléments légitimant la création d’un parc. À cette législation nationale à la fois vague et concise correspond un mode de fonctionnement local. À l’échelle nationale, l’État français investit trois institutions d’une mission d’orientation et de contrôle des espaces-parcs. Il s’agit du CNPN, du Comité interministériel des parcs nationaux et du ministère de l’Environnement. Les deux premiers sont chargés de « formuler un avis sur les mesures relatives à la protection des parcs118 » et à ce titre, ils n’ont aucun pouvoir de décision. Organe officiel de tutelle des parcs, le ministère se montre pour sa part « fragile, […] en permanence en déficit de moyens, de projets et de ressources humaines119 ». Loin de suggérer une incapacité de l’État à gérer la nature, cette façon de faire traduit une volonté d’agir, avant tout, localement. Par l’édiction d’un décret national, le législateur institue un Établissement Public National (EPN) en un territoire donné et, après en avoir nommé les responsables, il lui laisse le soin d’appliquer les « règles spéciales » à y mettre en œuvre120. Ainsi, en Cévennes, « l’aménagement, la gestion et la réglementation du parc 115 « Loi du 2 mai 1930 relative à la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque », Journal officiel de la République française n°1345 « Protection du patrimoine historique et esthétique de la France », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 67. 116 « Loi n°57-740 du 1er juillet 1957 complétant la loi du 2 mai 1930 réorganisant la protection des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque », ibid., p. 70. 117 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », op. cit., 1977, p. 2. 118 « Décret n°77-1300 du 25 novembre 1977… », op. cit., p. 19. 119 Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, Éditions La Découverte, 2003, coll. « Textes à l’appui / Anthropologie des sciences et des techniques », p. 9. 120 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », ibid., p. 1. 76 national » sont sous la responsabilité de l’EPN « Parc national des Cévennes121 ». Cet exercice local du pouvoir national perdure pendant près de quarante ans. Depuis 2006 seulement, une évolution se dessine. À cette date, un Établissement Public baptisé « Parcs Nationaux de France » est chargé de favoriser la coordination du travail à accomplir dans chacun des parcs du pays où, par ailleurs, l’administration gestionnaire est désormais supposée partager ses prérogatives avec les autorités locales concernées122. En Cévennes comme dans les autres parcs de France, la loi est cependant en cours d’application et aucun changement effectif n’est à ce jour entériné123. S’efforçant de dire la nature à une échelle locale, l’État français se distingue nettement des États éthiopien et canadien qui décident, chacun à leur manière, d’édifier la nature à une échelle avant tout nationale. À propos des parcs éthiopiens, les autorités impériales instituent en 1970 une institution nationale – l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization – dont l’unique vocation est de gérer les zones protégées du pays. Née du regroupement entre le Wildlife Conservation Board et le Wildlife Conservation Directory, tous deux établis en 1964124, l’EWCO est dirigée par un conseil exécutif composé de divers représentants ministériels, lesquels nomment à leur tête un directeur général125. Rattachée au ministère de l’Agriculture durant les époques impériale et socialiste126, l’Organisation est placée sous la tutelle du ministère de la Protection de l’Environnement et du Développement des Ressources Naturelles en 1992, sous la direction de l’Environmental Protection Authority en 1997127 et, en 2002, elle revient dans le giron du ministère de l’Agriculture128. Au-delà de ces changements fonctionnels, de l’Empire à la République, l’EWCO a pour unique mission d’« établir, 121 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 77. « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux », Journal officiel de la République française n°90, Paris, Journaux officiels, 2006, p. 5687. 123 Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 192-193. 124 Leslie H. Brown, « Ethiopia. Progress Report on the Imperial Ethiopian Government’s three years Wildlife Development Plan », Nairobi, UNESCO / RCSTA, 7 juin 1968, p. 4. 125 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970… », op. cit., p. 33. 126 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 8. 127 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « Environmental Policy », Addis-Abeba, 2 avril 1997, p. 3. 128 Seyoum Mengistu et Abebe Getahun, « The Wildlife Conservation Areas of Ethiopia: Current Status and Future Prospects », Addis-Abeba, février 2002, p. 89. 122 77 de développer et d’administrer les parcs nationaux […], les réserves de chasse et les autres zones de conservation129 ». En matière de législation, l’État éthiopien associe intimement espaces-parcs et protection de la faune. Dès 1908, selon deux sources postérieures, Ménélik II aurait interdit la chasse au grand gibier (big game)130 et sommé les « chiefs who are on the the frontiers to return to [their] provinces131 ». Ce décret semble faire de la régulation de la chasse un instrument de contrôle des provinces frontalières. Ne pouvant en certifier l’existence, nous identifions la loi de 1944 sur la « Preservation of Game » comme la première loi relative à la sauvegarde de la faune. Cette loi impose aux chasseurs l’obtention tarifée d’une licence, laquelle leur permet de chasser au sein des réserves (game reserves) aménagées par le ministère de l’Agriculture132. Puis, progressivement, la législation définit des sanctuaires (game sanctuaries)133, des zones de chasse contrôlées (controlled hunting areas)134 et, en 1970, des parcs nationaux. À cette date, les espèces animales cessent d’être envisagées comme du gibier (game) et quatre zones de conservation hiérarchisent le degré de protection de ce que l’État dénomme désormais « faune sauvage » (wildlife). Sous le contrôle de l’EWCO, sa chasse est tolérée dans les zones de chasse contrôlées, restreinte dans les réserves et prohibée dans les sanctuaires et parcs nationaux135. Le système demeure depuis identique. Le Därg abroge la législation en vigueur en 1980 mais, pour autant, les mêmes directives règlent l’existence de ces quatre zones de conservation136. En 1994, le gouvernement transitoire 129 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970… », op. cit., p. 31 (la traduction est de notre fait) ; Jesse C. Hillman, « Ethiopia: Compendium of Wildlife Conservation Information », New York - Addis-Abeba, The Wildlife Conservation Society International New York Zoological Park - Ethiopian Wildlife Conservation Organization, 1993, vol.1, p. 7 ; Seyoum Mengistu et Abebe Getahun, op. cit., 89. 130 Tesfaye Hundessa, « Utilization of wildlife… », op. cit., 1995, p. 73. 131 John Blower, Ethiopia. Wildlife Conservation and National Parks – September 1965-September 1969, Paris, Unesco Serial n°2351, mars 1971, p. 4. 132 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Proclamation No. 61 of 1944. Preservation of Game », Negarit Gazeta 3rd Year No. 9, Addis-Abeba, 29 mai 1944, p. 91-92. 133 Ministry of Agriculture, « Draft Hunting and Game Products Regulation, 1963. Regulation No. 1 issued under the Game Proclamation of 1944 », Addis-Abeba, 18 février 1963, p. 9. 134 Id., « Legal Notice. Wildlife Conservation Regulations Issued Pursuant to the Game Proclamation of 1944 », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1968, p. 5. 135 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970… », ibid., p. 30-33. 136 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 133-141. 78 éthiopien137 annule à son tour les lois précédemment édictées. Ces directives ne font cependant l’objet d’aucune modification règlementaire138. Quant à la dernière loi promulguée par l’État fédéral en 2007, elle fait encore de la protection de la faune sauvage la raison d’être des parcs nationaux139. De prime abord, l’édification légale d’espaces-parcs semble cohérente. Les imprimés produits par l’administration éthiopienne révèlent qu’en réalité, la confusion est permanente. D’une part, les lois nationales ne seraient pas les seules en vigueur. Le décret relatif à la loi de 1970 précise à ce propos que les « lois coutumières » doivent être abrogées140. D’autre part, leur contenu demeure bien souvent rhétorique, à l’instar des lois de 1980 et de 1994 insistant sur l’abolition de celles édictées par les gouvernements précédents, tout en mentionnant la validité des règlements existants141. On est ainsi en 1994 en présence d’une législation issue d’une Proclamation rédigée en 1980 sur la base d’une loi promulguée en 1970, laquelle indiquait déjà l’existence de lois non-étatiques. Finalement, même l’existence matérielle des zones de conservation paraît discutable. Leurs noms et leur nombre différent selon chaque rapport gouvernemental et, pour reprendre la formule employée par Yoseph Genet, ces zones font parfois figure de « “paper” wildlife conservation areas with no staff, buildings, resources or even, in most cases without any boundary description142 ». Il y a bien en Éthiopie un appareil d’État législatif censé faire des parcs des espaces de faune à préserver. Excepté les deux parcs nationaux de l’Awash et du Sem n légalement établis143, l’institutionnalisation de la nature éthiopienne demeure cependant un projet national bien plus qu’une réalité locale. 137 Suite à la conférence nationale organisée par l’EPRDF en juillet 1991, vingt-sept groupes politiques forment le « Transitional Government of Ethiopia ». Il restera en place jusqu’aux élections de 1995. 138 Transitional Government of Ethiopia, « Proclamation No. 94/1994. Forestry Conservation, Development and Utilization Proclamation », Negarit Gazeta of the Transitional Government of Ethiopia 53rd Year No. 80, Addis-Abeba, 28 mars 1994, p. 372-379. 139 Federal Democratic Republic of Ethiopia, « Proclamation No. 541/2007. Development Conservation and Utilization of Wildlife Proclamation », Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia 13th Year No. 51, Addis-Abeba, 21 août 2007, p. 3734-3744. 140 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No. 7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 35. La traduction est de notre fait. 141 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192… », op. cit., p. 138 ; Transitional Government of Ethiopia, « Proclamation No. 94/1994… », ibid., p. 375. 142 Yoseph Genet, « Trust Fund Development for Wildlife Conservation and Protected Areas Management for Ethiopia », Addis-Abeba, septembre 1995, p. 15. 143 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien Mountains… », op. cit., p. 6-8 ; Id., « Order No. 54. Awash… », op. cit., p. 24. 79 On distingue au Canada une législation assez proche de celle française et une institution dirigeante plutôt semblable à celle d’Éthiopie. À la charnière des e XIX et XX e siècles, les lois sont d’abord établies en fonction des parcs créés et à créer. La « Loi sur le parc des Montagnes Rocheuses » permet en 1887 la création du parc de Banff. La « Loi des réserves forestières et des parcs fédéraux » consacre en 1911 le statut fédéral des parcs Glacier et Yoho en Colombie-Britannique et, dans les Rocheuses, des parcs de Banff, de Jasper et des Lacs-Waterton144. Le législateur uniformise ensuite la procédure de création d’un parc national. Depuis 1930, le Parlement doit systématiquement amender la « Loi sur les parcs nationaux » afin d’y inscrire officiellement les limites frontalières d’un parc national145. À titre d’exemple, la création du parc Forillon est entérinée en 1974 par l’annexe de la « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux146 ». En termes d’objectifs, cette législation se veut, comme en France, aussi évasive que concise. La loi de 1930 stipule que les espaces à mettre en parc doivent être « intacts147 » tandis qu’est évoqué, en 1988, un impératif de « préservation de l’intégrité écologique148 ». Sur le plan institutionnel, un unique organisme d’État assume la direction des parcs nationaux. Trois périodes jalonnent l’histoire de cette institution en charge de l’ensemble des parcs naturels et historiques du pays. Jusqu’en 1930, les parcs sont sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. D’abords gérés par la Direction des forêts, ils dépendent à partir de 1911 de la Direction des parcs fédéraux organisée par James B. Harkin. Dix ans plus tard, celle-ci est renommée « Direction des parcs nationaux149 ». Jusqu’en 1973, elle intègre différents ministères, sous diverses appellations150. 144 William Fergus Lothian, Histoire des parcs nationaux du Canada, Ottawa, Parcs Canada, 1977, vol.2, p. 10-13. 145 Jean-Luc Bourdages, André Bouchard et Marie-Odile Trépanier, Les parcs naturels du Canada et du Québec. Politiques, lois et règlements, Montréal, Université de Montréal - Faculté des arts et des sciences - Institut botanique, 1984, p. 7. 146 Annexe IV, « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 29ème législature - 2ème session chapitre 11, Ottawa, 7 mai 1974, p. 93-123. p. 93-123. 147 « Loi concernant les parcs nationaux », op. cit., 1930, p. 282. 148 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux et la Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux (sic) », Statuts du Canada 33ème législature - 2ème session chapitre 48, Ottawa, 18 août 1988, p. 1230 ; « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 36ème législature - 2ème session chapitre 32, Ottawa, 20 octobre 2000, p. 5. 149 C. James Taylor, Negotiating the Past. The Making of Canada’s National Historic Parks and Sites, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990, p. 25-26. 150 William Fergus Lothian, ibid., p. 19-25. 80 Rebaptisée « Parcs Canada151 », l’administration en charge des parcs canadiens se veut la plus rationnelle possible. D’une part, elle précise son fonctionnement. Elle place les parcs situés dans la partie occidentale du pays sous la responsabilité de la Région « Ouest » et de celle, nouvelle, des « Prairies » ; elle subdivise la Région « Centre » entre les Régions « Ontario » et « Québec » ; et la Région « Atlantique » demeure responsable des parcs établis ou à établir dans la partie orientale du Canada152. L’institution fédérale affine également ses objectifs. Ses gestionnaires divisent le territoire national en quarante-huit « régions naturelles153 » et ils prévoient en 1979 que chacune d’entre elles abritera au moins un parc national, le but poursuivi étant la constitution d’un véritable « réseau des Parcs nationaux154 ». Qu’il s’agisse de « l’intérêt spécial155 » des milieux naturels français, de la faune sauvage éthiopienne ou de l’intégrité écologique d’espaces canadiens intacts, l’édification de la nature a besoin de la loi et de la puissance publique. La première affirme la nature par la promulgation nationale de mesures visant à sa préservation et la seconde la formalise à l’échelle locale par le biais d’institutions permettant sa gestion. 2.2.2. Une objectivation locale de la nature nationale Indispensables, les textes législatifs et les structures bureaucratiques ne peuvent suffire à dissocier l’espace-parc de son alentour. Si la mise en forme du parc se révèle conditionnée par la capacité de l’État à l’aménager, sa mise aux normes nécessite la concrétisation matérielle et réglementaire de la nature nationale qu’il représente. L’État doit signifier localement la loi naturelle qu’il énonce. Au Canada, en France et en Éthiopie, les administrations en charge des parcs doivent circonscrire leur territoire et faire respecter, en dedans, les usages de la nature dont ils ont la charge. À Forillon, un découpage à la fois administratif et écologique préside à l’établissement du parc national. Après une première étude réalisée en 1969, le ministère fédéral des Affaires indiennes et du Nord et le ministère provincial du Tourisme, de la 151 Parcs Canada, « Programme de Parcs Canada », 1975, p. 1. William Fergus Lothian, op. cit., vol.2, p. 30. 153 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 3-4. 154 Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 39. 155 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », op. cit., 1977, p. 2 (cf. supra, p. 76). 152 81 Chasse et de la Pêche prévoient un parc d’une superficie avoisinant les quatre-vingt-dix milles carrés156. Pour cela, ils doivent d’abord simplifier le maillage administratif du territoire. C’est chose faite le 1er janvier 1971 avec la fusion des quarante-sept municipalités concernées en une unique municipalité, celle de Gaspé, dont les représentants sont désormais les seuls interlocuteurs de l’administration fédérale157. Les limites du parc sont définies l’année suivante. Il s’étend sur près de 150 km2 (soit quatrevingt-douze milles carrés)158. Un zonage basé sur une classification écologique de l’espace est alors mis en place. Le parc est partagé entre des « zones de préservation spéciale » (7% du parc avec un accès restreint au public et une interdiction des véhicules motorisés), des « zones primitives » (86% du parc regroupant les paysages les plus représentatifs de la région naturelle), des « zones d’environnement naturel » (4% du parc où se mêlent infrastructures touristiques et milieu préservé) et des « zones de récréation » (3% du parc où se trouvent la majorité des équipements de loisir de pleinair)159. Le territoire demeure par la suite circonscrit en fonction de la capacité de support des milieux, tandis que la dénomination des zones évolue au gré de la politique définie par Parcs Canada160. Depuis 1995, Forillon comprend une « zone I Préservation spéciale » (1,2%), une « zone II Milieu sauvage » (96,3%), une « zone III Milieu naturel » (0,7%) et une « zone IV Loisirs de plein air » (1,8%)161. En Cévennes, la logique qui préside au découpage du parc relève d’une autre appréciation des éléments humains et non-humains du territoire. La loi de 1960 prévoit pour chaque parc national une division concentrique en deux zones, une « cellule mère “appelée” Parc […] ou zone centrale » et une « zone périphérique ». Soumise à un « régime spécial », la première zone peut être enrichie de diverses « réserves intégrales » 156 Service des Parcs nationaux, Planification, « Parc national de Gaspé (projet à l’étude). Les limites projetées », 1969, p. 5. Si le Canada a aujourd’hui adopté le système métrique, l’unité « mille » notamment utilisée par l’ancien Empire britannique (« mile » en anglais) était largement utilisée au Canada comme au Québec. 1 mille indique une longueur d’environ 1 609 mètres. 157 « Charte de la ville de Gaspé », Lois du Québec chapitre 76, Québec, 19 décembre 1970, p. 455-464. 158 Harold Sohier, Patrice Côté, Yvon Côté, Armand Lachance, Réal A. Tremblay, Michel Foucault et Robert Marois, « Rapport du sous-comité de la qualité de l’environnement du parc Forillon », mars 1972, p. 3. 159 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 13. 160 Id., « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 41 ; Id., « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1983, p. 31-32 ; Id., « Principes directeurs et politiques de gestion », Ottawa, 1994, p. 31. 161 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 68. 82 destinées à la recherche et à la plus stricte protection du milieu. La zone périphérique est quant à elle dédiée à des « réalisations d’ordre social, économique et culturel162 ». Conformément à la législation, c’est sous cette forme qu’est créé le parc des Cévennes. S’étendant sur les départements de la Lozère et du Gard, la zone centrale englobe un territoire de 920 km2 et compte, sur cinquante-deux communes, cinq cent soixante habitants permanents. La zone périphérique s’étend jusqu’en Ardèche, sur une superficie de plus de 2200 km2. Elle regroupe soixante-cinq communes où résident près de quarante et un mille personnes qui ne sont pas soumises aux règlements édictés par l’Établissement Public. La logique de cette partition perdure depuis. D’ailleurs, si l’État offre en 2006 aux communes le choix d’intégrer ou de quitter l’institution « parc national163 », la Charte censée contractualiser leur entente est à ce jour en cours de validation164. De facto, la zone centrale demeure le lieu exclusif de l’action du parc national. Comme au Canada, la subdivision du parc national dépasse les seuls critères administratifs du territoire. En 1981, ses responsables partagent l’espace soumis à la réglementation qu’ils édictent entre les quatre secteurs du Mont Lozère-Bougès nord, du Causse Méjean, de l’Aigoual Lingas et des Cévennes-Bougès sud. Les « unités écologiques » et les « caractéristiques naturelles » de ces secteurs orientent « la mise en œuvre de chaque programme d’aménagement quinquennal165 ». Si l’organisation sectorielle du parc canadien apparaît déterminée par l’équilibre entre zones naturelles et récréatives, le découpage du parc cévenol répond pour sa part à une certaine prise en compte de l’occupation humaine. En Éthiopie, la spatialisation du parc national est en revanche conditionnée par la seule perspective écologique. Enserrant un espace d’environ 130 km2, les frontières du Simien Mountains sont définies en fonction de la répartition des walya ibex dont la majeure partie évolue, en 1969, sur le territoire des trois wäräda de Debark, Adi Arkay et Jenamora166. Ces wäräda font partie de la province de Gondar aux époques impériale et socialiste et de l’État-Région Amhara 162 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », op. cit., p. 1. « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006… », op. cit., p. 5682. 164 Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 192-193. 165 Id., « Programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1981, p. 98. 166 Ethiopian Government, Wildlife Conservation Organization, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 2. 163 83 depuis l’instauration de la République fédérale démocratique167. Une même logique préside alors, sous le régime de l’EPRDF, à l’extension du parc. La guerre civile ayant provoqué la migration des walya, les gestionnaires du parc décident d’étendre leur autorité sur les territoires de Lemalimo, à l’ouest, et de Mesareriya, à l’est. Ainsi en 2003, une fois la démarcation achevée, le nombre de walya est estimé à six cent vingttrois spécimens, soit le double des effectifs recensés quelques années auparavant168. Ajoutons qu’en 2006, dans le but d’assurer la protection des corridors de circulation empruntés par les walya, le parc est de nouveau élargi. Intégrant les massifs orientaux de Silki Yared, de Kidus Yared et du Ras Dashen169, il s’étend sur 412 km2. Déterminée par la loi qui les institue et les délimite, l’existence des parcs est également matérialisée par un certain nombre de marqueurs annonçant au public son entrée en parc national. Les informations dont nous disposons à ce propos sont lacunaires. Si les archives éthiopiennes évoquent « several signpots and beacons170 » en 1980 et « 300 beacons » signalant les frontières du parc en 2007171, les seuls éléments que nous avons pu identifier sur place sont les deux checkpoints de Sawre et de Sebat Minch construits, au début des années 2000, à l’ouest et à l’est du parc172. À l’inverse, en Cévennes, bien que l’on aperçoive aujourd’hui en bordure de routes de nombreux panneaux indiquant l’entrée en zone centrale du parc, les archives ne mentionnent la mise en place de cette signalétique que pour les seules années soixante-dix173. Il en va de 167 En 1941, Hailé Sélassié divise l’Éthiopie en provinces ( äqlay gezat), sous-provinces (awra a) et districts (wäräda). L’État socialiste changera les limites et le nom des provinces et sous-provinces et ajoutera le qäbäl comme premier niveau du maillage territorial (« voisinage » en amharique, le qäbäl désigne un village ou un groupement de hameaux en zone rurale, une association de quartiers en zone urbaine). La République fédérale modifiera les échelons administratifs supérieurs, les provinces étant remplacées par les États-Régions (kellel) et les sous-provinces par les « zones ». Notons également que les lois peuvent mentionner des provinces qui, théoriquement, n’existent plus. Ainsi la loi d’établissement du Simien Mountains évoque l’appartenance du parc à la province du Bäg mder et du Sem n, alors que selon la réforme mise en place par l’Empereur, la province a déjà été rebaptisée « Gondar », du nom de la ville principale de la région. 168 Eva Ludi, Simen Mountains Study 2004. Intermediate Report on the 2004 Field Expedition to the Simen Mountains in Northern Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2005, coll. « dialogue », p. 33. 169 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. 8-9. 170 Ethiopian Tourism Commission, « Simien National Park Information Sheet », Addis-Abeba, 1980, np. 171 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simen Mountains National Park Integrated Development Project, Project n°: -1722-00/2005. Terminal Report », Debark, 2007, p. 11 172 De Bisrat Kebede à The Police Office of Debark Woreda, « Regarding the offenders », in SMNPDebark, dossier sans titre, 18 juin 1994 (cal. éth.), np. Voir la planche photographique ci-contre. 173 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 24. 84 Planche photographique n°2. La matérialisation disciplinaire de l’espace-parc Cliché de l’auteur, checkpoint de Sawre (Sem n), octobre 2012. Cliché de l’auteur, entrée du secteur Sud (Forillon), avril 2012. Cliché de l’auteur, sortie du village du Pont-de-Montvert (Cévennes), février 2011. 85 même à Forillon où l’on fait face au nord et au sud à une porte d’entrée règlementant l’accès au parc, sans qu’aucune archive ne fasse pourtant état de leur existence. Ce croisement des « textes […] et des “archives des pieds”174 » permet néanmoins de formuler l’hypothèse selon laquelle, depuis leur mise en place, les administrations gestionnaires s’efforcent de borner la nature mise en parc. En aval d’une législation et d’une administration définies à l’échelle nationale, elles délimitent localement les zones où la nature mérite d’être protégée par la nation et, ainsi, par la délimitation légale de l’espace-parc, un intérieur naturel distinct d’un extérieur a-naturel prend forme. Par la définition réglementaire des usages de cet espace peut prendre forme la nature nationale. En Cévennes, l’administration en charge du parc règlemente dès ses débuts la pratique générale du territoire. D’une part, il y est interdit de bivouaquer, d’endommager la flore, de « troubler le calme et la tranquillité des lieux en utilisant […] un appareil récepteur » et de « se livrer […] à des activités industrielles comme à des activités commerciales ou artisanales nouvelles ». D’autre part, dès 1970, si les activités forestières, agricoles et pastorales continuent d’être « librement exercées », les travaux publics et privés « susceptibles de modifier l’état ou l’aspect des lieux » sont sinon interdits, en tous les cas soumis à l’approbation du directeur175. L’occupation du territoire ne cesse donc pas avec la création du parc. Ses responsables en déterminent seulement les bons et les mauvais usages. À propos des espaces d’habitation et d’exploitation, seuls les bâtiments qui constituent des « témoignages concrets d’une civilisation rurale originale » peuvent désormais être restaurés176 et « aucune construction neuve n’est autorisée », à l’exception « de réalisations indispensables […] à l’amélioration des conditions de vie des résidents permanents [et] des bâtiments isolés caractéristiques de l’architecture rurale traditionnelle177 ». À propos de la chasse, pratiquée en Cévennes au point qu’il en existe une « mémoire » et une « tradition » locales, l’État impose là aussi une nouvelle réglementation178. Depuis 1970, seules les populations résidentes sont autorisées à chasser en zone centrale et elles doivent pour 174 Simon Schama, Le paysage et la mémoire, trad. de l’angl. par Josée Kamoun, Paris, Seuil, 1999, p. 32. « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 69-77. 176 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 17. 177 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 59. 178 Anne Vourc’h et Valentin Pelosse, « La chasse en Cévennes lozériennes – éléments d’une problématique sociologique », Paris, PIREN Causses-Cévennes, 1982, p. 3. 175 86 cela être membre de l’association cynégétique du parc, laquelle circonscrit les territoires de chasse et définit les espèces et le nombre de spécimens qui peuvent y être abattues179. Du côté canadien, la réglementation se révèle largement plus rigoureuse. Aux pouvoirs de police dont sont investis les employés du parc Forillon afin de prévenir la dégradation des ressources naturelles180 s’ajoute une stricte interdiction de la chasse. Conformément à la politique de préservation des espèces prédatrices adoptée par la Direction des parcs nationaux à la fin des années trente181, la loi stipule dès 1971 que ni la chasse aux phoques, ni la chasse aux ours ni aucune autre forme de chasse n’est tolérée182. La pêche sportive fait elle aussi l’objet de règles spécifiques puisque si sa pratique demeure autorisée « tant dans la mer que dans les lacs et ruisseaux de l’intérieur183 », elle est sujette à l’obtention d’un permis et restreinte à des zones dont l’accès est interdit aux véhicules motorisés184. D’ailleurs, à partir de 1995, la pêche en eau douce est abolie pour « préserver l’intégrité des écosystèmes aquatiques ». Seule reste tolérée « la pêche commerciale traditionnelle au homard185 ». Au-delà de ces activités de chasse et de pêche, les responsables du parc s’attachent également à restreindre la circulation automobile à l’intérieur de la presqu’île. Pour cela, une fois les habitants expulsés, ils condamnent en 1972 la route du Portage reliant l’Anse-au-Griffon à la baie de Gaspé186 et ils procèdent à la fermeture, en 1974, du tronçon routier menant de Petit-Gaspé à Cap-Gaspé187. 179 Ces informations se retrouvent dans chacun des rapports d’activité produits par les gestionnaires du parc. 180 « Loi concernant les parcs nationaux », op. cit., 1930, p. 282-283. 181 Alan MacEachern, « Rationality and Rationalization in Canadian National Parks Predator Policy », in Chad et Pam Gaffield (dir.), Consuming Canada. Readings in Environmental History, Toronto, Copp. Clark, 1995, p. 206-207. 182 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 24. 183 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 16. 184 Parc national Forillon, « Plan de gestion de la faune ichtyologique en milieu d’eau douce », 1979, p. 4. 185 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 37-38. 186 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Rapport préliminaire des audiences publiques au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1972, np. 187 Bernard Bélanger, « La Pointe de Penouille, un lieu de villégiature et de détente », Le Pharillon, in PCCSQ (Parcs Canada - Centre de Services du Québec, Québec), dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (1973-1983) », 11 juillet 1974, np. 87 Dans le Sem n, espace habité comme en Cévennes, la réglementation qui pèse sur le parc est quasiment identique à celle mise en œuvre à Forillon, territoire libéré de la présence humaine. La chasse, tout d’abord, y est proscrite. Sur les hauts plateaux chrétiens, la chasse au trophée semble être l’apanage des élites depuis l’époque médiévale, les populations semblant pour leur part s’adonner à une chasse alimentaire occasionnelle188. S’agissant du Sem n, les rares sources que nous avons pu trouver attestent à notre période d’une partition sociale de la chasse entre les « sportsmen » occidentaux et les populations locales, les uns chassant l’exploit189, les autres la nourriture190. Cette chasse est par la suite étroitement contrôlée par les autorités impériales191. Elles l’associent en 1968 à du braconnage192 et, l’année suivante, elles l’interdisent formellement193. L’exploitation du territoire est également restreinte. La coupe et la vente de bois sont soumises à l’approbation des autorités en 1970194 et en 1993, lorsque l’espace-parc redevient accessible, l’État fédéral interdit aux populations de couper du bois, de faire pâturer des animaux, d’étendre les terres cultivables, d’introduire des animaux domestiques et de vendre du bois de chauffe aux touristes195. Définis, ces usages restrictifs de la nature seraient vides de sens si les responsables des parcs ne s’efforçaient pas de les faire respecter. En Cévennes, l’entreprise nécessite la division du parc en huit secteurs de surveillance196 puis, en 1994, leur regroupement en « quatre antennes de massifs » – le Mont Lozère, les Cans et Vallées cévenoles, le Mont Aigoual et les Causses197. Chaque secteur dispose d’un certain nombre de « gardes-moniteurs », lesquels patrouillent quotidiennement le territoire. Ainsi, en 1975, une vingtaine d’agents de terrain consacrent un tiers de leur temps aux « opérations de 188 Thomas Guindeuil, « Alimentation, cuisine et ordre social dans le royaume d'Éthiopie (XIIe-XIXe siècles) », Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012, thèse de doctorat en histoire, p. 238-240. 189 Ernest P. Prossnitz, Safaris international division of Special Tours & Travel Inc., Chicago, 1965, np. ; EWCO, classeur « Blower 7. Tourism/Hunting », dossier « Safari Outfitting », 1965-1968, np. 190 Ted C. Shatto, « General Survey », Ethiopia, 1973, np. 191 Ministry of Agriculture, « Draft Hunting and Game Products Regulation, 1963. Regulation No. 1 issued under the Game Proclamation of 1944 », Addis-Abeba, 18 février 1963, np. 192 Leslie H. Brown, « Ethiopia. Progress Report on the Imperial Ethiopian Government’s three years Wildlife Development Plan », Nairobi, UNESCO / RCSTA, 7 juin 1968, p. 6. 193 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59… », op. cit., p. 6-8. 194 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980… », op. cit., p. 135. 195 Region 3 Administration, Natural Resources and Environmental Protection Bureau, « Directives issued to conserve the Simien Mountains National Park », Gondar, août 1986 (cal. éth.), np. 196 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 43. 197 Id., « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 28. 88 contrôle » et établissent onze procès-verbaux sanctionnant des infractions relatives à la chasse, au camping et à la circulation automobile sur pistes forestières198. Si nous ne sommes pas parvenus à obtenir ces procès-verbaux, les rapports produits par l’administration font état, année après année, de chiffres assez proches. À titre d’exemple, les « activités de protection » occupent en 2002 près de 40% du temps d’une trentaine de gardes-moniteurs, lesquels dressent à cette occasion douze procèsverbaux199. On retrouve un même système de surveillance au parc Forillon, où des « gardes patrouilleurs » doivent « faire respecter les règlements200 ». À défaut d’informations quantitatives, la législation nationale donne un aperçu des règlements en vigueur. On apprend à ce propos qu’une infraction peut être sanctionnée en 1988 d’une amende de 2000 $ CAD mais qu’aucune n’est désormais passible d’emprisonnement201, excepté en cas de braconnage où une contravention de 150 000 $ CAD peut être assortie d’une peine de prison minimale202. Devenues exceptionnelles au Canada, ces condamnations à la prison ferme demeurent d’actualité dans le parc national éthiopien. Dès 1963, quelques dix-neuf gardes sont présents dans le Simien Mountains afin de mettre un terme au braconnage des walya203. Répartis quelques années plus tard sur six postes de surveillance204, l’objectif qui est leur assigné est clair : « to achieve a maximum protection of all wildlife through severe penalties205 ». Si les résultats obtenus ne satisferont jamais les organisations internationales engagées dans le Simien Mountains206, la coercition semble pourtant régulière. Un garde fait mention dès la fin 198 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1975 », Florac, 1978, p. 14. Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 35. 200 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 9. 201 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux et la Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 33ème législature - 2ème session chapitre 48, Ottawa, 18 août 1988, p. 1237. 202 L’honorable Tom McMillan, ministre de l’Environnement, « “Conserver et protéger”. Aperçu des modifications à la Loi sur les parcs nationaux », Ottawa, Environnement Canada. Parcs, octobre 1986, p. 2. 203 Leslie H. Brown, « A report on the Wild Life situation in the Semien Mountains of North Ethiopia with special reference to the Walia Ibex, Capra Walie and the Semien Fox, Simenia simensis simensis », Addis-Abeba, 1963, p. 3. 204 Ethiopian Tourism Commission, « Simien National Park Information Sheet », Addis-Abeba, 1980, np. 205 J.G. Stephenson, « Memorandum on the Draft Proclamation to Provide for the Conservation of and Management of Wildlife », Addis-Abeba, 20 novembre 1975, p. 2. 206 Voir notamment : Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 10 ; Eric L. Edroma et Kes Smith 199 89 des années soixante-dix de l’emprisonnement de personnes ayant illégalement défriché plusieurs forêts d’eucalyptus, à l’est du parc207. Depuis que l’EPRDF dirige la République éthiopienne, on dénombre également sept avant-postes à partir desquels une soixantaine de gardes réarmés208 saisissent des pièges destinés à la capture d’animaux209, détruisent des maisons illégalement construites dans l’enceinte du parc210 et permettent la condamnation de braconniers à plusieurs années de prison211. Dans la mesure où elles reposent sur la définition légale de la nature, sur le monopole institutionnel de la gestion du territoire et sur la délimitation règlementaire de l’espace-parc, de pareilles actions sont légitimes. Objectivée en tant que symbole local d’une valeur nationale, la nature doit être préservée et, pour cela, l’espace strictement contrôlé. Les moyens employés varient selon le contexte national observé. Force est cependant de constater qu’un parc national apparaît systématiquement comme un appareil d’État à la fois législatif, normatif et coercitif. 2.3. L’État en parc national : entre les mots et l’action, la nation et le local Un parc national répond à une forme et à une norme qui ne sont pas celles de l’espace alentour. Nord-américain, européen ou africain, le parc national est le produit d’une construction sociale hautement politique. Aucun des travaux historiques relatifs aux trois espaces régionaux ici étudiés ne semble avoir associé les mutations socioculturelles du territoire à l’élaboration d’une nature organisée et réglée par l’État. Si l’on considère la localisation des parcs éthiopiens, français et canadiens, il est pourtant significatif que les premiers parcs éthiopiens soient mis en place à proximité de territoires que l’État peine à contrôler – ainsi le parc du Simien Mountains à la frontière d’une province tigréenne Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 4. 207 Tilahun Bezabeh, « To whom it may concern », in SMNP-Debark, dossier « Park Office to Debark EPRDF Defense Office », 3 janvier 1988, np. 208 De Jemaneh Jagiso à Debark Council Province, « Regarding weapons », in SMNP-Debark, dossier « Debark Woreda Politics Administration Office file », 1995, np. 209 De Asfaw Menesha à Parks Development and Protection Authority, « Fiscal Year Report », in SMNPDebark, dossier « Yearly report », 5 novembre 1999 (cal. éth.), np. 210 De Berara Tadles à Simien Mountains National Park Office, « Regarding a report of March », in SMNP-Debark, dossier « Sawre Camp », 2002 (cal. éth.), np. 211 De Bekalu Ademasu à Simien Mountains National Park Office, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Wildlife death file », 2000 (cal. éth.), np. 90 refusant régulièrement l’autorité impériale212, ainsi le parc de l’Awash au sein d’une population afar évoluant en marge du pouvoir central213. De même, la majorité des parcs nationaux français métropolitains sont établis au cœur des dernières régions montagnardes et frontalières à avoir intégré l’espace national214, exception faite des Cévennes qui n’en étaient pas moins perçues à la fin du XIXe siècle comme une « vieille forteresse [pouvant] redevenir foyer de rébellion215 ». La création d’un premier parc fédéral canadien au Québec est également révélatrice. Sur la pointe atlantique du Canada, traduction matérielle on ne peut plus symbolique de la devise nationale A mari usque ad mare216, elle intervient au moment même où l’État provincial, en pleine « Révolution tranquille », revendique avec une vigueur inédite le caractère national de ses institutions217. À la fois symptômes, indices et signes de l’utilisation politique du patrimoine naturel, ces « traces218 » laissées par l’établissement des parcs nous incitent à ancrer leur production et leur évolution dans l’histoire plus large de l’État dont ils procèdent. Cette histoire permet de saisir la « dialectique institutionnelle du local[national]219 » qui préside depuis les années soixante-dix à l’élaboration des parcs nationaux, tandis que les sources produites par leurs gestionnaires nous conduisent à examiner les « disjonctions220 » qui se dessinent entre les objectifs définis à l’échelle nationale et les actions mises en œuvre à l’échelle locale. 212 Michel Perret, « Le Tigré dans l’histoire de l’Éthiopie. Particularisme et dissidence », in Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier (dir.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 2003, p. 149-157. 213 Maknun Gamaledinn, « State policy and famine in the Awash Valley of Ethiopia: the lessons for conservation », in David Anderson et Richard Grove (dir.), Conservation in Africa. People, policies and practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 327-344 (cf. supra, « Planche cartographique n°3. Le Simien Mountains National Park en Éthiopie », p. 27). 214 Voir notamment : Pierre Merveilleux du Vignaux, L’aventure des Parcs nationaux. La création des Parcs nationaux français, fragments d’histoire, Montpellier, ATEN, 2003, 223 p. L’auteur retrace l’histoire des parcs nationaux alpins de la Vanoise, des Écrins, du Mercantour et des parcs des Pyrénées et des Cévennes, Port-Cros étant le seul parc métropolitain à ne pas être situé dans une zone de montagne. 215 Patrick Cabanel, op. cit., p. 94. 216 Extraite de la Bible, la maxime « D’un océan à l’autre » devient la devise nationale du Canada au lendemain de la Première Guerre mondiale et figure depuis sur les armoiries du Dominion (cf. supra, « Planche cartographique n°2. Au Québec, le parc national canadien de Forillon », p. 25). 217 Voir notamment : Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, Montréal, Boréal Express, 1986, tome II Le Québec depuis 1930, p. 393-395. 218 Carlo Ginzburg, « “Signes, traces, pistes”. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat vol.6 n°6, 1980, p. 3-44. 219 Jean-Pierre Gilly et Jacques Perrat, « La dynamique institutionnelle des territoires : entre gouvernance locale et régulation globale », Cahiers du GRES n°5, 2003, p. 7. Les auteurs évoquent la construction d’un territoire dans la perspective plus large d’une « dialectique institutionnelle du local-global ». 220 Ibid., p. 7. 91 2.3.1. Une nation locale pour l’État français Chercher une origine à la relation qu’entretient l’État central français avec le territoire cévenol nous ramène inévitablement à l’année 1702. Après une quinzaine d’années de violences exercées à l’encontre des Protestants du royaume, le pouvoir monarchique voit s’embraser les Cévennes. De l’assassinat de l’abbé du Chayla à la reddition des chefs cévenols, la révolte oppose deux années et demie durant quelques milliers de camisards221 aux soldats du Roi. Réinventée et réappropriée par les générations successives, la « légende des Camisards » marque depuis la région222. Si les Cévennes se distinguent au siècle suivant par une « fidélité jamais démentie à la Révolution à la République223 », celles-ci garantissant aux Protestants un statut de citoyens à part entière, leur intégration à l’ensemble national demeure l’objet de politiques bien spécifiques. Le Second Empire et la Troisième République instaurent à l’échelle de la nation une « gestion étatique de l’espace montagnard », soutenue par le reboisement puis par la restauration des terrains de montagnes224. Les Cévennes font partie intégrante de ce processus et c’est au terme d’une véritable « guerre de l’arbre » que l’État central parvient à y achever la « républicanisation des villages225 ». La gestion étatique de l’environnement continue par la suite de soutenir la pénétration de l’État sur le territoire national. Après diverses tentatives essentiellement focalisées sur les colonies du Maghreb226, l’administration française légalise en 1930 l’expropriation des biens privés dans le cadre de la protection des « sites, perspectives et paysages227 ». La loi de création des parcs nationaux réaffirme ensuite la légitimité du principe. Elle prévoit que les contestations relatives aux indemnités éventuellement dues aux propriétaires seront réglées « comme en matière d’expropriation pour cause d’utilité 221 Les révoltés avaient pour seul signe de reconnaissance le fait de porter une chemise, camiso en langue occitane. 222 Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977, coll. « Bibliothèque des Histoires », p. 295. 223 Patrick Cabanel, op. cit., p. 92. 224 Raphaël Larrère, André Brun et Bernard Kalaora, « Les reboisements en montagne depuis l’Empire », Actes du symposium international d’histoire forestière. Nancy, 24-28 septembre 1979, Nancy, École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, 1982, tome 1, p. 256. 225 Pierre Cornu, « Déprise agraire et reboisement. Le cas des Cévennes (1860-1970) », Histoire & Sociétés Rurales n°20, 2003, p. 181. 226 Élise Lopez, « La Convention européenne du paysage et le droit français du paysage », Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2006, mémoire de maîtrise en droit, p. 16. 227 « Loi du 2 mai 1930… », op. cit., p. 70. 92 publique228 ». À ce contexte d’affirmation légale du pouvoir central s’ajoute, à la même époque, une politique étatique d’aménagement du territoire. Avec la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR), laquelle œuvre notamment à la mise en valeur touristique des espaces ruraux en marge du développement, « l’État est présent jusque dans les vallées les plus reculées des Cévennes […] ». Économique, l’objectif poursuivi est aussi politique. Danièle HervieuLéger et Bertrand Hervieu le soulignent fort bien : « le pouvoir, dit-on […] à la DATAR, a horreur du vide229 ». En Cévennes, ce pouvoir se fait sans surprise ressentir dès les débuts du parc, à propos duquel un habitant déclare en 1973 : « du parc, je ne connais que les interdictions. Elles sont trente-sept230 ». Dans les années quatre-vingt, malgré la politique nationale de décentralisation menée par l’État central231, celui-ci demeure omniprésent. La suppression du pouvoir de tutelle des préfets sur les collectivités locales met fin au « dernier vestige du centralisme “jacobin”232 », mais les prérogatives des parcs nationaux continuent de prévaloir sur celles attribuées aux communes, départements et régions233. Comme le démontre Bernard Kalaora, l’existence du parc atteste de la permanence d’un rapport social basé sur « l’exclusion des autochtones au profit de la domination d’un propriétaire […], l’État234 ». Pareille assertion omet tout de même le fait que cet État n’est que le gestionnaire du territoire mis en parc. Seul 1% de l’espace lui appartient réellement, le reste relevant du régime de la propriété privée (63%), de la forêt domaniale (30%) et de la terre communale (6%)235. Le travail du parc consiste dès 228 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », op. cit., p. 3. Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Le retour à la nature. « Au fond de la forêt… l’État », La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005 [1ère éd. 1979], p. 220. 230 Jean Rambaud, « Pour ou contre le parc national des Cévennes ? », Le Monde, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 10 octobre 1973, p. 38. 231 Cf. infra, « 6.2.2. La nature dit la nation », p. 319-321. 232 Maurice Agulhon, La République, Paris, Hachette, 1997, 2nde éd. [1ère éd. 1990], coll. « Pluriel », tome II 1932 à nos jours, p. 412-413. 233 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, Travail, culture et nature. Le développement local dans le contexte des parcs nationaux et naturels régionaux de France, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 196. 234 Bernard Kalaora, « Le Parc National Français : d’un haut lieu de la nature au conservatoire génétique », in Catherine Grout (dir.), Sites et paysages, Reims, Parc Naturel Régional de la Montagne de Reims, 1992, p. 26. 235 Association « Pour une fondation cévenole », Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°2, Florac, 1973, np. Les forêts domaniales françaises font partie du domaine privé de l’État. Elles sont gérées par l’Office National des Forêts (ONF) mais leur usufruit appartient au public. 229 93 lors à « trouver des solutions pour assurer à l’État une meilleure maîtrise foncière des territoires protégés236 ». L’administration nationale disposant de peu de moyens, la tâche s’avère d’autant plus ardue237. Dépourvu de véritables capacités financières, le ministère de la Protection de la nature et de l’environnement ne peut faire autrement que de laisser les gestionnaires des parcs agir au mieux, sur place. Ainsi, aux dires de son premier responsable, Robert Poujade, ce « ministère de l’impossible […] les lâchait, sans les oublier, sans les renier, sans les perdre238 ». Cette capacité d’action de l’État central est d’ailleurs encore davantage amoindrie par l’autonomie dont bénéficie de facto le conseil d’administration du parc, composé des représentants de diverses institutions nationales, mais également locales. Une fois leur nomination approuvée par le ministre de tutelle, ces derniers détiennent de tels pouvoirs de contrôle et d’exécution que l’Établissement se trouve doté d’une réelle « autonomie de fonction239 ». À terme, le parc semble finalement le fruit d’un compromis permanent entre les échelons locaux et nationaux du pouvoir. Sa matérialité en est la traduction la plus concrète. Contrairement à l’organisation concentrique qui caractérise les autres parcs français, la zone périphérique comprend non seulement les communes extérieures à la zone centrale, mais aussi « la partie non classée […] du territoire des communes » incluses dans cette dernière240. Loin d’être dépourvu de toute logique, ce découpage en dents de scie révèle les oppositions que suscitèrent la création du parc et la sauvegarde, obtenue d’un côté, concédée de l’autre, des « intérêts locaux241 ». L’organisation administrative du parc est conforme à cet équilibre entre acteurs nationaux et locaux, défini dès 1961 par le règlement public qui stipule qu’« à la souplesse de fonctionnement des établissements publics s’allieront d’importantes garanties pour l’État242 ». Le ministère de tutelle exerce son autorité sur le conseil d’administration et la 236 Émile Leynaud (directeur du parc national des Cévennes), « Rapport préliminaire sur les parcs nationaux (Lettre de Mission du 2 octobre 1978 du ministre de l'Environnement et du Cadre de vie) », Paris, 1979, p. 122. 237 Florian Charvolin, op. cit., p. 9. 238 Robert Poujade, Le Ministère de l’impossible, Paris, Calmann-Lévy, 1975, coll. « Questions d’actualité », p. 45. 239 François Constantin, Politique et administration de la nature, les parcs nationaux, Bordeaux, Institut d’Études Politiques de Bordeaux, 1972, Centre d’étude et de recherche sur la vie locale n°3, p. 59. 240 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 67-68 (cf. supra, « Planche cartographique n°1. L’Établissement Public “Parc national des Cévennes”», p. 24). 241 Pierre Merveilleux du Vignaux, op. cit., p. 122. 242 « Décret n°61-1195 du 31 octobre 1961… », op. cit., p. 5. 94 commission permanente, organes au sein desquels travaillent, de concert, les représentants des ministères nationaux, des conseils généraux de Lozère et du Gard, de l’ONF, des maires des communes de la zone centrale, des chambres d’agriculture, des fédérations de chasseurs et des organismes locaux de tourisme243. Sur le plan disciplinaire, rappelons également que si la pratique de la chasse dépend exclusivement d’une « administration toute puissante, “à la française” », le simple fait qu’elle y demeure tolérée traduit une prise en compte nationale, plus ou moins subie par l’État, « du territoire et du pouvoir » des populations locales244. La réforme législative votée par l’Assemblée nationale en 2006 vient confirmer l’hypothèse selon laquelle le parc est le produit de l’articulation dialectique entre deux niveaux de pouvoir. D’un côté, en abandonnant une partie de son autorité aux collectivités locales, l’État répond aux « demandes de concertation245 ». Dotés de véritables pouvoirs d’action et de décision, leurs représentants politiques ont désormais le choix d’adhérer au « cœur du parc » et à son « aire d’adhésion », zones succédant à celles « centrale » et « périphérique246 ». Néanmoins, la loi met en place l’Établissement Public National « Parcs Nationaux de France ». Administré par les directeurs de chacun des parcs existants et des fonctionnaires départementaux, régionaux et nationaux, l’Établissement a pour vocation d’imposer sa « marque collective » à l’ensemble des parcs du pays247. Nous reviendrons plus tard sur cette réforme qui, en 2012, ne fait pas encore l’objet d’une contractualisation formelle248. Disons simplement ici qu’elle nous éclaire sur la teneur d’un compromis qui consisterait, pour l’État national, à dire et à faire la nature et, pour les acteurs du territoire local, à contraindre les formes et les normes de cette nature nationale. 243 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 77-79. Anne Vourc’h et Valentin Pelosse, op. cit., p. 45-49. 245 Jean-Pierre Giran, Les parcs nationaux. Une référence pour la France, une chance pour ses territoires, Paris, La Documentation française, 2003, coll. « Rapports officiels », p. 6. 246 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006… », op. cit., p. 5682. 247 Ibid., p. 5687. 248 La Charte entrera en vigueur lorsque les responsables du parc et l’ensemble des acteurs locaux concernés la ratifieront. Voir notamment : Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 192-193 ; Id., « L’enquête publique est terminée », np. (http://www.cevennes-parcnational.fr /Acces-directs/Toute-l-actualite/L-enquete-publique-est-terminee, consulté le 26 janvier 2013). Cf. infra, « 6.3.2. Vers la fin de la nation-mémoire française », p. 333-335. 244 95 2.3.2. Une rivalité nationale pour l’État fédéral canadien À Forillon comme en Cévennes, le pouvoir de gérer la nature se négocie. Excepté qu’au Canada, l’administration nationale compose d’abord avec l’échelon provincial. À compter de 1930, une « chaude recommandation au gouverneur en conseil de la part du ministre de l’Intérieur » ne suffit plus249. Non seulement le gouvernement fédéral doit continuer à prendre en compte une « variété d’intérêts locaux250 », mais il lui faut désormais obtenir des provinces l’entière propriété des terrains concernés, propriété relevant légalement de la compétence provinciale251. Les responsables politiques canadiens se retrouvent ainsi engagés dans de longues séries de pourparlers auprès des gouvernements provinciaux, lesquels considèrent qu’ils n’ont pas à financer la mise en parc d’une terre prochainement fédérale252. D’ailleurs, depuis 1945, les procédures d’expropriation suscitant de virulentes oppositions, Parcs Canada doit directement traiter avec les populations locales253. Le processus de consultation publique est systématisé en 1974, avant d’être légalement défini en 1979254. L’entreprise de décentralisation mise en place par l’administration nationale au début des années soixante-dix mérite également d’être mentionnée. Au-delà d’une meilleure coordination de la politique patrimoniale, la création de cinq « Régions » pourvues de réels pouvoirs de décision permet de minimiser le poids de l’agence fédérale au profit d’une action plus localisée255. Parcs Canada n’en demeure pas moins une institution nationale, dotée de prérogatives nationales. Affinant sa « méthode256 » aux cours des années cinquante et soixante, elle œuvre tout au long des années soixante-dix à « la formulation de politiques […] à long terme257 » et elle oriente dès les années quatre-vingt chacun des domaines d’action dans 249 William Fergus Lothian, Petite histoire des parcs nationaux du Canada, Ottawa, Environnement Canada. Parcs, 1987, p. 86. 250 John Sandlos, « Federal Spaces, Local Conflicts: National Parks and the Exclusionary Politics of the Conservation Movement in Ontario, 1900-1935 », Journal of the Canadian Historical Association / Revue de la Société historique du Canada vol.16 n°1, 2005, p. 317. La traduction est de notre fait. 251 « Loi concernant les parcs nationaux », op. cit., 1930, p. 281. 252 Lloyd Brooks, « Planning a Canadian National Park System – Progress and Problems », in J.G. Nelson et R.C. Scace (dir.), Canadian Parks in Perspective, Montréal, Harvest House, 1970, p. 316. 253 Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 20. 254 Jean-Luc Bourdages, André Bouchard et Marie-Odile Trépanier, op. cit., p. 20. 255 C. James Taylor, op. cit., préface np. 256 Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 19201960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 74 (en français dans le texte). 257 William Fergus Lothian, ibid., p. 30. 96 lesquels sont investis les bureaux régionaux. Pour reprendre l’analyse de James Taylor, Parcs Canada constitue depuis un organe gouvernemental « assez indépendant pour mener ses propres politiques258 ». D’ailleurs, ses représentants conservent un droit d’expropriation « pour les besoins des parcs259 » et la Couronne du Canada leur confère encore « tous les droits sur le sous-sol et les terres situés à l’intérieur des frontières des parcs nationaux260 ». À Forillon peut-être davantage que dans le « Reste du Canada261 », la partition des pouvoirs fédéraux et provinciaux dépasse la seule question des parcs nationaux. Elle nous renvoie directement à la relation qu’entretiennent les gouvernements canadien et québécois. Afin d’inscrire l’évolution du parc Forillon dans un contexte marqué par la [re]négociation provinciale de la capacité d’action fédérale, il faudrait retracer la longue histoire de cette relation conflictuelle262. Afin de comprendre ce que signifie la création du « premier parc du réseau canadien en terre québécoise263 », contentons-nous de souligner au moins deux éléments. Aussi débattue et contestée soit-elle, la province du Québec doit d’abord être envisagée dans sa dimension nationale. Comme l’indique le sociologue et historien Gérard Bouchard, il existe une « trame collective francophone/québécoise », soutenue par une tradition de luttes constitutionnelles et politiques, un enracinement au territoire laurentien et un discours idéologique d’émancipation nationale264. En d’autres termes, ce n’est pas l’idéal de communauté imaginée limitée et souveraine qui est à remettre en cause, mais seulement l’absence d’un État auquel une majorité d’individus aurait donné les moyens d’en définir les contours nationaux. Cette situation s’explique, en partie, par une tension permanente 258 C. James Taylor, op. cit., p. 188. La traduction est de notre fait. « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux et la Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 33ème législature - 2ème session chapitre 48, Ottawa, 18 août 1988, p. 1232. 260 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 28. 261 Kenneth McRoberts, « In Search of Canada “Beyond Quebec” », in Id. (dir.), Beyond Quebec: Taking Stock of Canada, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1995, p. 5. Largement employée par les Canadiens anglophones, l’expression « Rest of Canada » est utilisée par l’auteur pour rappeler que les politologues tendent à analyser l’histoire de l’État canadien par le seul prisme de sa relation avec la province québécoise, oubliant de ce fait l’histoire du reste du Canada. 262 Voir notamment : Louis Balthazar, Bilan du nationalisme au Québec, Montréal, L’Hexagone, 1986, 212 p. 263 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 4. 264 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 78-79. 259 97 entre « deux nationalismes rivaux ». D’un côté, depuis la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral promeut l’existence d’une nation exclusivement canadienne, nation qu’il entend affermir par l’instauration de normes et de symboles institutionnels, associés à un ensemble de programmes économiques, sociaux et culturels. D’un autre côté, les élites francophones cherchent à affirmer la légitimité d’un gouvernement provincial capable de protéger une nation canadienne-française265. Au-delà des débats relatifs à l’historicité de ce processus (de la Grande noirceur des années Duplessis à la Révolution tranquille266) et à la qualité de la société québécoise de l’époque (« normale » ou « en retard267 »), on assiste à une progressive politisation du sentiment national québécois. En agrégeant l’impératif de rattrapage économique à la nécessité d’une réforme des « règles du jeu fédéral268 », l’État provincial acquiert pendant les années soixante un statut particulier au sein de la fédération. Selon John Dickinson et Brian Young, le Québec devient une « société distincte » à la fin des années quatre-vingt et l’existence d’un « peuple québécois » est désormais associée au seul territoire provincial269. Quant à la relation qu’entretiennent par la suite les États provinciaux et fédéraux, « l’incapacité des uns à se mettre dans la situation des autres et le durcissement progressif de leurs positions respectives » conduisent à une « impasse270 ». Du « Maîtres chez nous » du Premier ministre québécois Jean Lesage au référendum sur la souveraineté en 1980, des échecs de la réforme constitutionnelle canadienne en 1987 et 1992 au second référendum de 1995, l’histoire québécoise du fédéralisme canadien est une histoire de tensions et de compromis271 qui est également celle du parc Forillon. 265 Kenneth McRoberts, Un pays à refaire. L’échec des politiques constitutionnelles canadiennes, trad. de l’angl. par Christiane Teasdale, Montréal, Boréal, 1999, p. 54-55. 266 Voir notamment : Paul-André Linteau, « Un débat historiographique : l’entrée du Québec dans la modernité et la signification de la Révolution tranquille », in Yves Bélanger, Robert Cormeau et Céline Métivier (dir.), La Révolution tranquille : 40 ans plus tard, un bilan, Montréal, VLB, 2000, p. 21-41. 267 Voir notamment l’article de Ronald Rudin (« La quête d’une société normale : critique de la réinterprétation de l’histoire du Québec », Bulletin d’histoire politique vol.3 n°2, 1995, p. 9-42) et les réactions qu’il suscita (Bulletin d’histoire politique vol.4 n°2, 1996). 268 Kenneth McRoberts et Dale Posgate, Développement et modernisation du Québec, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 118. 269 John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec, Sillery, Éditions du Septentrion, 2003, p. 338. 270 Michel Seymour, « La proie pour l’ombre. Les illusions d’une réforme de la fédération canadienne », in Alain-G. Gagnon (dir.), Le fédéralisme canadien contemporain. Fondements, traditions, institutions, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, coll. « Paramètres », p. 211. 271 Alain-G. Gagnon, « Le fédéralisme asymétrique au Canada », in Id. (dir.), ibid., p. 294. 98 La création du parc national s’inscrit tout d’abord dans le contexte d’un investissement de la région par les États fédéraux et provinciaux. Située à l’extrémité orientale de la province, peuplée de pêcheurs et animée par une faible activité agroforestière, la Gaspésie intègre réellement les espaces économiques et sociaux québécois et canadien au cours du premier vingtième siècle. Depuis Montréal et Ottawa, les responsables politiques décident à cette époque de sortir la région de son isolement. Ils y investissent pour cela « des millions de dollars », destinés à « assurer la survie des chômeurs, des pauvres et des personnes âgées272 ». Un demi-siècle plus tard, face au déclin dans lequel la région paraît s’enliser, une politique d’aménagement du territoire est mise en œuvre. Le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) et l’Office de développement de l’Est du Québec (ODEQ) sont institués pour promouvoir la modernisation de la péninsule et, avec eux, « le droit fait en Gaspésie une entrée fracassante273 ». Le fait que l’État canadien soit partie prenante de ce processus initié par le biais de ses nouveaux programmes à frais partagés n’est pas anodin. À notre connaissance, Donald Rudin et Jean-Marie Thibeault sont les seuls historiens à avoir analysé les modalités d’imposition de l’État fédéral à Forillon. Donald Rudin met en évidence le projet étatique moderne conduit par les « nouveaux maîtres du Québec » afin de « transformer le paysage de la province274 ». S’il y a bien tentative de faire d’un paysage gaspésien un paysage canadien, à nous de souligner que les « nouveaux maîtres » de Forillon siègent à Ottawa et que l’initiative revient donc à l’État fédéral et non à l’État provincial du Québec, exécutant préalable bien plus que décideur. Dans une perspective assez opposée, Jean-Marie Thibeault minimise le poids du Québec dans les négociations qui précèdent la mise en place du parc. L’auteur souligne à raison que « pour la première fois de son histoire, le gouvernement du Québec cède volontairement une partie de son territoire au gouvernement fédéral275 ». Le fait que le gouvernement de 272 Jules Bélanger, Marc Desjardins et Jean-Yves Frenette, avec la collaboration de Pierre Dansereau, Histoire de la Gaspésie, Montréal, Boréal Express - Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, p. 583. 273 Maryse Grandbois, « Le développement des disparités régionales en Gaspésie 1760-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.36 n°4, 1983, p. 483. 274 Ronald Rudin, « The 1st French-Canadian National Parks: Kouchibouguac and Forillon in History and Memory », Journal of the Canadian Historical Association / Revue de la Société historique du Canada vol.22 n°1, 2011, p. 168. La traduction est de notre fait. 275 Jean-Marie Thibeault, « La création d’un premier parc national au Québec. Le parc Forillon, 19601970 », Sherbrooke, Université du Québec à Sherbrooke, 1991, mémoire de maîtrise en histoire, p. 2. 99 Robert Bourassa obtienne de l’administration de Pierre-Elliott Trudeau la signature d’un bail emphytéotique au terme duquel le Québec pourra reprendre possession des terres concernées est néanmoins hautement symbolique276. « Premier parc du réseau canadien en terre québécoise277 », Forillon est également le premier parc canadien à ne pas appartenir à la Couronne. Au temps de sa Révolution tranquille, le Québec se distingue ainsi comme la seule province de la fédération à rester maître d’une terre mise en parc. Mais c’est aussi le temps du « nation-building » canadien où, comme le suggère Olivier Craig-Dupont dans son histoire du parc de la Mauricie278, le gouvernement fédéral use de l’objectif de rattrapage économique d’une région pour poursuivre l’intégration de la province à la nation canadienne. Depuis, la coexistence des échelons provinciaux et fédéraux du pouvoir continue de marquer l’histoire du parc Forillon. D’un côté, la logique qui préside à l’aménagement du parc demeure « descendante (top-down)279 ». Les plans directeurs sont élaborés « par le parc national, le bureau régional et le bureau chef de Parcs Canada à Ottawa280 » et, à partir de l’an 2000, ils doivent officiellement s’inscrire dans la politique nationale définie par Parcs Canada. Rebaptisée « Agence Parcs Canada » en 1998, le ministère fédéral de l’Environnement enjoint cette dernière de formuler et d’atteindre des « objectifs d’intérêt national en ce qui concerne les parcs nationaux, lieux historiques nationaux et autres lieux patrimoniaux du Canada281 ». Aussi prégnante soitelle, cette omniprésence de l’administration fédérale s’accommode tout de même, dès les débuts du parc, des signes de la présence québécoise. Le « Centre de services du Québec – Parc Canada » est responsable de l’aménagement du parc et c’est le directeur de Parcs 276 Gouvernement du Québec, Ministère des Affaires intergouvernementales, « Entente en vue des transferts de l'administration et du contrôle de terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », Québec, Greffes des ententes intergouvernementales n°1970-12, 8 juin 1970, p. 24. 277 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 4. 278 Olivier Craig-Dupont, « Hunting, Timber Harvesting, and Precambrian Beauties: The Scientific Reinterpretation of La Mauricie National Park’s Landscape History, 1969-1975 », in Claire Elizabeth Campbell (dir.), A Century of Parks Canada, 1911-2011, Calgary, University of Calgary Press, 2011, Canadian History and Environment Series, p. 184. 279 Id., « Idéal de nature sauvage et transformation des territorialités au parc national de la Mauricie, 19691977 », Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2008, mémoire de maîtrise en études québécoises, p. 118. 280 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 3. 281 « Loi portant création de l’Agence Parcs Canada et apportant des modifications corrélatives à certaines lois », Statuts du Canada 36ème législature - 1ère session chapitre 31, Ottawa, 3 décembre 1998, p. 1. 100 Canada pour la « Région du Québec » qui nomme, depuis la ville de Québec, le directeur du parc Forillon282. Il est d’ailleurs significatif que celui-ci soit sinon Gaspésien283, au moins systématiquement Québécois284. Si l’État canadien est bien l’énonciateur exclusif de la nature mise en parc, la particularité québécoise le contraint finalement à concéder la propriété éminente et la gestion fonctionnelle de cette nature nationale à un État provincial à l’histoire et à l’allure, elles aussi, nationales. 2.3.3. Une souveraineté contrastée pour le mänge t285 éthiopien L’histoire du Sem n étant bien moins documentée que celles des Cévennes et de la Gaspésie, l’analyse du poids de l’État central nécessite la formulation d’hypothèses relatives au cadre historique contemporain dans lequel s’inscrit le parc national. Là encore, nous ne pouvons bien entendu prétendre à l’exhaustivité. Nous faisons le choix de mettre l’accent sur une histoire caractérisée par la répétition cyclique d’un processus au gré duquel le pouvoir – impérial, socialiste puis fédéral – s’efforce de faire l’Éthiopie, avant d’échouer dans sa tentative de faire les Éthiopiens. Si le mänge t impose systématiquement aux individus un sentiment d’appartenance à l’ensemble national, il paraît incapable de susciter un sentiment durable d’appropriation de cet ensemble. Le contexte impérial dans lequel est créé le Simien Mountains National Park remonte à la mise en forme territoriale et politique de l’Éthiopie par Ménélik II, sacré negu ä nägä t (roi des rois) en 1889. Après les règnes de Téwodros II (r. 1855-1868) et de Yohannes IV (r. 1872-1889) qui mettent un terme à la période du Zämänä Mäsafent (le « Temps des Juges » ou l’« Ère des Princes »), Ménélik achève la colonisation selon les uns, la « Reconquête » (aqänna) selon les autres, des territoires vainement convoités par les rois chrétiens depuis les invasions musulmanes et Oromo du XVIe siècle. Associant la suprématie du pouvoir central à la délégation régionale de l’autorité impériale, l’Empereur s’affirme face aux puissances étrangères, il met en place un appareil d’État 282 Jean-François Blanchette, « Rapport préliminaire d’une reconnaissance archéologique faite au Parc national Forillon au cours de l’été 1973 », 1973, p. 2. 283 « Nomination de M. Raynald Bujol à Parcs Canada en Gaspésie », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 16 juin 1982, np. 284 Cette information résulte du croisement des archives produites par les gestionnaires du parc depuis 1970. 285 En amharique, le terme mänge t désigne à la fois le « gouvernement », l’« État » et plus généralement celui qui est perçu comme le détenteur du pouvoir. 101 soutenu par la formation d’une élite intellectuelle et il jette les bases d’un véritable ÉtatEmpire286. Ménélik décédé en 1913, le ras287 Täfäri Mäkwännen s’empare progressivement du pouvoir jusqu’à son couronnement en 1930, sous le nom d’Hailé Sélassié Ier. Jusqu’à l’arrivée des Italiens en 1936, l’Empereur consolide l’État unitaire éthiopien. Il centralise l’organisation des provinces sous la supervision d’une armée et d’une administration nationales et il instaure un droit impérial éminent sur l’ensemble des formes existantes de propriété foncière288. De retour sur le trône, Hailé Sélassié instaure en 1941 l’Addis Zämän, une « Nouvelle Ère289 ». D’une part, le négus poursuit son œuvre centralisatrice. Le contrôle des provinces est renforcé et l’Empereur devient le seul intermédiaire officiel entre l’autorité de droit divin et les populations290. Hailé Sélassié entend d’autre part nationaliser l’Empire. Il nourrit pour cela deux ambitions : à l’extérieur, la reconnaissance internationale du pays ; à l’intérieur, l’homogénéisation culturelle des populations. L’amharique devient la langue nationale officielle de l’État, des médias et de l’enseignement, l’histoire du royaume d’Éthiopie est réécrite à la faveur des seuls souverains amhara, chrétiens et orthodoxes, tandis que les revendications d’autonomie territoriale sont réprimées au nom de l’unité nationale291. Si les causes profondes du renversement du régime sont multiples, la pressurisation fiscale des paysans figurant en tête de liste, cette imposition d’une autorité centrale constitue l’élément déclencheur. De la révolte des Wäyyanä du Tigray en 1943 à celle du Godjam en 1968, de l’insurrection érythréenne à l’expansion des Somali durant les années soixante292, l’attachement de l’État impérial à une souveraineté nationale sans partage précipite sa chute. Tel est le contexte dans lequel est institué le parc national du Sem n et tel est, depuis, le contexte dans lequel il évolue. On retrouve dans le régime socialiste instauré en 1974 par le colonel Mengistu deux caractéristiques majeures du pouvoir éthiopien. 286 Bahru Zewde, op. cit., p. 16-111. « Tête » en amharique, ras constitue le grade militaire le plus élevé du pays, ainsi qu’un titre de noblesse. Titre honorifique après 1941, le ras désigne schématiquement le gouverneur d’une province. 288 Berhanou Abebe, Évolution de la propriété foncière au Choa (Éthiopie). Du règne de Ménélik à la constitution de 1931, Paris, Imprimerie Nationale - Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1971, coll. « Bibliothèque de l’École des Langues Orientales Vivantes », p. 208-210. 289 Id., Histoire de l’Éthiopie…, op. cit., p. 193. 290 Bahru Zewde, ibid., p. 201-208. 291 Alemseged Abbay, « Diversity and State-Building in Ethiopia », African Affairs n°103, 2004, p. 595. 292 Bahru Zewde, ibid., p. 216-219. 287 102 L’omniprésence du mänge t en est une première. Avec la nationalisation des terres décrétée en 1975, l’État s’introduit dans chacun des villages du pays. Des associations de paysans dotées d’un comité exécutif à la solde de l’État sont établies au niveau du qäbäl où elles distribuent la terre, établissent des coopératives de marché et dirigent des tribunaux judiciaires. Organisées en un réseau national chapeauté par l’Association des Paysans Éthiopiens, elles constituent « les nouvelles extensions du pouvoir étatique293 ». Les responsables du Därg poursuivent également un objectif d’affirmation de l’unité nationale. Ils adoptent comme devise « Ityopya Teqdäm », « l’Éthiopie d’abord ». Dans cette perspective, Mengistu Hailé Mariam achève chacun de ses discours par des préceptes tels que « Motherland Ethiopia or Death! » ou « Unity or Death294 ». Si la pressurisation des masses paysannes et l’absence de toute délégation du pouvoir central contribuent en 1991 à la fin du régime295, les revendications autonomistes constituent une nouvelle fois l’élément déclencheur. Au sud, l’octroi du statut de régions administratives autonomes à l’Afar et à l’Ogaden aurait, peut-être, pu suffire296. Cette concession intervient toutefois tardivement pour les territoires septentrionaux de l’Érythrée et du Tigray, les indépendantistes érythréens emmenés par Issayas Afeworki contrôlant déjà le Sem n où les rejoignent, au milieu des années quatre-vingt, les partisans tigréens de Meles Zenawi. En mai 1991, alliés pour l’occasion dans la nouvelle coalition de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), le TPLF et l’ensemble des partis indépendantistes et réformistes du pays renversent le Därg297. Depuis 1995, à la tête de la République fédérale démocratique d’Éthiopie, l’EPRDF encadre un double processus d’ethnicisation et de démocratisation de la vie politique. Le parti divise le pays en neuf États-Régions délimités sur la base de l’identité 293 Hussein Jemma, « Agrarian Socialism, Peasant Institutions and the State in Ethiopia, 1975-1990: Expectation versus Reality », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), Ethiopia in broader perspective. Papers of the XIIIth International Conference of Ethiopian Studies, Kyoto, Shokado Book, 1997, vol.1, p. 164-169. La traduction est de notre fait. 294 Jean-Nicolas Bach, « Centre, périphérie, conflit et formation de l’État depuis Ménélik II : les crises de et dans l’État éthiopien (XIXe - XXe siècle) », Bordeaux, Université Bordeaux 4 Montesquieu, 2011, thèse de doctorat en sciences politiques, p. 383. 295 Bahru Zewde, op. cit., p. 229-249. 296 Mehret Ayenew, « Decentralization in Ethiopia: Two Case Studies on Devolution of Power and Responsabilities to Local Authorities », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), Ethiopia. The Challenge of Democracy from Below, Stockholm, Elanders Gotab, 2002, p. 134. 297 Fabienne Cayla-Vardhan, « Le nationalisme érythréen à l’épreuve du champ international », Bordeaux, Université Bordeaux 4 Montesquieu, 1991, thèse de doctorat en sciences politiques, p. 86. 103 ethno-linguistique et il instaure un système parlementaire afin que s’organisent démocratiquement les relations entre les entités régionales et le gouvernement fédéral298. Seuls les mots du pouvoir semblent cependant changer. Au cœur du système fédéral, le gouvernement central continue de neutraliser toute opposition par le biais des élites politiques et des cadres du parti qui soutiennent, à l’échelle régionale, son autorité299. D’autre part, l’idéologie présidant au découpage ethnique du territoire national apparaît essentiellement comme un instrument de l’abyotawi dimokrassi, la « démocratie révolutionnaire », « redoutable outil politique » du parti qui témoigne de « la résilience d’une éthiopianité dont les symboles, loin d’être abandonnés, sont conservés300 ». L’absolutisme du mänge t paraît enfin constituer un référent politique et social aussi prédominant qu’à l’époque impériale. En 2005, en un processus apparemment démocratique, la réélection de l’EPRDF à la direction de l’État est à cet égard significative. Comme l’explique le politologue René Lefort, ce vote montre que le mänge t, qu’il soit impérial, socialiste ou démocratique, demeure « culturally rooted, practically a necessity, and inevitably has to be endured in order to survive301 ». Afin d’envisager le poids de cet État central dans le Sem n, un constat et une remarque supplémentaires s’imposent. Tout d’abord, l’ampleur des bouleversements qui jalonnent l’histoire politique de l’Éthiopie contemporaine n’a d’égale que sa continuité. Des réformes foncières conduites par Hailé Sélassié à la libéralisation actuelle des marchés fonciers, en passant par la collectivisation socialiste des moyens de production, l’État demeure propriétaire de la terre302. De même, si le découpage du territoire évolue au gré des administrations successives, une organisation pyramidale perdure du village au district, de la sous-province ou zone à la province ou État-Région, à l’État central303. L’efficacité des structures d’encadrement ne fait pas non plus exception. La majorité 298 Sarah Vaughan, « Le fédéralisme ethnique et la démocratisation depuis 1991 », in Gérard Prunier (dir.), L’Éthiopie contemporaine, Paris, Karthala - Centre Français des Études Éthiopiennes, 2007, coll. « Hommes et sociétés », p. 369-370. 299 Edmond J. Keller, « Ethnic Federalism, Fiscal Reform, Development and Democracy in Ethiopia », African Journal of Political Science vol.7, 2002, p. 35. 300 Jean-Nicolas Bach, op. cit., p. 441. 301 René Lefort, « Power – mengist – and peasants in rural Ethiopia: the May 2005 elections », Journal of Modern African Studies vol.45 n°2, 2007, p. 260. 302 Donald Crummey, Land and Society in the Christian Kingdom of Ethiopia, Oxford, James Currey, 2000, p. 253. 303 Donald L. Donham, « Introduction », in Wendy James, Donald L. Donham, Eisei Kurimoto et Alessandro Triulzi (dir.), Remapping Ethiopia. Socialism & After, Oxford, James Currey, 2002, p. 1-7. 104 rurale du pays est largement au fait, depuis un siècle au moins, des représailles qu’elle encourt en cas de refus de l’autorité en place304. Pour autant, l’hétérogénéité des territoires éthiopiens nuance cette apparente continuité historique. En premier lieu, pour reprendre les termes du géographe Alain Gascon, de nettes dissemblances séparent l’Éthiopie du nord, celle chrétienne des « monuments », de l’Éthiopie du sud, celle « vaincue » politiquement mais plus « heureuse » économiquement305. Au-delà de cette partition éclairante mais schématique de l’espace national, il existe en second lieu une multitude d’Éthiopie(s). Ou, plus précisément peut-être, l’Éthiopie existe inégalement sur son territoire. Ainsi à la fin de l’époque impériale, dans le nord tigréen, la taxe unique sur le revenu agricole national n’est toujours pas appliquée. Les paysans n’en ont tout simplement pas connaissance306. De même, aux débuts du Därg, Donald L. Donham raconte qu’au Maale, dans la province méridionale d’Arba Minch, les zämä 307 et le comité exécutif de l’Association de paysans font face non pas à un attachement au système impérial, mais à une allégeance encore tenace envers le « roi local et les chefs rituels308 ». Cette ignorance, voire ce refus, du système politique en vigueur semble continuer aujourd’hui. Emmenant épisodiquement des voyageurs étrangers dans l’ÉtatRégion Afar, un guide touristique nous rapportait à ce propos en 2009 qu’une randonnée dans la dépression de Danakil309 nécessitait le versement de 10 000 birrs éthiopiens à des groupes armés afin que ceux-ci les autorisent à pénétrer au sein de « leur » territoire ou, tout au moins, les laissent librement rebrousser chemin310. À la lumière de ce bref panorama de l’histoire éthiopienne, il apparaît pertinent d’observer celle du Simien Mountains comme « le révélateur, négligé et néanmoins 304 Siegfried Pausewang, « Democratic Dialogue and Local Tradition », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), op. cit., vol.2, p. 188. 305 Alain Gascon, La Grande Éthiopie, une utopie africaine, Paris, CNRS Éditions, 1995, coll. « Espaces & Milieux », p. 15. 306 Donald Crummey, op. cit., p. 241. 307 Les zäma sont les étudiants et professeurs envoyés par le Därg dans les campagnes au cours de la zämä a, campagne destinée à éduquer les masses paysannes et à promouvoir la Révolution (1974-1976). 308 Donald L. Donham, Marxist Modern. An Ethnographic History of the Ethiopian Revolution, Berkeley Oxford, University of California Press - James Currey, 1999, p. 58. La traduction est de notre fait. 309 Située à 150 mètres en dessous du niveau de la mer, la dépression de Danakil est le nom donné par les éthiopiens des hauts plateaux et par les étrangers à cette région de l’est éthiopien. À la jonction entre la mer Rouge au nord, la vallée du Rift à l’ouest et le golfe d’Aden à l’est, la dépression est connue pour ses formes géologiques exceptionnelles (sources chaudes acides, montagnes de souffre, geysers gazeux, etc.). 310 En 2009, les 10 000 birrs représentent près de quarante fois le salaire mensuel d’un serveur de la capitale. 105 éclatant311 » de la politique nationale éthiopienne. De l’histoire du Sem n, on ne connaît pas grand chose. Les travaux de James Quirin et de Steven Kaplan indiquent que les Falashas, considérés comme des juifs éthiopiens, en sont les principaux occupants à l’époque médiévale et qu’ils sont, depuis le XVII e siècle, sous le contrôle plus ou moins lâche du royaume chrétien d’Éthiopie312. Au vingtième siècle, le Sem n évolue à l’entredeux du Tigray et de l’Amhara. Situées à l’extrémité septentrionale de la région amhara particulièrement intégrée à l’Éthiopie, les populations peuvent faire partie de ces Amhara qui « tendent à être confondus (et à se confondre eux-mêmes) avec l’identité nationale éthiopienne313 ». Néanmoins, situés à la frontière méridionale du Tigray, les résidents du Sem n s’inscrivent également dans ces « périphéries » qui sont intégrées à l’Empire mais qui en contestent épisodiquement les représentants314. À l’instar des parcs français et canadien, le façonnement institutionnel du parc national éthiopien doit être envisagé comme le produit d’une articulation des échelons nationaux et locaux du pouvoir. D’un côté, le contrôle étatique du Sem n est bel et bien effectif. Le ministère de l’Agriculture y bénéfice d’un droit d’expropriation sur les terres collectives dès 1962 et sur les terres collectives et privées depuis 1970315. Les dirigeants socialistes s’inscrivent ensuite dans la stricte continuité de l’administration impériale. En 1975, ils imposent notamment à toute personne qui souhaite se rendre dans le parc l’achat, à Addis-Abeba, d’un droit d’entrée préalable316. En 1978, l’expulsion de plus d’un millier d’habitants et la destruction de leurs villages témoignent de la permanence du pouvoir central317. La situation demeure par la suite inchangée même si, dans le 311 Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1996, p. 10. L’auteur fait ici référence au patrimoine dans son acception la plus large. 312 James Quirin, The Evolution of the Ethiopian Jews. A History of the Beta Israel (Falasha) to 1920, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1992, coll. « The Ethnohistory Series », 336 p. ; Steven Kaplan, The Beta Israel (Falasha) in Ethiopia from Earliest Times to the Twentieth Century, New York, New York University Press, 1992, 242 p. Les deux auteurs indiquent que l’histoire des populations Falasha, désignées dans quelques sources connues comme juifs éthiopiens, est aujourd’hui méconnue. 313 Éloi Ficquet, Arnaud Kruczynski, François Piguet et Hugo Ferran, « Les peuples d’Éthiopie », in Gérard Prunier (dir.), op. cit., p. 40. 314 Jean Gallais, Une géographie politique de l’Éthiopie. Le poids de l’État, Paris, Economica - Liberté Sans Frontières, 1989, coll. « Tiers Mondes », p. 154-159. 315 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970… », op. cit., p. 32. 316 Ethiopia Tikdem, « Draft Proclamation No._of 1975. A Proclamation to Provide for the Conservation and Management of Wildlife », in EWCO, classeur « Blower 9. », Addis-Abeba, 1975, p. 17. 317 Wildlife Conservation Organization, « Wildlife Conservation in Ethiopia (An overview of the progress to-date and the planned development) », Addis-Abeba, décembre 1984, p. 18. 106 nouveau cadre fédéral, les représentants de l’État central travaillent de concert avec les acteurs régionaux afin d’appliquer « les lois, politiques et règlements édictés pour protéger et conserver le statut du parc318 ». Aussi tangible soit-il, le contrôle étatique de l’espace est tout de même loin d’être évident. Au cours des années trente, le dä äzma 319 du Sem n aurait collaboré avec les Italiens en signe de mécontentement contre l’Empereur qui lui avait refusé le titre de ras du Bäg mder320. Trente ans plus tard, une fois l’autorité impériale restaurée et les premiers aménagements réalisés dans le Sem n, le conseiller britannique d’Hailé Sélassié déplore le fait que les règlements édictés par l’EWCO ne soient aucunement appliqués dans le parc. Au service du Därg, son successeur émet des critiques similaires quant à l’incapacité des gardes du parc à faire appliquer la législation en vigueur321. Il est également significatif qu’en 1993, après plusieurs années d’occupation de l’espace-parc par les rebelles tigréens, les représentants de l’administration nationale se voient refuser l’accès au parc par divers groupes armés322. Et si celle-ci parvient assez rapidement à reprendre le contrôle du territoire, les populations continuent épisodiquement à déboiser, à braconner et, parfois, à faire usage de leurs propres armes à feu323. Pourtant détenteur unique du pouvoir de gérer la nature nationale, l’État éthiopien s’impose avec davantage de difficultés que les États français et canadien. Cette dissemblance laisse toutefois deviner un même processus de façonnement institutionnel de la nature. Par la dissociation normative d’un « “dedans protégé” et d’un “dehors libre”324», des territoires acquièrent la qualification exclusive de « parcs nationaux », 318 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 18/2001. The Semien Mountains’ National Park Protection, Development And Use Determination Regulation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia, Bahir Dar, 2 février 2001, p. 3. La traduction est de notre fait. 319 « Commandant de la tente » du roi et titre de noblesse, dä äzma est le second titre le plus élevé du royaume, après ras. Le dä äzma désigne le commandant d’une sous-province ou d’un district. 320 Bahru Zewde, op. cit., p. 147. 321 J.G. Stephenson, « Memorandum on the Draft Proclamation to Provide for the Conservation of and Management of Wildlife », Addis-Abeba, 20 novembre 1975, p. 1. 322 Jesse C. Hillman, « Simien Mountains National Park: visit report », in SMNP-Debark, dossier « Three months report file », octobre 1991, p. 3. 323 Depuis 1993, les gardiens du parc consignent ces informations dans leurs rapports mensuels. 324 Xavier Amelot et Véronique André-Lamat, « La nature enfermée ou l’aire protégée comme norme de protection d’un bien commun menacé », in Éric Glon (dir.), Géographie et Cultures n°69 « Protéger la nature, est-ce protéger la société ? », 2009, p. 94. 107 c'est-à-dire d’espaces dédiés à la nature. Administrés, bornés et réglementés par la puissance publique dont ils émanent, les parcs constituent des territoires hautement politiques325. Ils sont le produit d’un investissement du territoire local par un pouvoir étatique national qui s’assure, par la mise en forme et la mise aux normes de l’espace, du « contrôle de la nature et des citoyens326 ». Seul le degré de concrétisation de cette entreprise paraît dissocier l’Éthiopie de la France et du Canada. Le phénomène n’est pas anodin, bien au contraire. Il renvoie non seulement à la capacité des États gestionnaires à ordonner leur territoire, mais aussi à leur capacité à matérialiser la nature qu’ils s’efforcent, depuis les années soixante-dix, de mettre en parc. 325 Liba Taub, « Preserving nature? Ecology, tourism and other themes in the national parks », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences n°37, 2006, p. 603. 326 Roderick P. Neumann, « Nature-state-territory: Toward a critical theorization of conservation enclosures », in Richard Peet et Michael Watts (dir.), Liberation Ecologies: environment, development, social movements, Londres, Routledge, 2004, 2nde éd. [1ère éd. 1996], p. 185. La traduction est de notre fait. 108 Chapitre 3. La matérialisation naturelle d’une culture nationale […] wilderness was something that had to be created before it could be protected1. Roderick P. Neumann Dans la mesure où les administrations responsables des parcs s’emploient depuis les années soixante-dix à entretenir la nature qu’elles protègent, leur action dépasse la seule mise aux normes disciplinaires du territoire. Nous faisons l’hypothèse que le façonnement de la nature est non seulement institutionnel, mais aussi matériel : au fur et à mesure qu’ils circonscrivent son contenant « parc national », les États s’évertuent à définir le contenu même de cette nature qu’ils ont érigée en patrimoine de la nation. Afin d’analyser les modalités de ce travail sur la nature dans une dimension diachronique davantage marquée par la continuité que par la rupture, nous aborderons successivement trois phénomènes. Nous envisagerons dans un premier temps le façonnement matériel de l’espace dit « naturel ». En partie déterminé par les éléments qui fondent la spécificité des milieux cévenol, gaspésien et amhara, cet espace doit être reconnu comme un objet social et étatique. À la suite des « genres de vie2 » et des « possibilités3 » théorisés par Paul Vidal de la Blache et Lucien Febvre pour mettre en avant l’aptitude des sociétés humaines à aménager leur environnement, Georges Bertrand a démontré la nécessité d’interroger des structures socio-écologiques, c'est-àdire des structures sociales et économiques contraintes par un milieu, mais en mesure de conditionner, en retour, celles qui sont écologiques4. Considérant des territoires saisis par la puissance publique, notre réflexion portera sur la nature sociale et étatique des parcs. Nous nous intéressons ici à la capacité de leurs gestionnaires à modeler le milieu en fonction des éléments qu’ils ont décidé d’y sauvegarder. Selon les gestionnaires, cette action se focalise exclusivement sur la « nature ». Ils disent cependant aussi procéder à l’aménagement des traces relevant de l’occupation 1 Roderick P. Neumann, « Nature-state-territory: Toward a critical theorization of conservation enclosures », in Richard Peet et Michael Watts (dir.), Liberation Ecologies: environment, development, social movements, Londres, Routledge, 2004, 2nde éd. [1ère éd. 1996], p. 194. 2 Paul Vidal de La Blache, « Les genres de vie dans la géographie humaine », Annales de Géographie vol.20 n°111, 1911, p. 194. 3 Lucien Febvre, La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1949, 3ème éd. [1ère éd. 1922], p. 228-236. 4 Georges Bertrand, « Pour une histoire écologique de la France rurale », in Georges Duby et Armand Wallon (dir.), Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1975, vol.1, p. 8-118. 109 humaine du territoire. Cette action sera l’objet du second temps de ce chapitre. Résultant d’une catégorisation subjective des composantes de l’environnement5, celle-ci nous amènera à envisager le territoire des parcs nationaux comme résultant « du grand partage entre nature et culture6 ». Parce que la prise en compte de la dimension culturelle des espaces-parcs dépend des représentations propres à celles et ceux qui déterminent l’agencement de l’espace anthropique, nous appréhenderons également la façon dont les responsables des parcs nationaux façonnent le territoire en sélectionnant et en modelant ce qui, de l’homme, mérite ou non d’y être préservé. De ce tri relatif à ce qui tient à la nature et à la culture découlera enfin une dernière réflexion. Nous verrons que l’environnement, pourtant toujours produit de la coexistence entre les éléments humains et non-humains du milieu, est présenté comme vierge d’occupation à Forillon, comme intrinsèquement humanisé en Cévennes et comme symbole d’une nature détériorée par la mise en culture des terres dans le Sem n. Par un travail matériel sur l’espace, les gestionnaires des parcs nationaux semblent finalement protéger l’environnement non pas pour ce qu’il est mais bien pour ce qu’ils veulent qu’il soit. En cela, l’« ordre naturel et social7 » qu’ils y produisent est davantage fonction de la culture du pouvoir dont ils sont les représentants que de la nature dont ils sont les défenseurs. 3.1. Le façonnement de l’espace naturel En France, au Canada et en Éthiopie, les responsables des parcs se concentrent depuis les années soixante-dix sur la préservation du milieu naturel, c'est-à-dire des éléments non-humains de l’espace. Leur action comporte deux volets, le premier menant au second. Ils conduisent d’abord une étude systématique de ce milieu, laquelle leur permet, ensuite, d’en garantir la sauvegarde. 5 Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, Éditions La Découverte, 2003, coll. « Textes à l’appui / Anthropologie des sciences et des techniques », p. 82-83. 6 Adel Selmi et Vincent Hirtzel, « Introduction. Parquer la nature », in Id. (dir.), Gouverner la nature, Paris, Éditions de l’Herne, 2007, coll. « Cahiers d’anthropologie sociale », p. 10. 7 Stéphane Castonguay, « Foresterie scientifique et reforestation : l’État et la production d’une "forêt à pâte" au Québec dans la première moitié du XXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 61. 110 3.1.1. Une rationalisation du milieu Leur mission faisant de la protection de la nature le mot d’ordre qui préside à la destinée des territoires devenus parcs, les administrations nationales se doivent de « légitimer scientifiquement leur action8 ». Pour cela, dès 1970, elles entreprennent de rationaliser le milieu en analysant chacun des éléments qui le compose. À Forillon, les membres du service « Conservation » poursuivent trois objectifs. Il s’agit d’abord d’inventorier les « éléments naturels9 » du territoire par le biais d’une pluralité d’études. Traitant de l’influence de la neige sur la distribution de la faune et de la flore10 comme de la répartition des mammifères marins11 ou du bihoreau12, elles aboutissent à la constitution d’une « base intégrée des données relatives aux richesses naturelles13 ». Le personnel employé par Parcs Canada est alors en mesure de localiser l’ensemble des espèces animales évoluant au sein du parc14. À titre d’exemples, la répartition des populations d’ongulés et d’ours noir est cartographiée en 197415, les territoires de nidification des oiseaux diurnes sont recensés tous les cinq ans depuis 198616 et, depuis 1993, les lynx, coyotes et renards du parc sont munis d’un collier émetteur qui assure le suivi télémétrique de leurs déplacements17. De ces inventaires à ces localisations, les gestionnaires du parc acquièrent une solide connaissance du comportement des espèces animales. Si l’on prend le cas des orignaux et des cerfs de Virginie, le croisement des études relatives aux densités de neige au sol et à la répartition de ces deux espèces permet depuis le début des années quatre-vingt 8 Adel Selmi, Administrer la nature, Paris, Fondation Maison des sciences de l’homme - Éditions Quae, 2006, coll. « Natures sociales », p. 9. 9 Maxime St-Amour, « Forillon : les tout premiers débuts », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 38. 10 Parc national Forillon, Yvan Lafleur, « Étude de neige 1970-1971 », 1971, np. 11 Section de conservation des ressources, Yvan Lafleur (Garde en chef) et André Thibodeau (Garde occasionnel), « Parc national Forillon. Inventaire des mammifères marins, 1970-1972 », Gaspé, 1973, np. 12 Parcs Canada, « Inventaire d’une colonie de Bihoreau à couronne noire. Parc national Forillon », 1978, 88 p. Le bihoreau est un héron trapu, caractérisé par une grande tête, un cou assez court et large, ainsi que des pattes de petite taille. 13 Parcs Canada, Région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Activités et organisation du service de conservation du Parc national Forillon », 1986, p. 7. 14 Id., « Programme d’observations systématiques pour le parc national Forillon », 1995, p. 1. 15 Section de conservation des ressources, Gilles Germain, « Parc national Forillon. Inventaire de la neige au sol, hiver 1973-1974 », Gaspé, 1974, p. 1. 16 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Mise à jour des données sur les oiseaux diurnes (1985) et premier inventaire des oiseaux de proie nocturnes (1986). Parc national Forillon », 1987, p. 63. 17 Christian Fortin et Jean Huot, « Écologie comparée du coyote, du lynx du Canada et du renard roux au parc national Forillon. Rapport final présenté à Parcs Canada », Québec, Université Laval, 1995, p. 34-51. 111 d’associer les densités de population à l’épaisseur du couvert forestier18, et de « déterminer les patrons d’utilisation du territoire » des cervidés évoluant dans le parc19. Qu’il s’agisse des oiseaux marins ou terrestres, de la végétation arbustive ou des écosystèmes glaciaires20, la connaissance du milieu doit servir, à terme, à sa protection. Pour cela, les responsables du parc adoptent une approche, d’une part, territoriale. Ainsi, à l’extrémité sud de Forillon, la péninsule de Penouille fait l’objet d’une attention particulière dès 1971. Effectué à l’aide de transects21 et de photographies aériennes, un relevé phytosociologique de la végétation conduit à l’identification de sept « complexes écologiques distincts », à partir desquels sont déterminées « les mesures d’aménagement en prévision de la préservation […] des groupements végétaux et des sols22 ». L’évaluation des populations d’oiseaux marins y autorise par la suite une planification méthodique de l’espace23 avec, entre autres, l’installation d’une clôture permettant aux grands hérons de s’installer durablement à l’abri des prédateurs et des visiteurs24. Territoriale, l’approche est aussi thématique. Le cas des vertébrés terrestres est à cet égard significatif. Après avoir analysé l’influence de la route 197 sur le comportement de l’orignal, du cerf de Virginie, de l’ours noir, du lynx du Canada et de la loutre de rivière, les gestionnaires du parc identifient en 1994 quinze « corridors de protection » qui pourraient en faciliter le déplacement, d’ouest en est25. En outre, avec de nouvelles 18 Les Consultants Pluritec Ltée, « Étude du couvert neigeux. Parc national Forillon 1970-1982 », 1982, p. 19. Ce rapport explique que la densité du couvert forestier influence la répartition de la neige au sol et, par voie de conséquence, la quantité de végétation qui peut assurer l’alimentation des ongulés durant l’hiver. 19 Parcs Canada, Région du Québec, District de la Gaspésie, Service de la conservation des ressources naturelles, « Mise à jour de l’inventaire des ongulés du parc national Forillon. 1982 », 1986, p. 1. 20 Section de conservation des ressources, Yvan Lafleur (Garde en chef), « Inventaire des oiseaux de proie dans le Parc national Forillon, 1970-1971-1972 », Gaspé, 1973, np. ; Section de Conservation des Ressources, Louis-Philippe Ste-Croix, « Parc national Forillon. Étude sur les glaces, hiver 1974 », Gaspé, 1974, 24 p. ; Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Facteurs altérant la végétation. Parc national Forillon. 1979 », 1985, 147 p. 21 Destinée à l’analyse de l’évolution des associations végétales, cette méthode consiste à réaliser un échantillonnage des sols en fonction de leurs situations géologiques, géomorphologiques et végétales. 22 Miroslav M. Grandtner, « Description détaillée des groupements végétaux de la péninsule de Penouille. Parc national Forillon », Québec, 1971, p. 12. 23 Service de la conservation des ressources, Jean-Marie Hudon (Garde), « Inventaire des oiseaux marins. Parc national Forillon », 1978, p. 1. 24 Jean-Luc Desgranges, « Les grands hérons du parc national Forillon. Rapport technique préparé à l’intention de Parcs Canada », 1978, p. 63-68. 25 Gauthier & Guillemette Consultants Inc., « Étude des besoins de corridors de protection pour permettre les déplacements et la dispersion des vertébrés terrestres du parc national Forillon. Version finale présentée à Parcs Canada », Saint-Romuald, 1994, p. 10. 112 études menées en 1996 et 1999, le suivi télémétrique des espèces est désormais associé à la préservation du couvert forestier de six corridors26. La rationalisation du milieu naturel à laquelle procèdent les autorités scientifiques afin de mieux le protéger n’est pas exclusive du parc Forillon. On retrouve en Cévennes une même légitimation du travail accompli, celui-ci étant défini par « un comité scientifique […] chargé de donner à l’établissement des avis techniques et de procéder aux études qui lui seront confiées27 ». Le comité chapeaute la section « Activités d’études et de recherches », laquelle conduit par exemple en 1975 une « analyse d’ensemble du mont Lozère » pour y déterminer les aménagements nécessaires à la protection « de la faune et du cheptel cynégétique28 ». L’administration du parc réalise ensuite l’inventaire cartographique des « richesses naturelles » de l’espace, tout en menant des campagnes plus ciblées telles que « l’étude de la socio-écologie » des canidés29. Comme à Forillon, le travail du parc porte autant sur les espèces animales que sur les milieux. Si l’on examine un rapport d’activité édité à la fin des années quatrevingt, on apprend ainsi qu’une série d’inventaires a permis la mise en place d’une « stratégie de conservation » des espèces fauniques menacées tandis que les études relatives aux bassins versants du mont Lozère ont abouti à la préservation du couvert végétal du territoire30. De même, un rapport d’activité rédigé une quinzaine d’années plus tard indique, « pour les milieux », la réalisation d’un inventaire des zones humides du parc et la production d’une base de données recensant mille huit cents sites géologiques ; « pour les espèces animales », le repérage et la cartographie des colonies de rapaces ; et « pour les espèces végétales », l’étude écologique des spécimens en péril et la délimitation de parcelles forestières dédiées à leur conservation31. La « scientifisation » des montagnes du Sem n paraît en revanche plus limitée et plus ardue qu’en Cévennes et qu’à Forillon. D’une part, à l’exception d’une « enquête 26 Christian Fortin, « Abondance et distribution de la loutre de rivière, du vison d’Amérique, de la martre d’Amérique et du pékan, et relations avec le corridor de déplacement le long de la route 197. Parc national Forillon. Rapport présenté au Service de la conservation des écosystèmes, Parcs Canada », 1999, np. 27 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 82. 28 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 13. 29 Id., « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 24-25. 30 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 15-35. 31 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 4-8. 113 écologique » dirigée par un biologiste des Peace Corps entre 1970 et 197432, les seules études menées au cours des années soixante-dix ont trait au walya ibex. Supervisées par l’Institut Géobotanique de Zurich33 et financées par le World Wildlife Fund (WWF) dans le cadre du « Project 753 Walia Ibex34 », elles permettent la recension et la localisation des populations de walya35. Puis, quinze années durant, « l’inaccessibilité politique de la zone » empêche tout suivi scientifique de l’espèce36. Il faut attendre 1993 pour que les membres d’une expédition organisée par les Universités de Berne et d’Addis-Abeba formulent une « ecological baseline study37 ». Depuis, des mesures règlementaires limitent l’impact de l’occupation humaine sur les habitats nécessaires à la survie des babouins gelada38, plusieurs missions d’observation assurent l’évaluation régulière de la distribution des walya39 et l’ensemble de la faune est périodiquement recensée40. Au-delà de ces prémices d’une scientifisation de l’action à accomplir, la faible capacité de l’administration éthiopienne à rationaliser le milieu continue tout de même de conditionner son aptitude à le protéger. 3.1.2. Une perpétuation des ressources Tel est le premier objectif de cette rationalisation des milieux naturels. Scientifiquement légitimes, les administrations responsables peuvent œuvrer à la 32 « A summary of the external assistance requested and received by the Wildlife Conservation Organization from May 1972 to December 1975 », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCOGeneral », Addis-Abeba, 1975, p. 1-2. Créés en 1961 par J.F. Kennedy, les Peace Corps désignent une agence philanthropique états-unienne travaillant, surtout, dans les pays du Sud. 33 F. Klotzli, « Simien – A Recent Review of its Problems, Walia n°6, 1975, p. 18-19. 34 World Wildlife Fund, Yearbook 1971-1972, Morges, 1972, p. 81. 35 « The John Hunt Exploration Group of Endeavour Training Expedition to the High Simiens of Ethiopia. 14th January-19th February 1972 », Ethiopian Endeavour, septembre 1972, p. 38. 36 Ministry of Natural Resources and Environmental Protection, « Simien Mountains Baseline Study – Ethiopia: Concept for the 1994 Field Expedition », Addis-Abeba, University of Berne - University of Zurich - Addis Ababa University, août 1994, p. 2. La traduction est de notre fait. 37 Hans Hurni, Decentralised Development in Remote Areas of the Simien Mountains, Ethiopia, Berne, Center for Development and Environment - University of Berne, 2005, Dialogues Series of the NCCR North-South, 45 p. 38 De Abebe Alemu à Beyeda Woreda Agriculture Office, « Regarding human and resources damages caused by Gelada Baboons », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 11 septembre 1990 (cal. éth.), np. Aussi appelé « singe lion », le babouin gelada vit sur les hauts plateaux d’Éthiopie et d’Érythrée. 39 Eva Ludi, Simen Mountains Study 2004. Intermediate Report on the 2004 Field Expedition to the Simen Mountains in Northern Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2005, coll. « dialogue », p. 22. 40 De Asfaw Menesha à Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority, « Fiscal Year Annual Report », in SMNP-Debark, dossier « Yearly report », 5 novembre 1999 (cal. éth.), np. 114 conservation des ressources. Ici commence alors à se révéler la dimension intrinsèquement subjective de la mise en parc de la nature. Dans un article relatant la mise en place d’une politique de préservation des espèces prédatrices au sein des parcs nationaux canadiens, Alan MacEachern évoque un « futur qui reconnaissait le droit et le besoin de toutes les espèces sauvages à exister ». Formulée par Parcs Canada au tournant des années trente, cette politique, explique-t-il, eut deux conséquences. La première, sur le court terme, fut la création d’un état d’esprit selon lequel les espèces animales sont un produit de science, le langage scientifique faisant office de « tactique » destinée à l’instauration d’un nouveau rapport social aux animaux. La seconde, sur le long terme, fut l’émergence d’« une croyance selon laquelle toutes les parties de la nature sont reliées, et ont un droit inhérent à l’existence41 ». Au-delà des seuls prédateurs, la protection de « l’ensemble des richesses naturelles » vise depuis à la « perpétuation d’un milieu naturel essentiellement non modifié par l’activité humaine42 ». Pour cela, à Forillon, Parcs Canada institue une série de mesures destinées à sa sauvegarde. Il peut s’agir de délimiter des zones de protection autour des sites de reproduction des phoques gris et des phoques communs43, de suspendre provisoirement la pêche sportive jusqu’à ce que la population de truites atteigne un effectif « conforme au but de conservation d’un parc44 », ou encore d’interdire toute forme d’exploitation forestière afin que se développe une végétation favorable à l’orignal45. Concernant la qualité générale des milieux, une même logique préside au travail du parc. Les aménagements de l’espace sont proscrits là où la capacité de support des écosystèmes est jugée « insuffisante », comme à l’ouest de la péninsule de Penouille46. Inversement, des actions préventives peuvent être menées pour contenir la prolifération d’espèces telles que le porc-épic ou la tordeuse des bourgeons de 41 Alan MacEachern, « Rationality and Rationalization in Canadian National Parks Predator Policy », in Chad et Pam Gaffield (dir.), Consuming Canada. Readings in Environmental History, Toronto, Copp. Clark, 1995, p. 197-212. La traduction est de notre fait. 42 Parcs Canada, Région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Activités et organisation du service de conservation du Parc national Forillon », 1986, p. 7. 43 Id., « Inventaire des mammifères marins. Parc national Forillon », 1978, p. 94. 44 « Lac au Renard : fermeture de la pêche », Le Pharillon, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (1973-1983) », 22 juin 1982, np. 45 Parcs Canada, « Mise à jour de l’inventaire des ongulés du parc national Forillon. 1982 », 1986, p. 47. 46 Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, Division du fonctionnement, Parc national Forillon, « Description et mesures de protection des ressources du secteur de Penouille », 1978, p.11. 115 l’épinette, celles-ci nuisant à la « protection des milieux47 ». Selon les gestionnaires du parc, cette politique leur permet de « maintenir le rôle des mécanismes naturels qui régissent les écosystèmes du parc de manière à assurer l’évolution naturelle des ressources48 ». À nous de souligner qu’en réalité, ces ressources sont loin d’évoluer indépendamment de l’homme. Son action sur le milieu demeure. Seulement, celle-ci consiste depuis les années soixante-dix à garantir la « constante progression » des espèces animales, la « régénération » des milieux humides, la « perpétuation » des espaces forestiers49, etc. En programmant le non-aménagement de l’espace-parc cévenol50, l’administration française soutient elle aussi la perpétuation « naturelle » des ressources. L’encadrement des pratiques de chasse y est probablement le phénomène le plus significatif. En délimitant dès les années soixante-dix des zones au sein desquelles certaines espèces peuvent être chassées, en certaines quantités, les responsables du parc déterminent la densité de la faune qu’ils estiment en accord avec le « caractère » naturel du territoire51. Une série de mesures restrictives autorise d’autre part une évolution des milieux libre de toute influence anthropique. L’administration acquiert ainsi en 1985 un bassin versant qu’un propriétaire était sur le point de reboiser et elle décide de « le garder tel quel, pendant une vingtaine d’années », afin que la hêtraie s’y reconstitue52. L’administration établit également des périmètres de protection autour de sites « exceptionnels » tels que les tourbières du mont Lozère, où le captage des sources par les bergers est par ailleurs soumis à une autorisation du directeur du parc53. Notons enfin que la réglementation à laquelle est assujettie la zone centrale aboutit à la « réapparition » d’habitats typiques de la fin du dix-neuvième siècle ainsi qu’au « retour naturel » d’espèces comme la loutre54. 47 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan de conservation », 1981, p. 33-37. Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 12. 49 Ibid., p. 12-25. 50 Christophe Sevegner, « Les parcs nationaux français de montagne et le tourisme. Un mariage de raison », Aix-en-Provence, Université d’Aix-Marseille, 2000, thèse de doctorat en géographie, p. 7. 51 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 70-71 (cf. infra, « 3.31. Le “caractère” des Cévennes ou l’invention d’une culture naturelle », p. 140). 52 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 18. 53 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 15. La tourbière désigne une sorte de marais au fond duquel s’accumule une matière organique végétale incomplètement décomposée : la tourbe. 54 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 3. 48 116 L’administration éthiopienne cherche elle aussi à contraindre le cadre physique des milieux. Néanmoins, à l’image de la scientificité de son travail qui peine à dépasser l’étude des walya ibex, l’entretien des éléments non-humains de l’espace concerne les seuls walya ibex. Par le biais de règlements édictés en 1966 et réitérés par les gouvernements du Därg55 et de l’EPRDF56, l’espèce est strictement protégée de la chasse et, le plus souvent, du braconnage. De cent cinquante spécimens en 196857, la population atteint, en 2006, les six cents individus58. La règlementation visant à protéger les autres espèces animales de l’homme semble en revanche avoir pour seul impact une sensible augmentation, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, des effectifs de loups d’Abyssinie et de babouins gelada59. À cette maigre faculté de rationalisation du milieu identifiée précédemment correspond ainsi, en Éthiopie, une capacité limitée à le protéger et à le naturaliser. 3.1.3. Une réhabilitation de la nature Ici réside la finalité de la rationalisation scientifique des espaces-parcs. Il s’agit non seulement de préserver la nature, mais aussi et surtout de la réhabiliter. En d’autres termes, à divers degrés au Nord et au Sud, on assiste en parc national à une entreprise de « naturalisation60 » de l’environnement. Visant officiellement à « préserver l’authenticité […] d’un milieu […] non modifié par l’activité humaine61 », le travail sur la nature y consiste à en faire ce que l’on croit qu’elle fut et, par conséquence, ce que l’on veut qu’elle soit. 55 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 26. 56 Guy Debonnet, Lota Melamaria et Bastian Bomhard, « Reactive Monitoring Mission to Simien Mountains National Park Ethiopia, 10-17 May 2006 », Paris, Joint World Heritage Center - IUCN Monitoring Mission, juillet 2006, p. 13. 57 John Blower, « Draft of report prepared for Board. Wildlife Conservation Department. Summary of Progress: 1967 », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Conservation », Addis-Abeba, 25 mai 1968, p. 4. 58 UNESCO, « Mission Report from Simen Mountains National Park », Addis-Abeba, 2006, p.14. 59 De Berhanu Gebre Mohammed à Amhara National Regional State Bureau of Agriculture, « Submission of conservation status report of Simien Mountains National Park », in SMNP-Debark, dossier « Control and conservation reports », 21 décembre 1995 (cal. éth.), np. 60 Eric Kaufmann, « "Naturalizing the Nation": The Rise of Naturalistic Nationalism in the United States and Canada », Comparative Studies in Society and History vol.40 n°4, 1998, p. 666. La traduction est de notre fait. 61 Parcs Canada, Région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Activités et organisation du service de conservation du Parc national Forillon », 1986, p. 7. 117 Prenons l’exemple des colonies de castors du parc Forillon, au nombre de trois en 1971. L’arrêt de l’agriculture, de la coupe de bois et de la chasse favorise l’implantation progressive et durable de l’espèce, au point qu’en 1986, le personnel de terrain peut recenser de vingt-deux à vingt-neuf colonies62. Certaines d’entre elles entrent toutefois « en conflit avec les valeurs du parc », leur établissement provoquant l’érosion de sentiers, l’inondation de chemins et la déforestation de parcelles forestières abritant une flore déjà menacée63. Après une analyse du comportement des castors via un inventaire aérien et terrestre des colonies, Parcs Canada décide en 1993 que le maintien de leur présence, les colonies sont à cette date au nombre de soixante-treize, doit être contrôlé. L’agence dirige pour cela trois opérations. Ses employés placent des tuyaux d’évacuation au fond de plusieurs étangs afin que leur niveau d’eau soit régulé, ils installent des clôtures grillagées et des piquets métalliques autour de barrages que les castors ne peuvent alors plus agrandir et, plus occasionnellement, ils capturent et relocalisent certaines colonies64. Significatif, le traitement scientifique de cette espèce est loin de faire exception. D’une part, les « réintroductions » sont assez courantes. On peut prendre le cas des quatre faucons pèlerins acheminés en 1988 depuis un centre d’élevage de l’Alberta jusqu’au mont Saint-Alban, où ils sont placés dans des cages artificielles et nourris de cailles et de poulets avant d’être libérés65. Vingt-trois spécimens sont par la suite relâchés dans des conditions similaires à partir de Cap-Bon-Ami et de Fort-Péninsule66, l’administration souhaitant que des couples de faucons reproducteurs s’installent durablement dans le parc67. D’autre part, les espèces réintroduites sont régulièrement délogées. C’est notamment le cas de d’une dizaine d’ours noirs que les gestionnaires du parc capturent puis déplacent durant les années soixante-dix et quatre-vingt68. Ajoutée à 62 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Étude sur le castor au parc national Forillon », 1987, p. 1-11. 63 Ibid., p. 58. 64 Environnement Canada, Service canadien des parcs, « Mise à jour des connaissances sur la population de castors du parc national de Forillon. Rapport final », 1993, Sainte-Foy, p. 94-117. 65 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Projet d’implantation du faucon pèlerin au parc national Forillon. Rapport d’opération », 1988, p. 1-8. 66 Id., « Lâchers de faucons pèlerins au parc national Forillon. Rapport d’opérations », 1989, p. 2-13. 67 Id., « Suivi de la réintroduction du faucon pèlerin au parc national Forillon. Rapport d’opération », 1992, p. 1. 68 Id., « Plan de gestion provisoire de l’ours noir ursus americanus au parc national Forillon », 1990, p. 1. 118 la suspension du droit de chasse des cultivateurs et des bûcherons69, cette localisation rationnelle de l’espèce aboutit à la limitation des « conflits visiteurs-ours », à l’optimisation de leur « évolution naturelle » et à la croissance exponentielle de leurs effectifs70. La direction du parc a beau reconnaître qu’il est contraire au principe d’« intégrité écologique pure » de suivre par télémétrie aérienne des ours noirs munis de colliers émetteurs ou d’entretenir des corridors de déplacement par le biais de coupes forestières périodiques, elle n’en considère pas moins le résultat comme « identique à ce qu’on observerait sous contrôle naturel71 ». En définitive, à Forillon comme dans les autres parcs canadiens, la nature n’est pas planifiée « en fonction de considérations biologiques, […] mais davantage en fonction des volontés et des objectifs des parcs nationaux72 ». Le déplacement des populations de porc-épic doit ainsi permettre la régénérescence des pousses forestières recherchées par les ongulés73, la définition de quotas de pêche doit garantir la « reconstitution naturelle » de la faune ichtyologique74 tandis que la plantation de sapins vise à « rétablir l’équilibre naturel » de la végétation75. Une même volonté de réhabilitation de la nature anime l’administration du parc national des Cévennes qui s’enorgueillit, en 2002, d’avoir contribué au « retour naturel d’espèces d’intérêt patrimonial76 ». Bien qu’elle n’emploie l’expression que tardivement, l’administration poursuit cet objectif dès les débuts de son mandat. Ses responsables considèrent en effet que si la mission de conservation de l’Établissement leur intime d’éviter « une transformation profonde de l’objet », il est des « milieux naturels […] qui ont été considérablement appauvris par les prélèvements abusifs de l’homme et […] où la réintroduction des espèces qui ont jadis joué un rôle devient donc nécessaire77 ». C’est 69 Section de conservation des ressources, Yvan Lafleur (Garde en chef), « Inventaire de l’ours noir (ursus americanus). Parc national Forillon, printemps-été 1972 », Gaspé, 1972, p. 4. 70 Nathalie Leblanc et Jean Huot, « Écologie de l’ours noir au parc national Forillon », 2000, np. 71 Ibid., p. 96-100. 72 B.I.M. Strong (Parks Superintendant), cité par Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 208. La traduction est de notre fait. 73 Service de la conservation des ressources naturelles, « Étude du porc-épic. Parc national Forillon, 19761977 », 1979, p. 73. 74 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, « Gestion de la faune ichtyologique. Rapport d’activité de la pêche sportive. Parc national Forillon, 1984 », 1986, p. 2. 75 Id., « Impact d’utilisation dans les secteurs d’aménagement du Parc national Forillon », 1983, p. 1-55. 76 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 7. 77 Id., « Le Bougès et l'aménagement faunistique et cynégétique du P.N.C. », Florac, janvier 1981, np. 119 pourquoi dès les années soixante-dix débute « le repeuplement animalier des Cévennes » avec, entre autres, la réintroduction du tétras lyre et du grand tétras78. Élevés dans l’enclos de reproduction de Ventajols au nord-est du parc, les premiers spécimens sont lâchés en 1975 dans le secteur du Bougès et du mont Lozère79. En 1986, plus de deux cents individus ont été placés en liberté. Ils sont suivis par les scientifiques du parc et protégés par les gardes qui « détruisent80 » annuellement une vingtaine de renards, prédateurs par excellence des tétras81. Les gestionnaires du parc abandonnent par la suite la réintroduction du tétras lyre dont les résultats s’avèrent, selon eux, « décevants82 ». Quant au grand tétras, si plus de six cents lâchers aboutissent en 2004 à un chiffre dérisoire de vingt-six spécimens permanents, l’administration estime encore nécessaire de poursuivre son « opération de renforcement de la population83 ». Nettement plus achevée, la réintroduction de rapaces et de castors doit également être mentionnée. La « restauration de la faune sauvage » que représentent les vautours fauves débute en 1981. Ils sont élevés dans l’enclos de Saint-Pierre-des-Tripiers puis regroupés dans des voilières de reproduction à l’entour de la vallée du Tarn. Le premier lâcher a pour but de « constituer la population colonisatrice initiale dans les gorges de la Jonte », tandis que l’approvisionnement des charniers et l’aménagement d’aires de nidification doivent faciliter la fixation des oiseaux que les scientifiques du parc ont par ailleurs équipés d’émetteurs-radio84. Quinze ans plus tard, près de cent cinquante vautours fauves survolent le ciel d’un parc national qui leur fournit annuellement vingt tonnes de viande. Des techniciens du Fonds International pour les Rapaces récupèrent à cet effet des carcasses chez les éleveurs ou à l’abattoir de Saint-Affrique. Ainsi, autrefois nuisible, « l’espèce est réhabilitée de ses crimes contre l’homme, et la faune sauvage rentre dans le patrimoine85 ». Notons qu’une même entreprise est conduite en rivière afin que le 78 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », 1976, p. 1. Le tétras lyre est un coq de bruyère. 79 Id., « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 5. 80 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 16. 81 Chacun des rapports d’activité produit par l’administration depuis 1975 fait état de ces opérations. 82 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1986 », Florac, 1987, p. 17. 83 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2003 », Florac, 2004, p. 11. 84 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 12. 85 Claire Calvet, « Les représentations de la nature dans les sociétés modernes : l’exemple français de la réintroduction du vautour fauve (Gyps fulvus) dans le Parc national des Cévennes », Paris, EHESS, 1995, mémoire de D.E.A. en ethnologie, p. 30. 120 castor, présent « pendant la période historique au moins jusqu’au XIVe siècle », revienne peupler les rives des gardons cévenols86. Plusieurs « reprises » sont effectuées dans les départements du Gard et de la Lozère et, en 1978, une dizaine d’individus sont lâchés en amont de divers cours d’eau afin qu’ils se dirigent « naturellement » vers les sites préalablement aménagés en aval87. Difficilement dénombrable, l’espèce est depuis présente dans les bassins du Tarnon, de la Mimente, du Tarn et de la Dourbie88. Deux remarques supplémentaires s’imposent. À propos du suivi de ces espèces réintroduites, l’action se révèle tout d’abord aussi scientifique que subjective. Depuis la fin des années quatre-vingt, l’administration use de systèmes électroniques de géolocalisation pour connaître les modalités de déplacement des cerfs et des rapaces89, et son attention se focalise exclusivement sur les « espèces dont la présence dans la région a été connue au cours de la période historique90 ». L’équilibre naturel des milieux est donc fonction d’un temps qui doit être rétabli et, en cela, il n’est pas question de simples « introductions », mais bien de « réintroductions ». Les interventions sur le milieu sont d’ailleurs déterminées par un ensemble de valeurs peut-être encore davantage subjectives que celles relatives aux espèces animales. Des « zones floristiquement remarquables » sont préservées à l’aide du fauchage de prairies et d’éclaircissement de clairières de pins sylvestres91, une régulation des activités agro-pastorales est mise en place sur les pelouses sèches du causse Méjean pour y « recréer la nature92 » et, depuis le début des années quatre-vingt, mille pousses de châtaigniers ont été plantées en plusieurs localités93 afin que soient restaurées « l’image et la vie même de tout le massif cévenol, liées à la châtaigneraie et à ce qu’elle représente94 ». 86 Parc national des Cévennes, « Dossier “castor”. 1977-1988 », Florac, 1989, np. Le terme « gardon » désigne en Cévennes chacun des affluents de la rivière du Gardon, parfois dite du Gard, qui puise sa source dans les hautes Cévennes pour venir se jeter, cent trente kilomètres plus au sud, dans le Rhône. 87 Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 14. 88 Id., « Programme d’aménagement 2006-2010 », Florac, 2006, p. 30. 89 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 4. 90 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 46. 91 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 92 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1999 », Florac, 2000, p. 4. 93 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 21. 94 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 11. 121 Caractérisé par une étude et une protection aléatoires des milieux, le cas du parc national du Simien Mountains s’avère nettement différent de ses homologues français et canadien. Il y est uniquement question d’un programme de reforestation pour l’année 197895, de la destruction de plants d’eucalyptus illégalement semés en 200296 et d’un « projet de plantation d’arbres indigènes » en 200597. Certes, la règlementation imposée aux populations locales permet la prolifération du walya ibex et le maintien de parcelles boisées qui seraient à nue si ces dernières étaient autorisées à les défricher. Pour autant, force est de constater que l’élaboration de la nature se veut, dans le nord éthiopien, un processus par la négative. Cela ne signifie pas que la nature n’existe pas, institutionnellement, matériellement et idéalement. Simplement, l’État doit se contenter de faire avec ce qui est, bien plus qu’avec ce qu’il voudrait qu’il soit. Mais si l’Éthiopie semble faillir là où la France et le Canada semblent réussir, la « naturalité de la nature98 » n’en relève pas moins d’un travail conduit en fonction de la représentation étatique de ce que doit être un parc national. Marqués par la présence d’espèces autrefois disparues ou récemment menacées de disparition, lieux de la perpétuation de milieux qui évolueraient selon leur propre rythme, les parcs nationaux sont façonnés de sorte que la nature y paraisse perdurer hors du temps contemporain. 3.2. Le façonnement de l’espace anthropique De la même manière qu’ils s’efforcent de modeler les éléments non-humains du milieu, les pouvoirs publics réservent un traitement bien spécifique aux traces de l’occupation humaine. Fortes d’une autorité scientifique dont elles détiennent le monopole, les administrations responsables sélectionnent ce qui, de l’anthropisation des territoires, doit être ou non éliminé. Puis, là où l’empreinte humaine demeure visible, leur action consiste à façonner ce qui, des temps et des espaces de l’homme, doit être préservé. 95 Bruno Messerli, « Simen Mountains – Ethiopia. A Conservation Oriented Development Project », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), Geographica Bernensia « G8 Simen Mountains – Ethiopia », Berne, 1978, vol.1 Cartography and its Application for Geographical and Ecological Problems, p. 10. 96 De Yeshaw Tenaw à Simien Mountains National Park Office, « Monthly report of August », in SMNPDebark, dossier sans titre, 25 décembre 1994 (cal. éth.), np. 97 De Negussie Tsegaye Tessema à Asfaw Meshesha, « Regarding handing over of the plot of land for planting trees », in SMNP-Debark, dossier « Conservation and control », 10 juin 1998 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 98 Adel Selmi et Vincent Hirtzel, op. cit., p. 10. 122 3.2.1. Une sélection des éléments à éliminer À Forillon, le ton est donné avant même que le parc ne soit créé : l’homme contemporain n’a pas droit de cité dans la nature. La chose est commune à l’ensemble des parcs nationaux canadiens. Dès la fin du XIXe siècle, la préservation de la wilderness l’emporte sur l’occupation et l’exploitation des espaces-parcs. Si l’on se trouve à cette époque dans un Ouest canadien relativement peu peuplé, la même logique préside, cinquante ans plus tard, à l’établissement des parcs de l’Est canadien. Ainsi, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Parcs Canada décide que la création de parcs nationaux dans les provinces de l’Atlantique nécessite l’abandon de la foresterie et le déplacement des populations99. En outre, lorsqu’il est question de mettre en place un parc national en Gaspésie, c’est bien un territoire libéré de ses occupants que l’État québécois doit livrer à l’administration fédérale. Comme le dira plus tard l’une des neuf cent quatre-vingt-trois expropriés du parc Forillon, la nature y a repris sa place lorsque fut « effacée toute trace de la sueur de [leurs] pères100 ». La façon dont disparaissent quelques trois cents propriétés résidentielles apparaît néanmoins, si l’on ose l’expression, contre-nature. La majorité des habitations sont en effet brûlées devant leurs occupants tout juste expulsés101. La mémoire récente du territoire est également renvoyée aux oubliettes de l’histoire, à l’image du belvédère qui succède à la destruction de « l’espion du Cap-Bon-Ami », cabane occupée selon la légende par l’espion Garland qui fournissait des renseignements aux sous-marins allemands stationnés dans le golfe du Saint-Laurent102. Puis, au début des années quatre-vingt, les gestionnaires du parc décident d’éliminer définitivement les « déchets humains brûlés, enfouis, […] oubliés ou inaperçus après l’expropriation ». Concentrant leur action sur les secteurs « très visibles », ils organisent le transport de cent trente-cinq tonnes de « déchets » vers le dépotoir de Gaspé et améliorent de ce fait « l’esthétique de bien des lieux103 ». 99 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 109-119. Blanche Fortin, citée par Sylvie Fortier, « Souvenirs d’expropriés », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 44. 101 Lionel Bernier, La bataille de Forillon, Québec, Éditions Fides, 2001, p. 204. 102 Louise Cousineau, « Le Cap-Bon-Ami n’a pas perdu son charme mais il a perdu son espion », La Presse, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (19731983) », 1974, np. 103 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Rapport d’activité. Élimination des dépotoirs familiaux. Parc national Forillon », 1983, p. 15. 100 123 Si la préservation de la nature peut requérir une déshumanisation préalable du territoire, le cas éthiopien révèle que l’entreprise n’est pas partout aussi rigoureusement menée. Contrairement aux réserves de chasse où les populations conservent le droit de cultiver la terre et d’y faire pâturer leur bétail104, le gouvernement impérial indique en 1972 qu’en parc national, « no person shall reside, hunt, cultivate, graze cattle or livestock, fell trees, burn vegetation or exploit the natural resources105 ». Second parc officiel du pays, le Simien Mountains est logiquement concerné par ces mesures règlementaires. Diverses actions sont conduites afin de déplacer et de reloger ses occupants106, ce qui aboutit en 1978 à la destruction de sept villages dans les basses terres du Sem n et à l’expulsion de leur mille deux cents habitants107. Ni le constat d’un « retour fantastique de la végétation108 », ni l’ordre légal d’expulsion réitéré en 1980109 n’empêchent cependant les populations de revenir habiter et cultiver leurs terres110. C’est pourquoi en 1997, l’administration fédérale met en place une politique dite de « réduction de l’occupation humaine111 ». D’une part, il s’agit de détruire les maisons nouvellement construites dans le parc. On retrouve les traces de ces opérations dans l’ensemble des comptes-rendus mensuels adressés par les gardes du Simien Mountains au quartier général (headquarter) de Debark, le premier rapport mentionnant la 104 Ministry of Agriculture, Imperial Ethiopian Government, « Legal Notice. Wildlife Conservation Regulations Issued Pursuant to the Game Proclamation of 1944 », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1968, p. 4. 105 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 37. 106 De John Blower au Dr J. Boyd Morton, « The Nature Conservancy U.K. », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », Addis-Abeba, 15 juillet 1966, p. 1 ; de John Blower au Général Mebratu, « Simien National Park », in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 16 juillet 1969, p. 1 ; Leslie H. Brown (WWF Consultant for Ethiopia), « A Report on the Wildlife Situation in Ethiopia », Karen (Kenya), 16 novembre 1975, p. 3. 107 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands », Addis-Abeba, 1983, p. 9. 108 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 12. La traduction est de notre fait. 109 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 137-140. 110 De Negussie Mulu à Transitional Government of Ethiopia, Ministry of Agriculture, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier sans titre, 16 février 1987 (cal. éth.), np. 111 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « Environmental Policy », Addis-Abeba, 2 avril 1997, p. 18. La traduction est de notre fait. 124 démolition de « cinq-huit huttes illégales » dans le district de Jenamora112. Il s’agit d’autre part de mettre un terme aux activités agro-pastorales, ce qui nécessite tantôt la seule collaboration des populations113, tantôt une décision de justice114. La dernière mesure que cherchent enfin à instaurer les gestionnaires du parc demeure le déplacement et la relocalisation des villages situés en son sein, procédure dite de resettlement qui n’a à ce jour été acceptée que par le seul village d’Arkwaziye, à l’est du parc115. Réalisé au Canada et recherché en Éthiopie depuis les années soixante-dix, l’effacement des traces contemporaines de l’homme s’inscrit dans la poursuite d’un idéal de nature vierge. Loin d’être une condition sine qua non de la mise en parc de la nature, cet idéal renvoie à l’une des logiques qui peut présider au façonnement des éléments humains des espaces-parcs. Il est d’autres territoires, comme le parc national des Cévennes, où la nature est envisagée dans une dimension davantage anthropique. Certes, le découpage de ses frontières veille à ce que la majorité de la population se retrouve à l’extérieur de la zone centrale116. Pour autant, quelques six cents personnes y résident de manière permanente, et rien n’est fait pour les expulser117. Cela ne signifie pas que la nature cévenole en est une où l’homme peut librement évoluer. Seulement, à l’inverse des parcs du Sem n et de Forillon, celui-ci fait partie des éléments à préserver. 3.2.2. Une sélection des éléments à préserver Tantôt abolie, parfois combattue et d’autres fois intégrée, la présence humaine fait l’objet d’une pluralité de traitements. L’État français est ainsi le seul à sauvegarder explicitement les traces encore vivantes de l’occupation humaine des lieux, symboles de cette « âme paysanne éternelle [qui] meurt sous nos yeux, dernier carré de la civilisation 112 De Wolde Gabriel Gebrekidan à The Council of Debark Woreda, « Regarding the construction of houses at the borders of the Park », in SMNP-Debark, dossier « Jenamora Police », 2 août 1990 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 113 De Asfaw Menesha à Parks Development and Protection Authority, « Annual Report », in SMNPDebark, dossier « Yearly report », 5 novembre 1999 (cal. éth.), np. 114 De Berhanu Gebre Mohammed à Amhara National Regional State Bureau of Agriculture, « Submission of conservation status report of Simien Mountains National Park », in SMNP-Debark, dossier « Control and conservation reports », 21 décembre 1995 (cal. éth.), np. 115 De Yisak Yiman à Simien Mountains National Park Office, « Work report », in SMNP-Debark, dossier « Letters from Arkwazye », 13 octobre 2001 (cal. éth.), np. 116 Cf. supra, « Planche cartographique n°1. L’Établissement Public “Parc national des Cévennes” », p. 24. 117 Karine-Larissa Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes, Florac, Parc national des Cévennes - Association Clair de terre - GARAE, 2010, p. 208. 125 traditionnelle118 » pour reprendre la formule du sociologue Henri Mendras. Il serait néanmoins erroné d’affirmer que ni l’effacement de l’histoire récente du territoire gaspésien, ni la tentative éthiopienne d’éradication de la présence humaine, ne relèvent d’un processus d’« invention de la tradition119 ». Quel que soit son contexte, la tradition n’est jamais le signe palpable de la permanence de lointains modèles, objets ou pratiques. Elle a beau en avoir l’apparence, elle désigne en réalité une « réinterprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains120 ». C’est ce à quoi l’on assiste en parc national depuis les années soixante-dix. Ancrés dans le temps présent, les responsables des parcs cherchent à rétablir ce qu’ils considèrent relever d’un équilibre passé : équilibre de la « nature » vierge dans les cas canadien et éthiopien, équilibre de la « nature » anthropique dans le cas français. Ce n’est donc pas tant l’invention de la tradition per se qu’il faut questionner, mais les modalités de son élaboration qui sont fonction de représentations variant selon les espaces étudiés. Commençons par le parc national de Forillon où l’administration se distingue non seulement par sa détermination à abolir la présence humaine, mais aussi par sa volonté de sauvegarder le Forillon du e XIX siècle. Pour cela, la méthode est la même que celle employée dans le cadre de la préservation des milieux naturels. Dans un premier temps, Parcs Canada mène les études nécessaires à la connaissance des éléments humains qui méritent d’être conservés. Focalisés sur un territoire où la vie semble s’être arrêtée en 1970, trois champs de recherches sont investis dès la création du parc. L’administration fédérale commande tout d’abord une série d’études relatives à la « culture » de la presqu’île de Forillon121. Certaines sont ethnologiques, à l’instar des entretiens oraux réalisés par Marcel Moussette en 1971 afin de « rattacher [la relation à la nature] aux différents genres de vie des pêcheurscultivateurs122 ». D’autres sont géographiques, à l’instar de l’analyse effectuée par Louis Chamard en 1973 à propos d’un « espace […] évidemment non-rentable, se contentant 118 Henri Mendras, La fin des paysans, Paris, Armand Colin, 1970, 2nde éd. [1ère éd. 1967], p. 22. Eric Hobsbawm, « Introduction », in Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 4. 120 Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain n°9, 1987, p. 15-19. 121 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 2. 122 Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, Marcel Moussette, « L’homme et son milieu naturel dans la région de Forillon, une esquisse ethnohistorique préliminaire », 1971, préface np. 119 126 de permettre à ses habitants de survivre123 ». Le fait que Parcs Canada diligente l’étude d’une population qu’elle vient elle-même de renvoyer à un passé révolu n’est pas sans poser problème. Comme l’écrit l’ethnologue Michèle Bélanger : La région du parc Forillon, c’est, au premier abord, […] un coin de pays isolé, sauvage, des maisons sans électricité, sans eau courante, un monde de pêcheurs, des gens peu instruits, on a l’impression d’avoir déjà vu ça dans les livres, il y a très longtemps. Une Gaspésie dans la Gaspésie. Mais surtout Forillon, c’est une population qui s’en va et un habitat que l’on détruit124. Seule détentrice de l’autorité scientifique, l’administration ne relève pas la contradiction. Elle attache la dimension humaine de l’espace-parc aux seuls éléments que sont « l’association multiculturelle dans l’harmonie », « le “mariage” de l’homme et de la nature » et le genre de vie « traditionnaliste125 ». Se concentrant sur « la période 18601880, soit un des moments où ces caractéristiques furent les plus prononcées126 », les gestionnaires du parc figent le temps culturel de la presqu’île. Expressément historiques, les deux autres champs de recherches qu’ils investissent témoignent d’un même rapport au temps. Centrées sur les « manifestations de l’occupation humaine passée », les premières recherches s’intéressent aux « sites préhistoriques » de l’époque amérindienne et aux « sites historiques » des époques française et anglaise127. Parce qu’elles s’arrêtent à la période de l’industrie baleinière de Penouille qui décline à partir de 1860128, ces études associent finalement cette fameuse période 1860-1880 à l’entrée de la Gaspésie dans l’histoire contemporaine. Cette période contemporaine, lorsqu’elle est étudiée, est elle aussi reléguée au passé. Les artefacts datant du début du XX e siècle, pourtant majoritairement achetés aux populations avant leur expropriation129, sont traités selon la méthode dite de la « folklife ». Destinée à la « réintégration des objets à leurs fonctions 123 Louis Chamard, « Éléments de compréhension de la géographie culturelle du Parc national de Forillon », Québec, 1973, p. 137. 124 Michèle Bélanger, « Le folklore du parc national Forillon », Gaspé, 1973, introduction np. 125 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Jean-Claude Dupont, « Étude de la culture traditionnelle et de la géographie humaine du parc national Forillon », Québec, 1973, introduction np. 126 Ibid. 127 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 22. 128 Jules Bélanger, Marc Desjardins et Jean-Yves Frenette, avec la collaboration de Pierre Dansereau, Histoire de la Gaspésie, Montréal, Boréal Express - Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, p. 289. 129 Jean Simard et Hélène de Carufel, « Inventaire de la collection d’artefacts du Parc national Forillon », 1971, np. 127 traditionnelles et dans leurs milieux de vie quotidienne130 », cette méthode inscrit le temps récent de Forillon dans un temps révolu. Dans une perspective similaire, les traces de l’exploitation agricole qui « tout récemment encore persistaient à Forillon131 » sont inventoriées au titre d’aires « en friche ». À l’image des objets du quotidien employés par les populations jusqu’à leur départ forcé, ces secteurs agricoles sont considérés comme les signes d’une activité surannée devant désormais être aménagés en fonction de leur « potentiel au point de vue du panorama132 ». Une fois scientifiquement et résolument renvoyée au passé, l’empreinte humaine du territoire peut être préservée. L’objectif est explicite. Il faut « recréer le Forillon […] de la fin du XIX e siècle133 » en s’appuyant sur « le concept de l’époque [qui] prévoit l’aménagement des ressources de manière à conserver au parc le caractère spécifique qu’il présentait à un moment donné134 ». Des années soixante-dix à la fin des années 2000, quatre types d’éléments sont pris en compte. Le bâti est tout d’abord sauvegardé en tant que symbole du « paysage pittoresque135 ». Les quelques maisons qui n’ont pas été brûlées sont entretenues à compter de 1978 dans « le respect de la tradition architecturale gaspésienne », tandis que leur revêtement extérieur permet d’« établir une continuité entre les composantes du milieu et le motif architectural du parc136 ». La chapelle Saint-Pierre qui demeure en place à Petit-Gaspé est pour sa part régulièrement rénovée depuis 1987 afin que perdure « cette mixité religieuse » qui caractérise Forillon137. Pour que les bâtiments présents dans l’enceinte du parc « contribuent à l’appréciation du paysage culturel associé à l’occupation antérieure des lieux », ceux-ci font depuis 1995 l’objet d’une « restauration », d’un « maintien » et d’une « mise en valeur ». Il est notamment question de Fort-Péninsule, site de fortification construit lors de la Seconde Guerre mondiale, des ouvrages de la station de phare de Cap-Gaspé, et 130 Jean Simard, « Inventaire des documents figurés du Parc National Forillon », 1971, avant-propos np. Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 21-22. 132 Service de la conservation des ressources naturelles, « Inventaire des terres agricoles », 1977, p. 1-2. 133 Jean Simard, ibid., p. 2. 134 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 8. 135 Beauchemin-Beaton-Lapointe, « Le Parc National Forillon, recherche du motif architectural », 1970, p. 1. 136 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 12. 137 Environnement Canada. Parcs, « Forillon », 1987, p. 36. 131 128 des installations côtières encore en place à l’Anse-au-Griffon138. Aux côtés de ces bâtiments, l’administration veille d’autre part à l’entretien des havres de pêche. Afin d’en « préserver le caractère traditionnel » et de les maintenir dans un état qui soit compatible avec « l’ambiance recherchée », ses employés démolissent le quai de PetitGaspé jugé trop délabré et restaurent les havres de Cap-des-Rosiers, au nord, et de Grande-Grave, au sud139. Conduite durant les années soixante-dix, l’opération se poursuit par la suite sous la forme d’une action à deux volets. Le havre de Grande-Grave est « réaménagé à l’intention des pêcheurs » en 1985140. Jusque-là maintenue en l’état, la majeure partie du quai de l’Anse-aux-Amérindiens est détruite pour des raisons de sécurité en 2010, alors qu’une partie du havre de Cap-des-Rosiers est fermée au public141. Tandis que les rives de la presqu’île sont dédiées à cette pêche qui définissait l’identité des lieux et de leurs occupants, d’autres secteurs, intérieurs, sont offerts à la mémoire agricole du territoire. Après avoir mis un terme à la culture de la terre à laquelle les populations se livraient encore en 1970, l’administration décide que la « conservation ou le reboisement partiel » perpétueront « l’ouverture du paysage142 ». Rentrées en friches, les terres agricoles sont « maintenues » telles quelles à la fin des années soixante-dix143, en tant qu’expressions « d’un paysage pittoresque144 », « témoins de l’occupation humaine antérieure à la création du parc145 ». Sélectionnés en 1983 dans les trois secteurs de Grande-Grave, de la pointe de Forillon et de la vallée de l’Anse-auGriffon, quatre-vingt-six hectares de terres en friches sont depuis entretenus par le « brûlage contrôlé », « la coupe à blanc », le « reboisement », le « labourage », le « hersage » et le « contrôle chimique », afin d’« illustrer les dimensions des terres 138 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 45-46. 139 Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 140 Parcs Canada, Service de la planification, « Parc national Forillon. Révision du Plan de Gestion », 1985, p. 6. 141 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 22. 142 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 31. 143 Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, Parc national Forillon, « Synthèse et analyse des ressources naturelles et historiques. Secteur Cap-Gaspé », 1978, p. 9. 144 Id., « Méthodologie. Étude de l’évolution de la végétation des aires agricoles traitées. Parc national Forillon », 1980, p. 1. 145 Id., « Plan de gestion des terres agricoles en friche. Parc national Forillon », 1983, p. 1. 129 agricoles de l’époque et donner une impression de culture146 ». Par un travail sur l’espace et sur le temps perdure dès lors « l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer147 ». Discret et habile, ce procédé participe d’une entreprise de muséification de l’histoire humaine du territoire. Celle-ci est particulièrement frappante au site de Grande-Grave, dernier des éléments sur lesquels se concentrent, depuis les années soixante-dix, les responsables du parc. Le projet débute en 1971 lorsqu’ils entament la reconstruction, au sud-est de la presqu’île, de cet « établissement côtier typiquement gaspésien » où le visiteur pourra avoir « un aperçu de la vie traditionnelle des pêcheurs148 ». Cherchant à favoriser la « réanimation de Grande-Grave », l’administration prévoit de rénover, au-dessus du havre, le centre de pêche, l’entrepôt et les « maisons-clés149 », et d’y « réintégrer » les « documents œuvrés » produits par les populations autrefois résidentes150. Il s’agit donc de recréer le quotidien d’une population à laquelle l’administration a mis fin il y a moins d’un an. Le tri sélectif des éléments de ce présent devenu passé est affiné jusqu’au début des années quatre-vingt151, décennie pendant laquelle le site prend forme. Respectant l’architecture gaspésienne du XIX e siècle, le magasin Hyman et l’établissement de l’Anse-Blanchette sont restaurés et emplis d’un mobilier et d’artefacts du quotidien réhabilités152. Les deux bâtiments accolés au havre de pêche font l’objet de travaux de préservation153 et les quelques maisons et dépendances encore debout sont « mis[es] en valeur154 ». Désigné comme centre culturel et historique, Grande-Grave devient au cours des années quatre-vingt-dix 146 Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Plan de gestion des terres agricoles en friche. Parc national Forillon », 1983, p. 60-74. 147 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 52. 148 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 14. 149 « Parc national de Forillon, concept du parc », 1971, np. 150 Jean Simard, « Inventaire des documents figurés (artefacts) du Parc National Forillon », 1971, p. 5. 151 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 5 ; Service de la conservation des ressources naturelles, « Description et zonage à des fins de préservation des ressources géobiophysiques et culturelles des secteurs du Parc national Forillon », 1974, p. 23. 152 Parc Canada, Pierre Drouin, « La maison Hyman à Grande-Grave, parc national Forillon : intervention archéologique 1984 », 1984, p. 4. 153 Parcs Canada, Service de la planification, « Parc national Forillon. Révision du Plan de Gestion », 1985, p. 9. 154 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 10. 130 « le secteur le plus à même d’expliciter le thème du parc155 ». La rénovation d’une vingtaine de bâtiments permet de « recréer le paysage historique156 », la conservation des anciens espaces agricoles permet le « maintien du caractère propre à ce lieu157 » et, en 2010, le site peut incarner les « valeurs historiques et culturelles du parc national158 ». À l’image du façonnement matériel de l’ensemble des éléments humains de l’espaceparc, ce paysage que les gestionnaires de Forillon créent et préservent depuis les années soixante-dix est à la fois naturel et passéiste. Contrairement à d’autres parcs de l’Est canadien où l’administration a éradiqué toute trace attestant d’une présence humaine passée159, Forillon fait figure de palimpseste où le temps de l’homme s’est harmonieusement estompé derrière le temps de la nature. Au fur et à mesure qu’ils élaborent des milieux naturels riches d’une faune et d’une flore protégées, réhabilitées et parfois réintroduites, les responsables d’un parc national modèlent aussi un territoire anthropique. Celui-ci peut se caractériser par l’invention matérielle d’un lien révolu entre l’homme et la nature. C’est le cas du parc canadien de Forillon. Transposée dans les Cévennes, cette perspective nous mène à envisager un tout autre processus. Si une pluralité d’études y vise un même aménagement rationnel de l’espace, l’homme n’est pas vraiment relégué dans le passé. Ancré dans le présent du parc, il y fait au contraire figure de donnée naturelle. Concernant l’analyse scientifique des composantes anthropiques du territoire, trois périodes, associées à trois thématiques, peuvent être dégagées. Les années soixante-dix sont d’abord celles de l’examen du paysage humanisé. Dans ce cadre, l’administration du parc procède au recensement des bâtiments relevant de l’« architecture rurale160 » puis à l’inventaire des « gisements archéologiques et préhistoriques » des Cévennes161. Peu après, elle engage un géographe et un sociologue pour conduire une étude historique des fermes agricoles, une enquête relative à l’« habitat traditionnel » des hameaux 155 Ministère du Patrimoine canadien, Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Programme de collection », 1994, p. 6. 156 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 50. 157 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 45-46. 158 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 59. 159 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 118. 160 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 5. 161 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 16. 131 cévenols et une observation élémentaire de la transhumance lozérienne162. En apparence plus fondamentales qu’appliquées, ces recherches sont guidées par l’impératif de préservation des milieux. Elles conduisent notamment le service scientifique du parc à mettre sa connaissance des techniques d’exploitation des sols au profit de programmes de fertilisation des pâturages163. Pensé dans sa dimension humaine, le paysage est par la suite saisi dans une dimension ethnologique. En plus d’études relatives aux conditions de l’élevage ovin ou aux motifs architecturaux du parc164, des thèmes tels que la « tradition orale165 », le caractère « traditionnel » des « pays166 » ou les techniques apicoles167 sont explorés au début des années quatre-vingt. Puis, à partir de 1988, le service scientifique du parc se focalise sur l’« ethno-histoire168 », la « transmission du patrimoine » dans le contexte du déclin pastoral169 et les « pratiques et savoirs populaires170 ». À la suite de ces recherches, la logique qui préside à l’analyse des éléments humains du territoire se précise. Au milieu des années quatre-vingt-dix, après en avoir dégagé les dimensions humaine et ethnologique, les gestionnaires du parc envisagent la dimension mémorielle du paysage. Là encore, les enquêtes relatives au bâti171 et aux milieux ouverts172 continuent. La direction du parc ne s’empare pas moins de la mémoire des lieux et de leurs occupants en diligentant une collecte des contes populaires173, une enquête sur « le sens des lieux174 » ou, depuis 2003, un recueil des pratiques et représentations du « paysage[s] et des temps » des Cévenols les plus âgés175. 162 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 25. Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 6. 164 Id., « Rapport d’activité 1980 », Florac, 1981, p. 9-19. 165 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 34. 166 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 24. 167 Id., « Rapport d’activité 1984 », Florac, 1985, p. 42. 168 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 35. 169 Id., « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 31. 170 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 11. 171 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 7. 172 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1998 », Florac, 1999, p. 7. 173 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 174 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 15. 175 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2003 », Florac, 2004, p. 17. 163 132 Cet investissement scientifique du territoire culturel se justifie par une catégorisation du milieu qui ne dissocie pas les éléments humains et non-humains dans des termes similaires à ceux identifiés à Forillon. En une trame qui se déroule progressivement des années soixante-dix au temps présent, les composantes anthropiques de l’espace sont ainsi façonnées en tant que matériaux constitutifs des milieux naturels. Pour le dire autrement, l’espace naturel est déterminé au gré du temps par l’aménagement des empreintes humaines qui marquent le territoire cévenol. Nous distinguons deux types de paysages, et d’actions sur le paysage. Il y a tout d’abord la perpétuation d’un paysage agro-pastoral. Le travail débute en 1975, lorsque l’Établissement Public acquiert deux mille hectares de pâturages sur le mont Lozère et qu’il les rétrocède à des éleveurs regroupés en coopérative176. Simultanément, ses responsables mettent en place des « plans d’environnement », subventions financières distribuées annuellement à une petite dizaine d’agriculteurs qui s’engagent, en échange, à remettre en valeur leurs terres, à améliorer la qualité génétique de leur cheptel et à entretenir un réseau de chemins et de murs de soutènement177. Une dizaine d’années durant, les gestionnaires du parc poursuivent cette stratégie. Les plans d’environnement favorisent l’irrigation des terres, la restauration de parcours sous châtaigniers, la fertilisation d’espaces de landes et de pâtures178, mais aussi l’amélioration des bâtiments d’habitation et d’exploitation179. Une politique d’acquisitions foncières permet également à l’administration de mettre sur pied une coopérative d’éleveurs, « La Raïole », à qui elle loue sous forme de baux emphytéotiques les pâturages achetés sur le Lozère, l’Aigoual et le causse Méjean. Associée à une aide technique pour la lutte contre les cervidés et à une aide financière pour l’achat de cheptel, cette politique permet la perpétuation, sous la férule du parc, de la transhumance ovine180. Relevant depuis 1975 du « maintien des activités agricoles et pastorales181 », l’action participe en 1986 au « développement concourant à la protection182 » et depuis 1992, elle s’inscrit dans le 176 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 2. Id., « “Les plans d'environnement” dans le P.N.C. », Florac, 1977, np. 178 Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 4. 179 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 7. 180 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 6. 181 Id., « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 2. 182 Id., « Rapport d’activité 1986 », Florac, 1987, p. 5. 177 133 cadre du « patrimoine naturel et sa gestion par l’homme183 ». Jusque-là associé à la nature préservée, le paysage agro-pastoral finit ainsi par être géré en tant qu’élément, en soi, naturel. Les plans d’environnement sont d’une part remplacés par les « contrats agrienvironnementaux », destinés aux « aménagements sylvo-pastoraux et aux améliorations foncières et pastorales184 ». Le soutien à la transhumance est d’autre part assuré par l’acquisition et la location d’autres pâturages à d’autres éleveurs185, par l’ouverture de nouvelles estives186 et par l’entretien régulier des drailles187. Déjà régulièrement rénovées, les habitations des agriculteurs et des bergers sont enfin réhabilitées, à partir de 2004, dans le cadre des nouveaux « Plans Environnement-Paysage » mis en place par l’Établissement Public188. Précisons maintenant que cette attention dont l’architecture fait l’objet n’est ni récente, ni cantonnée à ces seules habitations. Bien au contraire, aux côtés d’un paysage agro-pastoral progressivement intégré au milieu naturel, les responsables du parc national s’efforcent de façonner l’ensemble du paysage bâti des Cévennes. À l’inverse de Forillon où la création du parc entraîne la destruction de l’espace habité, celle du parc cévenol débute avec une « Opération hameaux » qui offre à l’agriculteur une chance de « demeurer de manière permanente au lieu où il habite189 ». Initiée en 1972 par la SICAParc, Société d’Intérêt Collectif Agricole réunissant le Parc national, l’Association des agriculteurs du parc, la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural de Lozère, la Caisse régionale de crédit agricole et la Chambre d’agriculture de Lozère, l’opération permet à un exploitant de transformer une partie de son habitation en gîte d’accueil. En échange d’un financement à hauteur de 80% des coûts engagés, ce dernier doit « continuer son métier d’agriculteur durant quinze années au moins et […] 183 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 14. 184 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1993 », Florac, 1994, p. 8. 185 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 8. 186 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 2. 187 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2003 », Florac, 2004, p. 26. Terme d’origine occitane, la « draille » désigne la piste de transhumance. 188 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 13. 189 Id., Cévennes n°00, Florac, 1972, p. 6. 134 maintenir en état l’environnement des lieux restaurés190 ». L’« Opération hameaux » se déroule pendant les années soixante-dix et l’on dénombre en 1981 trente-cinq habitations dotées de logements de séjour aménagés « dans des locaux d’architecture traditionnelle191 ». Parallèlement à cette politique usant de l’attraction économique d’un gîte pour favoriser l’entretien d’un certain habitat, les gestionnaires du parc contrôlent, soutiennent et impulsent divers projets. D’une part, dès les années soixante-dix, ils imposent des normes architecturales à toute rénovation privée ou publique et ils financent les surcoûts que celles-ci entraînent192. En moyenne, ils accordent des subventions aux deux tiers de la centaine de permis de construire qui leur sont annuellement soumis193. D’autre part, pour « alléger les démarches et mieux contrôler la qualité architecturale », l’administration peut organiser des stages promouvant l’utilisation du chaume comme « matériau traditionnel194 » ou participer à la réalisation de maîtrises d’ouvrage relatives à la restauration de temples et d’églises195. Considérant que certains bâtiments présents lors de la création du parc sont couverts d’un « ciment très perceptible dans le paysage », le service « Architecture » du parc national propose enfin aux propriétaires et aux communes de le laisser rénover ces bâtiments « en recherchant les teintes les mieux adaptées196 ». Comme pour le paysage agro-pastoral, cet entretien sélectif du paysage bâti se poursuit jusqu’aux années 2000. Au cours des années quatre-vingt, l’Établissement porte son attention sur « la consolidation de “ruines” […] présentant une valeur architecturale certaine197 ». Il œuvre à la restauration de nombreux fours à pain, de puits, de fontaines et de lavoirs. Il se concentre sur le bâti à vocation agricole et résidentielle comme sur le bâti usuel présent, et passé198. La perspective qui préside à ces aménagements est par la suite explicitée. La restauration des hameaux, des murs de soutènement, des toitures de lauze et de 190 Association « Pour une fondation cévenole », Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°3, Florac, 1973, p. 6. 191 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 28. 192 Club Cévenol, « Parc National des Cévennes. Entretien avec M. Jean Donnedieu de Vabres », Causses et Cévennes. Revue du Club Cévenol tome XIII n°3, 1975, p. 70. 193 Cette estimation est issue de l’ensemble des rapports d’activité produits par les gestionnaires du parc depuis 1970, lesquels font systématiquement mention du nombre de subventions demandées, et accordées. 194 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 15. 195 Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 17. 196 Id., « Rapport d’activité 1980 », Florac, 1981, p. 19. 197 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 20. 198 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 23. 135 l’architecture vernaculaire est consacrée en 1990 à « la protection et la mise en valeur du paysage et des sites199 », tandis que la rénovation des bancels200 comme des fours banaux participe depuis 1995 à la préservation d’un « patrimoine collectif201 ». À terme, cette action à la fois paysagère et patrimoniale permettrait aux Cévennes, selon leurs gestionnaires, de « garder vie et caractère202 ». Marqué par un agro-pastoralisme et un bâti traditionnels symbolisant une « quotidienneté […] peu à peu transmise par le corps social203 », ce « caractère » cévenol nous renvoie finalement à un territoire naturel historiquement anthropomorphe. Il est vrai que l’administration met clairement en avant le temps long dans lequel s’inscrit l’occupation humaine des Cévennes. Mentionnons à titre d’exemples la consolidation des menhirs et dolmens du causse Méjean en 1977204, la sauvegarde et la mise en valeur à proximité du mont Lozère de sépultures préhistoriques en 1982205, et la préservation de plusieurs édifices médiévaux et modernes depuis 1990206. Au-delà de cette expression volontaire d’un temps cévenol historique, cette double assimilation de l’homme à la nature et du présent au passé tient à la façon dont les responsables du parc envisagent les éléments humains et non-humains du territoire. À Forillon, nous l’avons vu, Parcs Canada s’est efforcée de faire de l’anthropisation de l’espace une donnée datée qui se serait d’elle-même effacée derrière la nature qui la précédait et lui survivra. Mais en Cévennes, c’est l’empreinte humaine qui est perçue comme naturelle et immuable. Pas l’empreinte récente de la France des Trente Glorieuses mécanisée et urbaine, mais celle plus ancienne des hameaux de cinq cents habitants, des fours à pain et des lavoirs, des drailles et des bancels, qui semble somme toute aussi atemporelle que le milieu naturel. Cette différence de traitement des espaces et des temps de la nature nous ramène aux structures socio-écologiques définies par Georges Bertrand207. Face à un territoire 199 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 17. En Cévennes, les « bancels » désignent les sols mis en culture sous forme de terrasses étagées. 201 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1993 », Florac, 1994, p. 15. 202 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2003 », Florac, 2004, p. 12. 203 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec vol.26 n°68, 1982, p. 187. 204 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 16. 205 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 21. 206 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 14. 207 Georges Bertrand, « Pour une histoire écologique… », op. cit., p. 8-118. 200 136 marqué par l’activité humaine, là où l’État canadien est en mesure de donner une apparence de virginité naturelle à l’espace-parc, l’État français se montre largement capable de modeler, selon ses propres termes, la trace des populations résidentes. En cela, l’état de la nature est bien moins conditionné par les milieux que par les structures sociales et économiques mobilisées par la puissance publique désireuse d’aménager l’environnement. Recevable en France comme au Canada, cette assertion s’avère tout aussi valide en Éthiopie. La capacité de façonnement de la nature d’un État aussi pauvre pourrait bien entendu être analysée par le prisme d’un simple déterminisme ; d’autant que, le cas du Simien Mountains le montre, quarante ans ne lui suffisent pas pour achever la protection des milieux et la déshumanisation des lieux. Nous faisons pourtant l’hypothèse que c’est là encore une certaine représentation des rapports entre l’homme et la nature qui détermine les modalités de traitement de l’espace anthropique. Certes, le Sem n fait partie de ce pays où « l’argent est une haie toujours fleurie, merveilleuse, qui fait rêver » mais qui s’avère toujours trop éloignée pour que l’on cesse de voir « ramper la pauvreté » et de sentir « la puanteur de la misère208 ». Nous reviendrons sur les conséquences de ce manque de ressources économiques209 mais disons ici que, malgré cela, le faible aménagement de l’espace anthropique semble relever autant d’un choix que d’une contrainte. Depuis l’époque impériale, tandis que de nombreuses enquêtes accompagnent le triplement des effectifs de walya ibex210, seules deux études sont consacrées à l’occupation humaine du parc. Entre l’homme et l’animal, le choix des responsables du parc apparaît clair. Destinées en 1993 et en 2008 à la connaissance des conditions socio-économiques des populations, ces recherches n’ont d’ailleurs qu’un seul objectif : l’organisation pratique de l’expulsion et de la réinstallation de ces dernières211. Force est cependant de constater qu’excepté 208 Ryszard Kapu ci ski, Le Négus, trad. de l’angl. par Évelyne Pieiller, Paris, Flammarion, 1984, 2nde éd. [1 éd. 1978], p. 55. 209 Cf. infra, « 3.3.3. Homme contre nature, un paysage par la contrainte dans le Sem n », p. 153-155. 210 De F. Vollmar (WWF, Morges-Suisse) à Leslie Brown (Karen, Kenya), « Re: WWF Project No. 84: Walia Ibex and Mountain Nyala – Investigation in Ethiopia », in EWCO, classeur « Leslie Brown », 1er août 1963, p. 2 ; J.G. Stephenson, « An Appraisal of the Current State of the Wildlife of Ethiopia with a Resultant Recommendation on the Banning of Sport Hunting », Addis-Abeba, 23 août 1978, p. 1-9 ; Berihun Gebre Medhin, « Walia Ibex (Capra ibex walia) Population Status and Distribution in Simien Mountains », Walia n°18, 1997, p. 28-34. 211 De Negussie Mulu à Simien Gondar Administrative Zone Executive Committee, « Regarding the result of conducted study to discover the opinion of the community living around », in SMNP-Debark, dossier « North Gondar Region », 7 juillet 1986 (cal. éth.), np. ; de Zerfu Abuhay Getahun à North Gondar Zone ère 137 l’expulsion temporaire de mille deux cents habitants en 1978, les composantes anthropiques de l’espace-parc ne feront jamais l’objet d’un quelconque aménagement. Dans la mesure où la dimension humaine du territoire résulte d’une activité locale agropastorale et d’une contrainte réglementaire nationale, l’administration procède à une élaboration négative de l’espace anthropique. Le façonnement des éléments nonhumains du Simien Mountains consiste à limiter l’impact de l’homme afin de privilégier l’évolution de la faune et de la flore. De la même manière, la matérialité de l’empreinte humaine y est le produit d’un travail consistant à extraire, en vain, l’homme de son espace. Tandis qu’ils semblent considérer les populations comme une donnée extérieure à la nature et devant par conséquent en être exclue, les gestionnaires du parc marquent le paysage d’une œuvre durable et on ne peut moins « naturelle » : celle d’une route qui va, petit à petit, traverser l’intégralité de l’espace-parc. Sa réalisation se fait d’ouest en est. Les travaux débutent en 1969 à Debark sous la direction d’ingénieurs britanniques212 et la route atteint le premier camp de Sankaber en 1975213. Longue d’une trentaine de kilomètres, elle est reconstruite en 1993 après la guerre civile214 et élargie à compter de 1995215. Elle s’étend sur plus de soixante kilomètres quelques années plus tard216, et sur près de cent cinquante en 2007, rejoignant les villes de Beyeda et de Mekane Birhan au nord et au sud du parc217. Grâce à une route à laquelle elles seules ont accès218, les populations peuvent évoluer librement à travers les montagnes du Sem n. Le fait que les responsables du parc s’évertuent autant à déshumaniser le territoire qu’à permettre à ses occupants d’y circuler confirme, d’une part, que l’aménagement de l’espace tient Administration Office, « Regarding work report of Arkwazye village », in SMNP-Debark, dossier « Letters from Arkwazye », 13 août 2001 (cal. éth.), np. 212 De John Blower au Dr J. Boyd Morton, « The Nature Conservancy U.K. », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Game Warden, Applications », Addis-Abeba, 15 juillet 1969, p. 1. 213 World Wildlife Fund, Yearbook 1974-1975, Morges, 1975, p. 130. 214 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 6. 215 The World Heritage Center - UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996 », Bahir Dar, novembre 1996, p. 15. 216 De Abreham Assefa à Simien Mountains National Park Office, « Regarding road construction report », in SMNP-Debark, dossier « Dirni Camp », 26 mars 1995 (cal. éth.), np. 217 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simen Mountains National Park Integrated Development Project, Project n°: -1722-00/2005 », Debark, 2007, p. 8. 218 Selon nos propres observations et selon les informations recueillies depuis 2007 auprès des habitants de Debark et des montagnes du Sem n, les visiteurs étrangers n’ont jamais été autorisés à utiliser les transports en commun qui circulent sur cette route. 138 davantage aux représentations qui les animent qu’aux ressources financières dont ils disposent. D’autre part, ces représentations déterminant la matérialité d’un espace résolument anthropique révèlent une indécision étatique permanente quant à ce qui doit relever, en parc national, de la nature et de la culture. Parce qu’ils détiennent le monopole de l’autorité scientifique, les gestionnaires des parcs sélectionnent les éléments humains et non-humains qu’il convient de protéger ou d’éliminer au nom de la sauvegarde d’un état naturel idéal. En Éthiopie, en France et au Canada, la matérialité de la nature mise en parc ne s’avère pas moins fonction d’un travail sur l’espace intrinsèquement culturel. Façonnés par une administration privilégiant un passé idéal plutôt qu’un présent imparfait et un milieu non-humain plutôt qu’un milieu humain, les parcs nationaux ne peuvent être envisagés « comme naturels sans comprendre que c’est notre culture qui les a faits et les déclare naturels219 ». 3.3. Le parc national, un territoire naturellement culturel Nous avons jusqu’ici ordonné notre réflexion autour du partage entre la nature et la culture de l’espace afin de démontrer que celles-ci constituaient les termes d’un unique projet territorial : la préservation de l’environnement. Né d’une certaine « représentation […] de la relation de l’homme à la nature220 », cet environnement n’existe pas en soi mais à travers ce qu’en disent et ce qu’en font les gestionnaires du parc. En cela, au lieu d’une « libre association de formes, matérielles, symboliques et imaginaires221 », le paysage résulte d’une « production politique222 » dont il nous faut saisir les tenants et aboutissants. Protégé par et pour la nation, ce paysage est le produit d’une « démarche de pouvoir223 » visant à figurer la dite nation et à lui donner une forme sensible. La démarche revêtant une allure différente selon les contextes, nous choisissons à présent 219 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 4. La traduction est de notre fait. Jean Davallon, Gérald Grandmont et Bernard Schiele, L’environnement entre au musée, Lyon Québec, Presses Universitaires de Lyon - Musée de la Civilisation de Québec, 1992, coll. « Muséologies », p. 37. 221 Gérard Chouquer, « Nature, environnement et paysage au carrefour des théories », Études rurales n°157-158, 2001, p. 236. 222 Mario Bédard (dir.), Le paysage. Un projet politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, coll. « Géographie contemporaine », p. 3. 223 François Walter, « Les échelles d’un imaginaire paysager européen dans l’histoire », in Mario Bédard (dir.), ibid., p. 60. 220 139 d’analyser de façon successive la nature intrinsèquement culturelle des espaces-parcs élaborés par les États français, canadien et éthiopien. 3.3.1. Le « caractère » des Cévennes ou l’invention d’une culture naturelle La législation française admet qu’ « il n’est plus possible de trouver une seule étendue […] vierge de toute intervention […] de l’homme et qui puisse être constituée en parc national classique ». Elle estime également nécessaire de « soustraire [le parc national] à toute intervention artificielle susceptible d’en altérer […] le caractère224 ». L’homme n’est donc pas pleinement exclu de la nature qu’il a façonnée. Seulement, celle-ci mise en parc, les actions « susceptible[s] de modifier l’état ou l’aspect des lieux » sont interdites tandis que celles « compatibles avec le caractère du parc » demeurent autorisées225. À la base de la politique conduite par ses gestionnaires, cette insistance relative au « caractère » du territoire nous renvoie en premier lieu à la façon dont ces derniers se le représentent. Si l’espace-parc semble naturel, c’est avant tout parce qu’il est géré scientifiquement en tant que tel. Conformément à la loi, le conseil scientifique du parc est l’instigateur d’un travail entièrement tourné vers la préservation des « ressources naturelles ». Ordonnant « des captures […] et des destructions de gibier tendant à la sélection des espèces », son action demeure légitime car elle participe, officiellement et rationnellement, à leur protection226. D’ailleurs, dans cette même perspective, les membres du conseil intègrent les commissions permanentes du parc à la fin des années soixante-dix. En charge de l’architecture et des sites, de l’agriculture et de la forêt ou de la chasse, chacune de ces commissions doit œuvrer à la bonne « gestion de l’évolution des unités écologiques227 ». Naturel, l’espace n’en demeure pas moins humain aux yeux de l’administration nationale. Dès 1970, elle indique dans le décret de création du parc que les activités agricoles, pastorales et forestières « continuent à être librement exercées 224 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 2. 225 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », ibid., p. 73-74. 226 « Arrêté du 19 mars 1962 relatif à l’établissement de réserves de chasse dans les parcs nationaux et les réserves naturelles », ibid., p. 123-124. 227 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, « 1979. Quinze ans de Parcs nationaux français : comptes-rendus et recommandations des quatre groupes de travail », Paris, 1979, p. 5 ; Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 102. 140 […], sous réserve des dispositions du présent décret ». Celui-ci stipule également que si les activités industrielles, commerciales et artisanales sont « a priori interdites », celles « d’artisanat local, dont une liste est dressée par le conseil d’administration, s’exercent librement228 ». Entre la préservation des éléments non-humains et cette libre expression des éléments humains, il n’y a pas de contradiction. Prenons l’exemple des « contratsfaune ». Mis en place en 1983, ils résultent d’un accord conclu entre un agriculteur et le parc national dans le but de parer aux dégâts que peuvent occasionner les cervidés et les sangliers229. Contre l’endommagement des sols, des cultures et des infrastructures agricoles amenuisant l’état et le rendement d’une exploitation, l’administration s’engage à installer à ses frais des clôtures électriques et des cultures de dissuasion (prairies à gibiers composées de graminées et de légumineuses, plantations de maïs et de tournesol, etc.). Renouvelés sur une base annuelle, ces contrats-faune sont associés depuis 1993 à des « tirs d’élimination230 », l’objectif annoncé en 2000 étant « de contenir la faune gibier à un niveau compatible avec la sauvegarde des milieux et des activités qui contribuent à leur richesse […], et d’assurer la responsabilité d’un équilibre agro-sylvocynégétique231 ». À préserver et à chasser, plusieurs espèces animales ont ainsi acquis un nouveau statut de « faune gibier ». Ce statut justifie que l’administration fasse appel à ses techniciens puis aux chasseurs afin de rétablir « l’équilibre » des milieux. L’idée que les responsables du parc se font de ces milieux l’emporte ici nettement sur leur matérialité. Fonction de leurs représentations, c'est-à-dire de leur culture, la nature que le parc national doit incarner s’avère ainsi moins déterminée par des critères biologiques et physiques que par l’idée, ou plutôt l’idéal, d’un certain équilibre entre les hommes et leur environnement. Cette poursuite d’un équilibre naturel aussi subjectif que scientifique atteste de l’émergence, au début des années quatre-vingt, d’une culture naturelle. En 1981, l’Établissement Public indique dans son programme d’aménagement que les principes de « réversibilité » et de « diversité » doivent présider à la gestion des « paysages forgés 228 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 69-74. Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 5. 230 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 13. 231 Id., « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 38. 229 141 de la main de l’homme », le premier visant à « préserver le milieu […] de toute dégradation irréversible », le second autorisant à « reconstituer des milieux ». Ces principes, ajoute-t-il, sont la condition du « maintien […] d’une activité agricole vivante » et de la « restauration des sites232 ». Il importe en d’autres termes de maintenir à l’identique ce qui est et de recréer ce qui semble avoir été. Cette façon d’agir sur l’espace est hautement révélatrice puisque si la législation interdit « toute intervention artificielle susceptible d’altérer l’évolution [du parc national]233 », ses responsables sont en revanche les seuls en droit « de le gérer et d’en contrôler l’évolution234 ». Il faut dire que s’ils modifient le territoire, ils ne considèrent pas l’altérer. Bien au contraire, leur action participe à sa « protection active », définie en 1986 comme le meilleur moyen d’y « assurer la pérennité […] de la marque de l’homme […], des paysages remarquables et des richesses culturelles qui le constituent235 ». En définitive, l’administration nationale ne fait que préciser son approche de l’empreinte culturelle du territoire. Celle-ci n’est plus seulement considérée comme partie intégrante des milieux, elle représente désormais l’essence même de la nature à préserver et à perpétuer. Deux exemples peuvent illustrer cet état de fait. Reprenons tout d’abord le cas de la « faune gibier ». Tout au long des années soixante-dix, les gestionnaires du parc s’investissent dans une politique d’aménagement cynégétique qui consiste à placer un certain nombre d’espèces animales dans des enclos de reproduction avant de les relâcher dans le parc, au sein des massifs de l’Aigoual et du Bougès principalement236. En 1980, une fois le nombre de mouflons, cerfs, daims, chevreuils et lièvres stabilisé, « la phase de repeuplement en cervidés […] et ongulés » est achevée, et les gardes-moniteurs du parc doivent en assurer le suivi régulier237. Dans la mesure où cette gestion du « cheptel cynégétique238 » est depuis associée à une planification rationnelle de la chasse, elle s’inscrit directement dans cette recherche d’équilibre qui caractérise le travail du parc. Il est en effet significatif qu’après avoir modelé selon ses termes la 232 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 35. « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960… », op. cit., p. 2. 234 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 29. 235 Ibid., p. 16. 236 L’ensemble des rapports d’activité produits entre 1975 et 1979 font état de ces lâchers. 237 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1980 », Florac, 1981, p. 15. 238 Ibid. 233 142 population animale du territoire, le conseil d’administration de l’association cynégétique du parc national instaure des « plans de chasse », en accord avec l’ensemble des sociétés cévenoles de chasse239. Au sein de réserves temporaires puis des « Zones Interdites à la Chasse » qui leur succèdent en 1984 sur environ 15% de l’espace-parc240, des « tirs d’élimination » permettent à l’administration « de limiter l’évolution des populations […] et de mieux la contrôler ». Sur le reste du territoire, des « campagnes de chasse » annuelles autorisent la régulation des densités du « grand gibier » et la réduction du nombre trop élevé de sangliers241. Instaurées en 1980, ces opérations perdurent tout au long des années quatre-vingt-dix et deux mille. Sont abattus, à titre d’exemples, mille cent cinquante sangliers et onze cerfs en 1984242, trois cent dix-huit chevreuils, cinquante-cinq cerfs, quatre mouflons et plus de trois mille cinq cents sangliers en 1994243, quatre cent soixante-quinze cerfs, huit cent quarante-deux chevreuils et près de six mille sangliers en 2002244. Après une réintroduction animale associée dans les années soixante-dix à une chasse qui demeurait le signe d’une concession offerte aux populations locales245, l'état idéal de la faune se retrouve déterminé par la pratique humaine de la chasse. D’abord tolérée, celle-ci est finalement envisagée comme l’un des fondements de l’équilibre naturel du territoire. L’appréhension de la marque culturelle du territoire en tant qu’élément constitutif de la matérialité de la nature se retrouve depuis les années quatre-vingt dans bien d’autres domaines. La « conservation du patrimoine génétique des races locales246 », dans le cadre de la sauvegarde des activités d’élevage, est l’un d’entre eux. L’entreprise débute en 1978 lorsque l’Établissement confie trente génisses et un taureau de race Aubrac à quatre éleveurs du mont Lozère, lesquels ont pour seule obligation de rendre 239 Parc national des Cévennes, « Projet de décret modifiant le décret n°70-777 », Florac, 1979, np. Les Amis de l’Aigoual, du Bougès et du Lozère, « Dégâts de gibiers dans le Parc national des Cévennes – Agonie de la forêt », in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse III », dossier « La chasse », juin 1995, p. 2. 241 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1980 », Florac, 1981, p. 15-16. 242 Id., « Rapport d’activité 1984 », Florac, 1985, p. 19. 243 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 244 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 10. 245 Anne Vourc’h et Valentin Pelosse, « La chasse en Cévennes lozériennes – éléments d’une problématique sociologique », Paris, PIREN Causses-Cévennes, 1982, p. 5. 246 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 4. 240 143 cinq années plus tard un nombre d’animaux équivalent à celui qui leur a été confié247. La même opération est effectuée l’année suivante pour la brebis Raïole auprès d’éleveurs regroupés, pour l’occasion, en association248. Dans un processus de façonnement des espèces domestiques amenées à caractériser les moyennes montagnes cévenoles, les responsables du parc subventionnent ensuite « la régénération et l’expansion du cheptel par l’introduction de femelles Aubrac249 », et ce tout en octroyant des pâturages à la coopérative La Raïole250. Quelques années suffisent ici pour que les brebis soient « maintenues dans le berceau de la race251 » et que soixante mille femelles Aubrac témoignent de la « qualité du cheptel entretenu sur les pâturages252 ». Au début des années quatre-vingt-dix, une fois ces populations ovines et bovines stabilisées, l’administration met fin à ces aides directes. Elle peut se concentrer sur la valorisation des produits issus d’un « élevage traditionnel » et sur le soutien à la commercialisation des « Authentiques du Parc253 ». Faisant écho à un ensemble de représentations, de l’espace, de l’homme et de l’animal, l’élevage s’inscrit bel et bien dans la dimension culturelle du territoire. Cependant, celui-ci étant érigé comme symbole de la tradition et de l’authentique, c'est-à-dire de la perpétuation d’une pratique que le temps contemporain n’aurait pas altéré, il est encore une fois question d’une culture qui, progressivement, représente ce qu’il y a de plus naturel dans l’espace du parc. Entre la sélection des races animales et le maintien de l’élevage émerge ainsi une activité socioculturelle aux apparences des plus naturelles. Nous défendons dans ce chapitre la perspective d’une matérialisation naturelle de la culture nationale ou, pour le dire autrement, d’une élaboration culturelle de la nature nationale. En Cévennes, l’État bâtit une culture naturelle au gré d’une culturalisation de la nature à laquelle se substitue, au tournant des années quatre-vingt, un processus de naturalisation de la culture. Durant les années soixante-dix, les gestionnaires du parc s’efforcent d’abord d’associer la nature et la culture nationales. Tout en définissant les 247 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 4. Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 6. 249 Id., « Rapport d’activité 1980 », Florac, 1981, p. 8. 250 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 7. 251 Id., « Rapport d’activité 1982 », Florac, 1983, p. 15. 252 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 11. 253 Id. « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 11. 248 144 « règles d’esthétiques254 » qui doivent présider à leur action, ils s’investissent dans « la restauration des témoignages les plus intéressants de l’architecture rurale » et dans « la conservation des paysages liés à la vie paysanne255 ». Puis, graduellement, la priorité est donnée au « paysage » ancien et traditionnel, issu d’un certain bâti et d’un certain agropastoralisme256. Il s’agit désormais pour l’Établissement Public de faire d’un trait culturel national, celui de la France agraire et paysanne, une donnée aussi naturelle que le milieu. Les deux programmes d’aménagement de 1986 et de 1994 sont à cet égard révélateurs. Le programme de 1986 prévoit la restauration de la châtaigneraie en tant que « valeur traditionnelle des Cévennes sur le plan culturel […] et sur celui de la protection du milieu », la promotion des activités artisanales « qui s’appuient sur l’utilisation et la valorisation des produits locaux » et la réhabilitation du bâti « dans le strict respect de l’architecture traditionnelle et du paysage257 ». De l’agriculture au milieu, de l’activité commerciale au terroir et du construit au paysage, ce n’est plus la nature qui est culturalisée mais la culture qui est en passe d’être naturalisée. Dans la définition des « enjeux » du parc national, le programme d’aménagement de 1994 stipule qu’au lieu de « s’intéresser à ce qui a disparu (réintroduction d’espèces), l’objectif devient surtout de gérer ce qui est présent ». Au lieu du « maintien des exploitations agricoles […], l’enjeu est maintenant celui d’une gestion du milieu plus soucieuse de l’environnement258 ». De fait, après s’être assurés de la pérennité matérielle d’un territoire anthropique traditionnel, les responsables du parc national disent se concentrer sur le présent et sur le milieu physique. Leur action continue pourtant de se focaliser sur ce qui fut. On pense notamment aux aides financières délivrées depuis 2000 à divers agriculteurs pour relancer l’exploitation d’oignons doux sur les bancels des Cévennes, activité rapportant un très faible revenu aux exploitants mais garantissant au parc le maintien du paysage cévenol259. Ainsi, à l’image de la revitalisation de cet artefact de l’occupation passée du territoire, l’investissement culturel de la nature est tel 254 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 13. Id., « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 17-18. 256 Id., « Programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1981, p. 29. 257 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 18-53. 258 Id., « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 34. 259 Aurélie Druguet, « De l’invention des paysages à la construction des territoires », Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2010, thèse de doctorat en anthropologie de l’environnement, p. 209-270. 255 145 qu’au tournant des années quatre-vingt, la culture dite « traditionnelle » devient ellemême naturelle aux yeux de l’État gestionnaire. Ce processus s’explique par une tentative plus ou moins avouée de faire du parc national l’un des symboles vivants d’une France rurale atemporelle qui, partout ailleurs, disparaît. 3.3.2. Entre écologie et culture, l’incertitude paysagère de Forillon Le paysage qu’élabore Parcs Canada à l’extrémité orientale de la péninsule gaspésienne est lui aussi le produit d’un ensemble de représentations relatives à la nature et à la place qui y revient aux hommes. La doctrine adoptée diffère cependant très nettement de celle choisie par la France. En 1969, durant l’année qui précède la mise en place du parc Forillon, l’administration fédérale précise les finalités de son travail. La mise en place d’un « réseau de parcs nationaux » et la formulation d’une « politique générale » doivent permettre de « conserver à perpétuité » des « régions […] d’un intérêt exceptionnel260 ». Celles-ci sont délimitées en 1972 selon une méthode bien spécifique. Insistant sur la nécessité d’un « plan […] dégagé de toute entrave politique ou sociale », Parcs Canada organise son action autour de la classification physiographique du territoire261. Ses responsables se basent sur les vingt-deux unités physiographiques identifiées par Hugh S. Bostock, à laquelle ils ajoutent « les données et descriptions biologiques, géographiques et géologiques » qu’ils jugent « significatives ». De cette opération résulte une subdivision du pays en quarante-huit « régions naturelles », dont trente-neuf terrestres et neuf maritimes262. Se conformant à l’objectif annoncé d’au moins un parc par région, les gestionnaires du parc Forillon énoncent dans le premier plan directeur de 1975 leur volonté d’« assurer la pérennité » de la trentième région naturelle du pays, celle des monts Notre-Dame et Mégantic263. Contrairement à la « vieille Europe » où les nations tendent à façonner la nature en insistant sur sa dimension anthropique et historique, l’État canadien cherche ici à pallier l’insécurité que 260 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 2-5. 261 En géographie physique, la physiographie désigne l’étude des formes du relief de la terre. 262 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 3-9. 263 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 8. 146 peut générer son manque de passé en inscrivant la nation dans un temps et un territoire naturels264. Cette approche excluant l’homme de la nature mise en parc devient la politique officielle de l’administration fédérale en 1979. Elle n’autorise l’action humaine que pour la seule restauration de « l’équilibre naturel » et elle consacre les parcs nationaux à « la perpétuation d’un milieu naturel essentiellement non modifié par l’activité humaine265 ». Le but poursuivi est explicite : les parcs doivent être représentatifs des conditions originelles des provinces, et les spécificités historiques de ces dernières effacées derrière la nature millénaire et intacte266. À cette approche naturaliste correspond un protocole qui s’affine progressivement. Comme en France où l’administration use des concepts de diversité et de réversibilité, les gestionnaires du parc Forillon légitiment scientifiquement leur mission. Dès 1971, ils font du « concept évolutif » la base de leur action. Par une connaissance approfondie de la « succession écologique » et par une réglementation favorable à la « conservation » du milieu, l’application de ce concept doit garantir « l’évolution naturelle des ressources ». Elle exige cependant la « restauration de la couverture végétale naturelle […] modifiée par l’action de l’homme » ainsi que le rétablissement de « l’équilibre entre la faune et la capacité de support de l’habitat267 ». Les responsables du parc œuvrent tout au long des années soixante-dix à la réhabilitation des éléments non-humains du territoire gaspésien, nous l’avons vu. Ils considèrent néanmoins en 1983 qu’il est d’autres « correctifs nécessaires afin de rétablir l’équilibre naturel des milieux268 » et, en 1988, qu’il importe d’« intervenir » afin d’en restaurer l’« intégrité écologique269 ». Faisant de la nature un objet vide de traces humaines270, ce nouveau mot d’ordre imposé par la législation271 264 Eric Kaufmann, op. cit., p. 690. La traduction est de notre fait. Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 42-43. 266 Alan MacEachern, Natural selections…, op. cit., p. 40. 267 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 8. 268 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Impact d’utilisation dans les secteurs d’aménagement du Parc national Forillon », 1983, p. 1. 269 Environnement Canada, Service canadien des parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 22. 270 Catriona Mortimer-Sandilands, « The Cultural Politics of Ecological Integrity: Nature and Nation in Canada's National Parks, 1885-2000 », International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes n°39-40, 2009, p. 179. 271 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Gazette du Canada Partie II vol.122 n°22, Ottawa, 16 septembre 1988, p. 4392-4393. 265 147 justifie la réintroduction d’espèces animales, la reconstitution de la couverture forestière ou l’aménagement des milieux dits fragiles. Dans le cadre du rétablissement de « l’intégrité écologique », l’administration s’efforce de sauvegarder un écosystème dont le « fonctionnement n’a pas été altéré par des perturbations d’origine humaine272 ». Parce que le temps géologique l’emporte sur le temps historique, Forillon n’échappe pas à la « culture parc national273 » qui s’est progressivement forgée dans le Canada contemporain. On y retrouve, d’une part, une construction patrimoniale typique. Maniant l’écologie scientifique pour faire correspondre le paysage à l’idéal d’une nature sauvage préservée de l’activité humaine274, les responsables nationaux reconstituent ce qu’ils croient avoir existé et créent ce qui devrait être275. On perçoit d’autre part l’entière subjectivité de cette « restauration du caractère primitif du milieu276 ». Prenons l’exemple de la forêt et de deux de ses occupants, le cerf et l’orignal. En 1997, une étude est réalisée par François Lévesque au Département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval. En collaboration avec Parc Canada, celui-ci cherche à définir les moyens nécessaires au recouvrement des « conditions qui devraient prévaloir naturellement dans le grand écosystème régional que le parc représente277 ». En analysant sur près d’un siècle la dynamique forestière de Forillon, François Lévesque démontre non seulement une transformation des peuplements résineux en un couvert à dominance feuillue, mais aussi un vieillissement général de la forêt, tous deux induits par la politique de conservation menée depuis 1970. Dans la mesure où « l’incertitude règne à savoir si un état d’équilibre existe pour la mosaïque forestière du parc », il préconise l’absence d’intervention humaine278. Ces recommandations sont loin d’être 272 Patrimoine canadien, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 25. Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 19201960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 1. La traduction est de notre fait. 274 Olivier Craig-Dupont, « Idéal de nature sauvage et transformation des territorialités au parc national de la Mauricie, 1969-1977 », Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2008, mémoire de maîtrise en études québécoises, p. 88. 275 Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales. Europe XVIIIème- XXème siècle, Paris, Seuil, 2001, coll. « Points Histoire », p. 147. 276 Nathalie Leblanc et Jean Huot, « Écologie de l’ours noir (Ursus americanus) au parc national Forillon. Rapport final présenté au Service de la conservation des écosystèmes, Parcs Canada », 2000, p. 77. 277 François Lévesque, « Conséquences de la dynamique de la mosaïque forestière sur l’intégrité écologique du parc national Forillon », Québec, Université Laval, 1997, mémoire de maîtrise en foresterie, p. 1. 278 Ibid., p. 138. 273 148 entendues. Quelques années plus tard, l’administration procède à la restauration du pin blanc et du chêne rouge, « autrefois plus abondants […] et aujourd’hui en situation précaire279 ». Concernant les cerfs et les orignaux qui évoluent dans cette forêt, les responsables du parc adoptent deux approches distinctes. Après un inventaire conduit en 1997 afin de localiser et d’estimer le nombre de cerfs de Virginie présents à Forillon, ils concluent à une baisse significative des effectifs. Cette diminution étant similaire à l’évolution des populations de cerfs dans le reste de la Gaspésie, ils estiment que « le respect de l’intégrité écologique » impose de laisser libre cours à un phénomène pourtant contraire à leurs objectifs280. Le cas de l’orignal est différent. En augmentation constante du fait de l’arrêt de la chasse et de la réhabilitation des milieux, sa densité dépasse en 2010 les 1,79 individus au km2, soit presque deux fois le seuil tolérable pour les « communautés végétales ». Ici, l’interventionnisme semble de rigueur. À moins qu’une compétition inter-espèces n’amène les orignaux à modifier leur bilan énergétique et leur taille corporelle, l’administration devra en effet « déterminer si une telle dynamique est acceptable du point de vue de l’intégrité écologique281 ». Naturaliste, nationaliste et subjectif, le travail accompli par Parcs Canada est loin de se cantonner aux éléments non-humains du milieu. Renvoyée à un passé révolu, réinterprétée et reconstruite, l’anthropisation de l’espace-parc se mêle depuis les années soixante-dix à cette nature aux apparences intactes. Il faut dire qu’on est à Forillon dans l’Est canadien, nettement plus peuplé que les montagnes Rocheuses de l’Ouest dont les vastes espaces faits de montagnes et de vides ont justifié, à la fin du XIX e siècle, l’établissement des premiers parcs du pays. En s’aventurant à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans le Canada atlantique282, la Direction des parcs nationaux doit modifier ses critères esthétiques. Toujours synonymes de nature prestigieuse, les parcs de Cap-Breton et de l’Île-du-Prince-Édouard font ainsi figure de destinations touristiques dédiées à la « gentility », et le parc de Fundy de territoire récréatif 279 Parcs Canada, « Cadre pour la restauration écologique du pin blanc et du chêne rouge », 2006, np. Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Inventaire des ongulés du Parc national Forillon - 1997 », 1998, p. 12. 281 Agence Parcs Canada, Service de la conservation des écosystèmes, Centre de Services du Québec et Parc national du Canada Forillon, « Dynamique de la population, préférences d’habitat hivernal, répartition des ravages, et inventaire du brout de l’Orignal (Alces alces) au parc national du Canada Forillon en 1997 et en 2009 », 2010, p. 30-31. 282 Le Canada atlantique désigne les quatre provinces de l’Est (Île-du-Prince-Édouard, NouveauBrunswick, Nouvelle-Écosse, Terre-Neuve-et-Labrador), parfois appelées « provinces de l’Atlantique ». 280 149 démocratique283. À Forillon, cette adaptation d’un idéal de nature sauvage à la réalité d’un espace agro-forestier-maritime va s’opérer par le biais d’une valorisation de l’« harmonie entre l’homme, la terre et la mer284 ». Aux côtés des concepts d’évolution et d’intégrité écologique qui forgent un milieu sur lequel l’homme n’aurait pas d’emprise, le « concept d’époque » préside depuis les années soixante-dix à l’entretien de l’empreinte culturelle du territoire. Désignant l’« aménagement des ressources de manière à conserver au parc le caractère spécifique qu’il présentait à un moment donné », il s’applique tout particulièrement au complexe de Grande-Grave285, futur centre culturel et historique du parc. À cet égard, voilà ce qu’un géographe québécois, Léonce Naud, écrit en 1974 : Après avoir chassé les vrais pêcheurs gaspésiens, brûlé leurs vraies maisons et effacé leurs vrais villages à Forillon, Parcs-Canada recréera l’adaptation de l’homme à la nature. […] Au terme de l’opération, on veut obtenir une apparence de vie et de culture québécoise, mais momifiée, sans vie réelle, inoffensive et « made in Ottawa286 ». Au-delà de sa virulence à l’encontre de l’institution fédérale, l’argumentaire est perspicace. Les parterres herbeux ont succédé aux terrains récemment habités287 et l’administration responsable prévoit d’ores et déjà une reconstitution du site censée révéler les « réalités du passé de la région » pour « en retracer la tradition288 ». « Made in Ottawa », le protocole s’éloigne toutefois de la méthode jusque-là adoptée par Parcs Canada. Dans la mesure où rien ne l’empêchait de détruire l’intégralité des habitations et de faire table rase du passé pour mettre en avant un espace strictement naturel, le travail à l’œuvre est bien le produit d’un choix rationnel. Consistant à sélectionner les éléments humains qui doivent se fondre dans « la beauté de ce paysage unique289 », ce choix est à 283 Alan MacEachern, Natural Selections…, op. cit., p. 6-7. Maxime Saint-Amour et Diane Turcotte, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1973, np. 285 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 8. 286 Léonce Naud, « Les parcs “nationaux” et l’intégrité du territoire », Ottawa, Université d’Ottawa, 1974, Département de géographie et d’aménagement régional, p. 19. 287 Section de conservation des ressources, Yvan Lafleur (Garde en chef), « Inventaire des oiseaux de proie dans le Parc national Forillon, 1970-1971-1972 », Gaspé, 1973, np. 288 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, « Résumé des rapports relatifs aux ressources du Parc national Forillon », 1977, np. 289 « Forillon, un parc “sans-fil” dédié aux générations futures », Hydro-Presse, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », juillet 1979, np. 284 150 l’origine de la dualité paysagère de Forillon. Pensée au cours des années soixante-dix, elle se concrétise au cours des années quatre-vingt lorsqu’aux côtés des paysages reflets de l’intégrité écologique du milieu sont aménagées les « aires qui ont une valeur culturelle en ce sens qu’elles […] montrent les relations traditionnelles entre l’homme et la terre290 ». L’analyse du façonnement de l’espace anthropique indique que les responsables du parc restaurent durant les années quatre-vingt les havres de pêche, les terres agricoles et les habitations, témoins d’une occupation humaine « antérieure à la création du parc291 ». Les années quatre-vingt-dix sont en revanche consacrées au rétablissement de « l’intégrité de certains paysages culturels292 », signe de l’unification des temps et des espaces gaspésiens. Le bâtiment du cornet à brume est enrichi d’« objets d’interprétation liés au thème de la navigation » et les outils caractéristiques de l’exploitation agroforestière du début du siècle sont collectés293. La plage de Penouille est par la suite le lieu d’un « sauvetage archéologique », le but étant la valorisation du site potentiel de la rencontre entre l’explorateur Jacques Cartier et les deux cents Amérindiens qui campaient, au seizième siècle, sur la baie de Gaspé294. Leur présence au neuvième millénaire avant notre ère venant d’ailleurs d’être attestée, d’autres investigations sont conduites en 1995 afin que soit « mise en valeur […] l’occupation amérindienne paléohistorique295 ». Au début des années 2000, cette prise en compte d’un temps historique plus étendu donne naissance à un « nouveau développement thématique […] mettant en lumière l’occupation du territoire depuis la période paléoindienne jusqu’à la création du parc296 ». Tous ayant « laissé leur marque dans le paysage culturel de la région », les Micmac, les Canadiens français, les anglophones et les Britanniques sont désormais les acteurs d’une seule « mosaïque culturelle297 ». Les expropriés eux-mêmes 290 Parcs Canada, « Plan de gestion des terres agricoles en friche. Parc national Forillon », 1983, p. 57. Ibid., p. 1. 292 Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Programme de collection », 1994, p. 11. 293 Ibid., p. 11-12. 294 José Benmouyal, « Évaluation des sites paléohistoriques amérindiens de Penouille, parc national Forillon », 1994, p. 1. 295 Gouvernement du Canada, Parcs Canada, Ethnoscop, « Étude de potentiel et inventaire archéologiques. Vallée de l’Anse-au-Griffon, parc national Forillon », 1995, np. 296 Parcs Canada, Parc national Forillon, Brigitte Violette (Historienne), « La Gaspésie ethnoculturelle dans la péninsule de Forillon. Phase I – État de question », 2001, avant-propos np. 297 Ibid., p. 16. 291 151 sont enfin intégrés à cette saga gaspésienne. Le directeur du parc national leur rend publiquement hommage en 2007298 et depuis 2010, l’administration organise une exposition permanente à la maison Dolbel-Roberts, sur le site de Grande-Grave. Intitulée « Ces Gaspésiens du bout du monde », l’exposition consiste en un ensemble de cartes postales et d’objets d’époque qui visent à commémorer cette « page d’histoire douloureuse » de Forillon299. Les responsables du parc s’efforcent aujourd’hui d’entretenir deux paysages, « significatifs et exceptionnels, tant naturels que culturels », afin de « renforcer le caractère authentique » de la presqu’île300. Le premier enracine l’espace dans le temps de la nature, tandis que le second ancre les hommes dans le temps de l’histoire. À la différence du parc cévenol français, ce temps n’est plus le leur. Discrète et consommée, leur présence doit uniquement révéler au public visiteur l’harmonie qui exista, à un moment donné, entre l’homme, la terre et la mer. Légèrement différent de la « naturalisation de la nation » modélisée par Eric Kaufmann et de l’éradication des singularités provinciales évoquée par Alan MacEachern, le processus mêle depuis les années soixante-dix deux temps et deux territoires. Le temps de la nature, millénaire et actuel, est le temps qui y demeure : il est celui de Parcs Canada et, par extension, de la nation canadienne. Le temps de l’homme, historique et révolu, désigne en revanche un temps éphémère qui n’a fait que sublimer le territoire : il est celui de la presqu’île gaspésienne de Forillon et, par extension, de la province québécoise. 3.3.3. Homme contre nature, un paysage par la contrainte dans le Sem n Entre un parc symbole d’une ruralité traditionnelle et un parc emblématique d’une nature atemporelle, la dimension diachronique de la matérialité des espaces-parcs atteste de la nécessité de « saisir comment l’environnement – réel et idéel – est constamment négocié et reconstruit301 ». L’analyse de cette imbrication du naturel et du culturel 298 David Vachon et Michel Félix-Tremblay, « Parc Forillon : commémoration des expropriations », Société Radio-Canada, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 50G 3320-22/F1 », 27 décembre 2007. 299 Stéphane Marchand (directeur du parc national de Forillon), cité par Pierre Morel, « Pour ses 40 ans, un été fort occupé à Forillon », L’Avantage – Le Régional, ibid., 20 octobre 2010, np. 300 Parcs Canada, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 49. 301 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature : l’histoire environnementale de l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 7. 152 conduit toutefois à envisager en Éthiopie un processus qui concrétise nettement moins cet appel à l’imaginaire. Face à l’homme qui dégrade la nature que l’administration s’évertue à préserver, seule la contrainte exercée par le pouvoir politique se lit dans la matérialité du parc national du Simien Mountains. Comme en France et au Canada, les responsables du Simien Mountains s’efforcent d’abord de conserver la nature en l’état. Dès la fin des années soixante, cette entreprise est conditionnée par l’arrêt règlementaire de toute activité humaine. Sous la direction de Clive Nicol et du colonel Tamrat, respectivement gardien en chef du Simien Mountains et gouverneur de la province du Bäg mder, les cultures sur brûlis et les coupes d’arbres sont proscrites en 1968302. Le Sem n devenu parc national, l’extension des terres cultivées et l’élevage bovin comme ovin sont de facto interdits par le gouvernement impérial en 1969303 et légalement abolis par les dirigeants socialistes en 1980304. Depuis, ses gestionnaires s’acharnent vainement à réduire l’impact de ces activités. Admettant que rien ne paraît empêcher « l’utilisation humaine croissante du parc », ils vont jusqu’à subventionner l’exploitation agricole de ses alentours afin d’attirer les populations de l’autre côté des frontières du Simien Mountains305. Dans la mesure où la gestion du parc national témoigne d’un idéal de nature vierge, et en cela d’un système de représentations et d’une culture, cette « seconde nature306 » du paysage dont doivent se saisir les praticiens de l’histoire environnementale est toute aussi présente en Éthiopie qu’en Europe et en Amérique du Nord. Seulement, l’administration paraît incapable de faire face à la réalité humaine du territoire. Le gardien du parc a beau dénoncer en 1969 la « situation critique » du plateau de Gich menacé de dégradation par quelques six cents habitants et trois mille têtes de bétail307, le recensement que dirige le WWF en 1975 302 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 1968, p. 5. 303 Hans Hurni, « Soil Erosion Forms in the Simen Mountains – Ethiopia (with map 1:25 000) », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 94. 304 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 140. 305 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simen Mountains National Park Integrated Development Project, Project n°: -1722-00/2005 », Debark, 2007, p. 8. La traduction est de notre fait. 306 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature… », op. cit., p. 7. 307 C.W. Nicol, « A Census of the People of Geech and the Livestock at Geech » in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Nicol – Simien », Addis-Abeba, 27 mai 1969, p. 1. La traduction est de notre fait. 153 indique qu’en moins de sept années, la population a doublé308. À l’encontre de la législation en place, plus de trois mille cinq cents personnes vivent dans le parc à la fin des années soixante-dix309 et étendent, tout au long des années quatre-vingt, les surfaces cultivées310. La situation suit depuis la même tendance. La déforestation pour la fourniture de bois de chauffe et de construction continue311, la chasse occasionnelle au walya demeure312, les cultures en terrasses s’étendent313 et de nouvelles maisons sont construites314. Si la population résidente est réduite de moitié en 2006 avec un effectif estimé à trois mille quatre cents individus, c’est uniquement en raison de la nouvelle démarcation à laquelle viennent de procéder les responsables du parc315. À l’instar de chacun des projets politiques conduits depuis les années soixante pour contraindre les populations agro-pastorales316, aucun des trois gouvernements nationaux ne semble avoir eu les moyens de ses ambitions. Cherchant à maintenir l’espace dans la matérialité qu’était la sienne à la fin des années soixante, les dirigeants éthiopiens parviennent au mieux à freiner l’exploitation agro-sylvo-pastorale. Pour cette raison, le Simien Mountains doit être envisagé comme un territoire de projet. Le zonage du parc est ici révélateur. En 1968, le parc est sur le point d’être divisé en deux parties. L’une, centrale, doit faire office de zone strictement protégée et la seconde, périphérique, doit être le lieu d’une utilisation rationnelle des sols317. Conçu par le conseiller britannique de l’EWCO et repoussé en 1969 par l’Empereur souhaitant 308 World Wildlife Fund, Yearbook 1975-1976, Morges, 1976, p. 130. P. Sthali, « Changes in Settlement and Land Use in Simen, Ethiopia, especially from 1954 to 1975 », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 60. 310 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 4. 311 De Hussien à Simien Mountains National Park Office, « Regarding monthly report », in SMNPDebark, dossier « Gich camp », 28 octobre 1986 (cal. éth.), np. 312 De Abebe Alemu à Simien Gondar Administrative Zone Office, « Regarding illegal hunting », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 22 novembre 1990 (cal. éth.), np. 313 David Siviter, « Return to the Semyen », Indoor and Outdoor Notice of Events, Including Reports of Ethiopian Wildlife and Natural History Society n°68-69, 2003, np. 314 De Berara Tadles à Simien Mountains National Park Office, « Regarding a report of March », in SMNP-Debark, dossier « Sawre Camp », 23 juillet 2002 (cal. éth.), np. 315 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 35. 316 Alain Gascon, « Les enjeux fonciers en Éthiopie et en Érythrée. De l’Ancien Régime à la Révolution », in Chantal Blanc-Pamard et Luc Cambrézy (dir.), Terre, terroir, territoire. Les tensions foncières, Paris, ORSTOM, 1995, p. 384. 317 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 6. 309 154 légaliser au plus vite le parc national318, le projet sera interrompu par la chute du régime. Dans une perspective similaire, en 1983, l’État socialiste prévoit concilier la préservation de la nature et la présence humaine au moyen d’une organisation concentrique de l’espace, avec quatre zones respectivement consacrées au walya ibex, à la réhabilitation des milieux, à la réintroduction d’espèces indigènes et au développement agricole319. Le projet est retardé par la guerre civile sous le Därg. En 1995, l’administration fédérale préfère installer préalablement sur l’intégralité du territoire les infrastructures d’accueil et de surveillance qu’elle juge nécessaires320. Depuis, aucune subdivision rationnelle n’a vu le jour. Les nouvelles démarcations de 2000 et de 2006 consistent à agrandir le parc avant d’en préciser les modalités de gestion321. Peut-on pour autant affirmer que le Sem n fait partie de ces territoires qui ne sont « rien de plus que des schémas sur une carte322 », de « simples zones de conservation “sur papier”323 » ? Il existe en Éthiopie comme en Afrique de l’Est « une grande différence entre les idées et l’argent disponible pour les mettre en œuvre324 ». Les structures écologiques de l’espace-parc sont associées à des structures socioéconomiques fragiles, dont la précarité est d’ailleurs exacerbée par une politique de contrôle social onéreuse. C’est pourquoi l’espace-parc est exclusivement façonné par la négative, au sens où ses responsables parviennent davantage à y contraindre la nature qu’à l’inventer. Le parc national du Sem n s’avère cependant bien plus qu’une simple entité abstraite née de la vaine poursuite d’un idéal naturel. Comme les parcs français et canadien, il est le produit matériel d’une représentation nationale de la nature. Mais à la 318 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6-8. 319 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 710. 320 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 57-58. 321 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. 8-9. 322 Andeberhan Kidane, « Wildlife Management Problems in Ethiopia », Walia n°8, 1982, p. 6. La traduction est de notre fait. 323 Yoseph Genet, « Trust Fund Development for Wildlife Conservation and Protected Areas Management for Ethiopia », Addis-Abeba, septembre 1995, p. 15. La traduction est de notre fait. 324 Kaleab Negussie, cité par Guillaume Blanc, « Constructions nationale et patrimoniale dans l’Érythrée indépendante », Annales d’Éthiopie vol.25, 2010, p. 215. 155 différence de la Gaspésie et des Cévennes, le degré de concrétude de cette culture y est si faible que seule transparaît la réalité du pouvoir politique. Le resettlement constitue probablement l’expression la plus symptomatique de l’autoritarisme de ce pouvoir. Largement mobilisé dans les projets de développement que la communauté internationale finance dans les pays du Sud depuis les années soixante325, le déplacement forcé des populations est aussi, en Éthiopie, une pratique endogène. Elle est institutionnalisée en 1966 afin de décongestionner les zones rurales surexploitées et de développer celles les moins peuplées. Elle touche sous l’Empire quelques dizaines de milliers de personnes326. Avec des résultats tout aussi maigres et décevants, frappant cette fois-ci plus d’un million d’individus, le Därg fait du déplacement des populations un instrument de socialisation des moyens de production et de contrôle du territoire national. Le gouvernement fédéral continue d’envisager les schémas de resettlement comme des moyens nécessaires au développement rationnel du pays327. Vecteurs de croissance économique, les sites patrimoniaux sont tout particulièrement concernés par ces projets de déplacements forcés328. C’est le cas du Simien Mountains. En 1968, avant même que la nature n’y soit mise en parc, l’administration propose aux habitants une « réinstallation » à deux cents kilomètres au sud d’Addis-Abeba, dans l’Arsi329. Les populations refusant cette offre réitérée à maintes reprises, les militaires socialistes expulsent en 1978 par la force et sans compensation plus de mille deux cents villageois330. Bien que ceux-ci aient profité de la guerre civile pour revenir occuper l’espace, le gouvernement fédéral s’attache chaque année à exiger leur départ immédiat, lequel doit revêtir la forme inédite, et théorique, 325 Michael M. Cernea, « Pour une nouvelle économie de la réinstallation : critique sociologique du principe de compensation », Revue internationale des sciences sociales vol.1 n°175, 2003, p. 39. 326 Alula Pankhurst et François Piguet, « Migration, Resettlement & Displacement in Ethiopia. A Historical & Spatial Overview », in Id. (dir.), Moving People in Ethiopia. Development, Displacement & the State, Rochester, James Currey, 2009, coll. « Eastern African Studies », p. 1-22. 327 Alula Pankhurst, « Revisiting Resettlement under Two Regimes in Ethiopia. The 2000s Programme Reviewed in the Light of the 1980s Experience », ibid., p. 138. 328 Marie Bridonneau, « Lalibela, une petite ville d’Éthiopie amarrée au monde », Paris, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2013, thèse de doctorat en géographie, p. 173-218. 329 De John Blower à H.E. Ato Abeba Retta Minister of Agriculture and Chairman of the Wildlife Conservation Board, « Memo. Subject: Wildlife Conservation and National Parks », in EWCO, classeur « Blower 6. Management », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 4 avril 1969, p. 6. La traduction est de notre fait. 330 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 12. 156 d’un « voluntary removal331 ». Sous la férule de l’EPRDF, la politique de déplacement des populations du Sem n participe de la même entreprise nationale initiée par l’Empereur et intensifiée par le Därg. Comme le suggère Tina Loo à propos du vingtième siècle canadien, la conservation continue d’y renvoyer à la « construction d’un certain type de paysage, d’une certaine géographie de l’exclusion et, plus occasionnellement, d’une certaine violence. Œuvrer pour la nature revenait (et revient) à exercer le pouvoir332. » Cette hypothèse relative au cas canadien n’est pas la nôtre. Si la politique menée par Parcs Canada à Forillon témoigne bien d’une certaine violence333, nous considérons que la matérialité de la nature y traduit davantage un idéal étatique de nature vierge qu’une simple pratique coercitive du pouvoir. Nous pensons en revanche que la suprématie politique et sociale du mänge t caractérise la matérialité même du parc national du Sem n. Certes, ses gestionnaires poursuivent eux aussi un objectif de nature intacte et libre de traces humaines. Ce dernier se lit néanmoins dans les rapports et programmes d’aménagement, et non dans l’espace. Au lieu d’un territoire vide se dessine un territoire toujours plus peuplé, avec une densité avoisinant les trente personnes au km2 à la fin des années soixante et les quarante au début des années quatrevingt-dix334. De même, au lieu de vastes étendues de plantes indigènes replantées et de forêts reboisées se trouvent encore aujourd’hui des pâturages et des parcelles cultivées. De fait, au lieu de la nature sauvage que se représentent à l’échelle nationale les responsables du parc, la matérialité du Simien Mountains traduit avant tout le pouvoir du mänge t. Assisté par les soldats du dä äzma , le gardien du parc parvient ainsi en 1969 non pas à mettre fin à l’agriculture, mais à limiter l’extension des terres agricoles335. Dix 331 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Development of Alternative Livelihoods for the Population of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Bahir Dar, novembre 2006, p. 14. 332 Tina Loo, « Making a Modern Wilderness: Conserving Wildlife in Twentieth-Century Canada », Canadian Historical Review vol.82 n°1, 2001, p. 119. La traduction est de notre fait. 333 Cf. infra, « 7.2. Le parc canadien de Forillon, une vaine tentative », p. 371-387. 334 H.C. Hogg, cité par Eric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN World Heritage Center, mai 2001, p. 10. 335 De John Blower au Général Mebratu, « Honorary Game Wardens », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, 4 août 1969, p. 2. « Commandant de la porte », le dä äzma désigne depuis le retour d’Hailé Sélassié sur le trône le commandant d’une province (awra a). 157 ans plus tard, cherchant à mettre un terme à l’habitat permanent au sein du parc national, les employés du parc réussissent pour leur part « avec l’aide des pouvoirs locaux336 » à sécuriser les frontières au-delà desquelles toute nouvelle habitation est interdite337. Depuis la chute du Därg, les gardes employés par l’administration fédérale limitent l’exploitation de l’espace en envoyant en prison celles et ceux pris en flagrant délit de déforestation, de braconnage ou de collecte de foin338, tandis que les officiers des wäräda de Debark, de Jenamora et d’Adi Arkay détruisent autant que faire se peut les maisons récemment construites339. À défaut d’inventer pleinement la nature, le mänge t y limite donc l’empreinte de l’homme et, en cela, la matérialité du parc symbolise la permanence de son autorité. Ceci nous amène à envisager le Simien Mountains comme le révélateur mais aussi l’instrument de cette permanence du mänge t, détenteur de l’autorité à la fois étatique et gouvernementale depuis, au moins, les débuts du règne d’Hailé Sélassié340. Destinée au maintien en l’état du parc, l’interdiction de l’exploitation des ressources confirme la tendance impériale qui consiste, à compter des années quarante, à centraliser l’ensemble des attributs et symboles du pouvoir national341. De même, l’expulsion des populations à laquelle procède le Därg pour renaturaliser l’espace-parc vient soutenir la théorie selon laquelle, en dépit du mécontentement que peuvent susciter les réformes politiques venues d’en haut, les populations se plient à la volonté du mänge t moins par incapacité à se révolter que par respect d’une pratique autoritaire et descendante du pouvoir342. Si celles-ci semblent momentanément s’en défaire lorsqu’elles reviennent cultiver leurs terres en 1983, c’est uniquement parce qu’un pouvoir concurrent s’est emparé des 336 On peut ici penser que les « pouvoirs locaux » désignent les membres des qäbäl tout récemment implantés dans les villages de l’Éthiopie socialiste. 337 P. Sthali et M. Zurbuchen, « Two Topographic Maps 1:25 000 of Simen, Ethiopia », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 21. 338 De Belay Gedamu à Simien Mountains National Park Office, « Regarding the lawsuit of criminals », in SMNP-Debark, dossier « Sankaber Camp », 7 novembre 1991 (cal. éth.), np. 339 De Wolde Gabriel Gebrekidan à The Council of Debark Woreda, « Regarding the construction of houses at the borders of the Park », in SMNP-Debark, dossier « Jenamora Police », 2 août 1990 (cal. éth.), np. 340 Sarah Vaughan et Kjetil Tronvoll, The Culture of Power in Contemporary Ethiopian Political Life, Stockholm, Swedish International Development Cooperation Agency, 2003, Sida Studies n°10, p. 35. 341 Donald Crummey, Land and Society in the Christian Kingdom of Ethiopia, Oxford, James Currey, 2000, p. 237. 342 Helen Pankhurst, Gender, Development and Identity. An Ethiopian Study, Londres - New Jersey, Zed Books, 1992, p. 69-70. 158 montagnes du Sem n. La politique coercitive à laquelle elles sont de nouveau assujetties depuis 1993 afin que le parc soit entretenu dans sa dimension la moins anthropique possible conforte d’ailleurs l’analyse selon laquelle l’abyotawi dimokrassi promue par l’EPRDF ne serait qu’une idéologie de plus visant, comme celles du socialisme et de l’absolutisme divin, à perpétuer l’imposition du mänge t sur les populations éthiopiennes et leurs territoires343. Comme les États français et canadien, l’État éthiopien opère en parc national une sélection des éléments humains et non-humains afin de restaurer l’équilibre dans lequel ceux-ci auraient, par le passé, cohabité. Par leur élimination ou leur réintroduction, la puissance publique cherche à instaurer un « ordre naturel et social344 ». Cet ordre naturel et social diffère selon les contextes car il est fonction d’une culture nationale de la nature. Là où l’Éthiopie envisage une nature autrefois intacte et aujourd’hui détériorée par ses occupants, le Canada imagine un temps de l’homme effacé derrière le temps millénaire de la nature, tandis que la France considère l’espace comme le symbole naturel d’une culture traditionnelle séculaire. Toujours déterminé par certaines représentations nationales, l’état de la nature s’avère également fonction de la capacité de ses gestionnaires à les concrétiser. C’est pourquoi là où les parcs nationaux français et canadien constituent la traduction matérielle d’un idéal étatique de nature, le parc éthiopien exprime exclusivement le pouvoir de l’autorité nationale. Au-delà de ces formes élaborées avec plus ou moins de réussite, la comparaison montre que les États responsables inventent la nature au fur et à mesure qu’ils la modèlent dans ses dimensions institutionnelle et matérielle. À la fois paysage et écosystème345, le parc doit représenter le juste reflet de la nation qui le protège. Parce qu’une nation ne peut survivre sans ancrer son peuple dans le passé et dans l’avenir, sans référence qui le rende « présent à l’histoire346 », le façonnement scientifique de l’espace participe d’une entreprise idéologique et nationaliste. Ainsi l’expliquait Bourdieu : ceux 343 Harald Aspen, « Models of Democracy – Perceptions of Power. Government and Peasantry in Ethiopia », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), Ethiopia. The Challenge of Democracy from Below, Stockholm, Elanders Gotab, 2002, p. 64. 344 Stéphane Castonguay, « Foresterie scientifique… », op. cit., p. 61. 345 Richard West Sellars, Preserving Nature in the National Parks. A History, New Haven - Londres, Yale University Press, 1997, p. 4. 346 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Louiseville, Les Éditions du Boréal, 1993, p. 236. 159 qui définissent des « régions naturelles » font appel aux autorités scientifiques dotées du « pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de reconnaître », et cellesci fondent « en réalité et en raison le découpage arbitraire qu’ils entendent imposer347 ». Ici, ce découpage est le fait de la nation et du parc national qui doit, pour ceux qui le parcourent, la symboliser. 347 Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation », Actes de la recherche en sciences sociales vol.35, 1980, p. 65-66. 160 Chapitre 4. La transmission paysagère d’une référence nationale […] le choix de ce qui est montré – et la façon dont on le montre – n’est pas innocent et relève d’une opération de construction du monde1. Geneviève Brisson En Éthiopie comme en France et au Canada, la puissance publique s’efforce depuis les années soixante-dix de normer, de contrôler et de modeler l’espace du parc pour en faire le symbole d’une nature préservée. Dans la mesure où ces actions participent d’un processus politique au gré duquel l’État affirme sa souveraineté et sa volonté de consolider le patrimoine national, les parcs doivent être envisagés comme produits de la nation. Mais parce qu’ils sont l’objet d’un investissement idéel permanent, les parcs doivent également être interrogés en tant qu’instruments de la diffusion d’un certain rapport social à la nature et à la nation. Nous avons vu ce que sont les parcs nationaux, il nous faut maintenant saisir ce qu’ils font2. Le présent chapitre s’articule autour d’une réflexion relative à la transmission du paysage, lecture individuelle de l’espace par définition3 et dimension sensible du territoire par extension4. Si nous faisons ici le choix de dissocier les cas français, canadien et éthiopien, le degré de généralité auquel la comparaison peut mener sera sous-tendu par l’analyse de trois types d’influence sur la lecture du paysage. Dans chacun des parcs se dessine, d’une part, une influence directe sur la lecture de l’espace qu’expérimentent, psychologiquement et physiquement, les visiteurs. Par le biais de centres d’information, de publications et d’animations diverses, les gestionnaires des parcs nationaux produisent un discours qui propose une réalité réécrite par leurs soins afin que les populations « adhèrent à ce territoire construit, […] qu’elles le conçoivent comme constitutifs de leur identité5 ». L’offre de sentiers pédestres et de centres 1 Geneviève Brisson, « L’homme des bois d’Anticosti : la figure du guide de chasse et les conceptions sociales de la forêt québécoise », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 166. 2 Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 9. L’auteur exhorte les praticiens de l’histoire environnementale « à se demander ce qu’est la nature, et ce que fait la nature » (en anglais dans le texte). 3 Don Mitchell, Cultural Geography. A Critical Introduction, Oxford - Malden, Blackwell, 2000, p. 113. 4 Georges Bertrand et Laurent Lelli, « Le projet de paysage. Alibi culturel ou “révolution copernicienne” ? », in Mario Bédard (dir.), Le paysage. Un projet politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, coll. « Géographie contemporaine », p. 200. 5 Philippe Gervais-Lambony, « De l’usage de la notion d’identité en géographie. Réflexions à partir d’exemples sud-africains », Annales de Géographie n°638-639, 2004, p. 473. 161 historico-culturels atteste, d’autre part, d’une influence plus implicite. Si ces infrastructures orientent explicitement les visiteurs, « leurs mécanismes de fabrication et d’entretien se doivent de demeurer cachés6 ». Elles doivent permettre aux populations nationales d’avoir le sentiment d’être naturellement unies autour de ce territoire « parc national », doté d’« une véritable consistance matérielle faite de signes et de symboles enchâssés dans des objets, des choses, des paysages et des lieux7 ». Une troisième influence, indirecte, témoigne encore davantage des finalités de la transmission du paysage produit par les administrations responsables. Par la réhabilitation et la préservation aussi habiles que discrètes des milieux physiques comme du bâti résidentiel et usuel, les gestionnaires des parcs fabriquent des territoires de mémoires : mémoire des hommes du passé, mémoire de la nature atemporelle et mémoire de la nation patrimonialisante. En proposant cet espace discursif à la découverte, le territoire peut devenir le « transmetteur privilégié8 » d’un projet national aux allures d’autant plus naturelles qu’il parvient à se passer des mots. Entre ruralisme, naturalisme et autoritarisme, ce projet, nous l’avons vu, diffère selon les contextes. Cependant, chacun des États français, canadien et éthiopien s’évertue à façonner le parc dans ses dimensions non seulement institutionnelles et matérielles, mais aussi idéelles. Nous pouvons difficilement évaluer le degré d’adhésion des populations aux discours formulés par leurs dirigeants. La fréquentation touristique des espaces-parcs augmentant sans cesse depuis les années soixante-dix, nous affirmons toutefois que les parcs nationaux, objectivés par la loi et matérialisés par la science, existent publiquement à travers leur paysage, c'est-à-dire à travers l’idée que les hommes sont conduits à s’en faire. Suivant le principe selon lequel le « sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public9 », nous cherchons à retracer la façon dont les États inscrivent les parcs dans la sphère publique afin de susciter un sentiment vis-à-vis de la nature et de la nation. 6 Philippe Descola, « Postface. Les coulisses de la nature », in Adel Selmi et Vincent Hirtzel (dir.), Gouverner la nature, Paris, Éditions de l’Herne, 2007, coll. « Cahiers d’anthropologie sociale », p. 124. 7 Guy Di Méo, « L’identité : une médiation essentielle du rapport espace / société », Géocarrefour vol.77 n°2, 2002, p. 175. 8 Christine Chivallon, « Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de “Providence” », Annales de Géographie n°638-639, 2004, p. 406. 9 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 2008 [1ère éd. 1961], coll. « Agora », p. 91. 162 4.1. La terre cévenole comme mémoire nationale En soumettant à l’approbation du directeur du parc l’usage publicitaire de toute « dénomination comportant les mots “parc national” ou “parc des Cévennes” », l’État français révèle dès 1970 son attachement à l’image publique de l’espace-parc10. Depuis, de plus en plus explicitement, il met l’accent sur « l’image de marque du Parc auprès du public11 », sur l’importance de « faire comprendre12 » le patrimoine puis, finalement, sur la nécessité d’œuvrer en conformité avec « la politique emblématique des parcs nationaux13 ». Par l’analyse d’une influence étatique directe, implicite et indirecte sur la lecture individuelle et collective de l’espace mis en parc, nous envisageons une action politique participant à faire du paysage cévenol l’énonciateur naturel d’un certain esprit des lieux, le signe pittoresque d’une permanence paysagère et le symbole d’une ruralité à la fois nostalgique et nationale. 4.1.1. Faire vivre l’esprit des lieux Une fois le parc national institué, ses responsables mettent en place des centres d’information à même d’orienter les visiteurs dans leur découverte du territoire. Dans les seize centres existant à l’été 1975, l’administration distribue près de vingt mille « fiches signalétiques », cinq cents « programmes d’animation » et quinze mille « tracts » offrant la liste et la programmation des « promenades guidées14 ». Rapidement, les gestionnaires du parc rationalisent leur « politique d’information du public » en limitant le nombre de centres aux localités les plus fréquentées et en affinant la qualité de l’information relayée15. Au début des années quatre-vingt, afin de présenter la « politique du Parc », le « milieu naturel et culturel » et le « secteur » dans lequel il est situé, chaque centre propose une brochure présentant le parc, une fiche descriptive d’ordre général, plusieurs 10 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 75. 11 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 30. 12 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 13 « Arrêté du 23 février 2007 sur les “principes fondamentaux” applicables à l’ensemble des parcs nationaux français », Journal officiel de la République française n°82, Paris, Journaux officiels, 6 avril 2007, p. 6509. 14 Parc national des Cévennes, « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. 15 Id., « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 18. 163 « fiches sentiers », la revue Cévennes, un dépliant décrivant les gîtes entretenus et des prospectus relatifs à la tradition orale ou aux bergers des Cévennes16. Depuis, l’administration nationale encourage le visiteur « à approfondir sa connaissance et sa compréhension du milieu naturel et humain dans lequel il évolue17 ». Associés à une vingtaine de « points d’information » construits au cours des années quatre-vingt18, les centres d’information sont définis en 1988 comme le « lieu où s’établit la première impression qui conditionnera ultérieurement l’image de marque du Parc19 ». Une dizaine d’années plus tard, le nombre de centres se stabilise. Entre quinze et vingt selon l’affluence touristique, ces derniers représentent officiellement le « réseau territorial d’infrastructures d’information » par le biais duquel l’État propose « “la destination” Parc National des Cévennes20 ». Au-delà des dépliants et prospectus qui peuvent inciter le visiteur à parcourir le territoire cévenol, plusieurs expositions et projections audiovisuelles viennent également forger son opinion quant à cette « destination ». Selon un processus là encore marqué par la régularité bien plus que par la rupture, ces dernières véhiculent dès les années soixante-dix l’image d’un parc aux traits naturels et culturels. À titre d’exemples, citons pour l’année 1975 les premiers documentaires diffusés autour des thèmes du « Cinéma Nature », du « Monde rural » et des « Arts et traditions populaires en Cévennes21 » ; pour l’année 1985 les montages intitulés « Un Parc, des hommes », « Rapaces » et « Paysages pour demain22 » ; et pour l’année 1995 les deux films « Châtaigneraies cévenoles » et « Vivre avec la grande faune dans le Parc national des Cévennes23 ». Les expositions présentent elles aussi un espace marqué par la cohabitation harmonieuse des éléments humains et non-humains. Mentionnons, pour les mêmes années, les expositions relatives aux « Huit siècles d’histoire dans la Vallée française » et aux « Mal-aimés d’hier : rapaces et reptiles des Cévennes24 » ; celles 16 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 21. Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 26. 18 Id., « Rapport d’activité 1986 », Florac, 1987, p. 30. 19 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 30. 20 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 18. 21 Id., « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. 22 Id., « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 32. 23 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 23. 24 Id., « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. 17 164 intitulées « Le tricentenaire de la révocation de l’Édit de Nantes » et « Le Castor25 » ; et celles dédiées à « La maison des vautours » et aux « Paysages de pierre, paysages de vie26 ». Fréquentés par près de quarante cinq mille personnes en 1975 et plus de deux cent cinquante mille en 200427, les centres d’information hébergeant ces expositions et projections permettent à l’administration d’influencer directement l’appréciation publique du paysage cévenol. À propos de l’efficience de ce conditionnement de la découverte des lieux, nous ne pouvons que conjecturer. Nous pouvons cependant affirmer que depuis les années soixante-dix, les gestionnaires du parc s’attachent à façonner « l’outillage mental28 » de ses visiteurs afin que ceux-ci perçoivent le parc comme un territoire aussi naturel que culturel. Les diverses animations qui leur sont proposées attestent de cette entreprise. Celles-ci prennent tout d’abord la forme de « veillées » et de « causeries », animées les soirs d’été par les gardes-moniteurs29 au sein des gîtes de « l’Opération hameaux30 » comme aux alentours d’un temple. Avec des thèmes tels que « Drailles et transhumance » ou « Contes et légendes du Gévaudan », leur objectif est le suivant : Il s’agit certes d’attirer l’attention sur des monuments attachants, témoignages d’une vie rurale dont on voudrait favoriser la renaissance, mais encore de faire naître l’occasion de mêler dans une même émotion habitants du lieu et résidents de quelques jours ou quelques semaines31. Organisés jusqu’au début des années quatre-vingt par le Centre d’animation cévenol en partenariat avec le service « Animation » du parc national, ces évènements ont une double finalité. D’une part, il s’agit de permettre aux visiteurs de « mieux connaître la région », « la nature » et le « Parc national, son activité, son action32 ». D’autre part, il 25 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 30. Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 24. 27 Id., « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 6 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 17. Sur la fréquentation touristique des parcs nationaux : cf. infra, « 5.2.1. La consommation touristique d’un espace national », p. 251-258. 28 Françoise Dubost, « La problématique du paysage. État des lieux », Études rurales n°121-122-123-124 « De l’agricole au paysage », 1991, p. 223. 29 Parc national des Cévennes, « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. 30 Cf. supra, « 3.2.2. Une sélection des éléments à préserver », p. 134-135. 31 Parc national des Cévennes, « Information et animation dans le parc national des Cévennes. Été 1976 », Florac, 1976, p. 16. 32 Id., « Les actions d’animation. Centre d’animation cévenol. Été 1979 », Florac, 1979, p. 9. 26 165 importe de sauvegarder une ruralité, ou tout du moins une image de ruralité qui, sans le parc, disparaîtrait probablement. L’abandon de ces animations est révélateur. Progressivement délaissées au profit d’« activités culturelles et d’information » revêtant la forme de spectacles musicaux et de « projections-conférences33 », les veillées et causeries cessent à la fin des années quatre-vingt. Loin de renoncer à susciter une certaine émotion chez son public, l’administration met alors en place le Festival Nature, « festival estival cohérent […] mettant en valeur la culture de ce pays dans sa relation avec la nature34 ». Depuis 1992, ce Festival constitue le pendant public d’un travail désormais exclusivement consacré à l’élaboration d’un paysage national aussi naturel que culturel. En effet, en alternant des thématiques telles que « La transhumance35 », « L’homme et la nature36 », « L’homme et l’animal37 » ou les « Cévennes terre d’histoire38 », la représentation du territoire que les responsables du parc cherchent à diffuser est celle où la culture symboliserait, en elle-même, la nature intacte des lieux. En 1993, année du Festival consacrée à « L’eau », des randonnées guidées, des expositions et des conférences présentent les rivières cévenoles comme l’un des éléments ayant déterminé l’occupation pluriséculaire de l’espace par des hommes qui ont su, en retour, aménager ces moulins et béals qui caractérisent encore aujourd’hui, « entre l’eau et la pierre », le « visage » des Cévennes39. Dans une trame similaire mais dédiée cette fois-ci au « Patrimoine », les visiteurs sont invités quelques années plus tard à découvrir la façon dont les artisans locaux travaillent la lauze « typique » des toitures cévenoles, à goûter lors d’un « déjeuner traditionnel » l’agneau de parcours élevé au cœur des moyennes montagnes de la Lozère et à participer, sous la conduite d’un gardemoniteur, à l’une des « journées mycologiques » consacrées à la connaissance du 33 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 33. Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 26. 35 Ibid. 36 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 24. 37 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1999 », Florac, 2000, p. 29. 38 Id. « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 36. 39 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1993 », Florac, 1994, p. 21. En Cévennes comme dans d’autres régions du Sud de la France, le « béal », besal en occitan, désigne un canal d’irrigation de taille moyenne. 34 166 patrimoine naturel40. Comme l’expliquent les responsables du parc à la fin des années quatre-vingt, cette association entre la nature et la culture de l’espace-parc relève d’une politique bien spécifique. Selon eux, « gérer des paysages, c’est tenter d’en respecter l’esprit ». Cet esprit qu’ils souhaitent transmettre au public, c’est celui des « paysages humanisés du Parc [qui] évoluent en même temps que les sociétés qui les ont forgés », et dont il faut « conserver le caractère exceptionnel41 ». Lors de pareils évènements, l’administration peut s’adresser à des visiteurs qui ne parcourront pas forcément le parc national. L’objectif peut tout de même être atteint. La représentation du paysage étant fonction de son observation comme des acquis qui la conditionnent, les documents écrits, les expositions et les animations auront d’ores et déjà forgé chez leurs lecteurs et leurs participants l’idée d’une nature intimement façonnée par une société rurale qui perdure. Le parc national des Cévennes n’a pas le monopole d’une telle entreprise d’éducation du regard. Comme l’indique Alain Corbin, la conservation d’un espace répond bien souvent à l’élaboration de modes d’appréciation individuels du paysage qui, par la suite, peuvent être « emportés par un mouvement qui affecte l’ensemble d’une société42 ». En revanche, la patrimonialisation des montagnes cévenoles a cela de singulier que ses instigateurs s’efforcent de faire du paysage rural national une donnée naturelle. Troisième biais de cette influence directe sur la lecture publique de l’espaceparc, les publications étiquetées « Parc national » sont à même d’éclairer notre propos. Depuis 1970, en dépit de leur volume qui suit la hausse de la fréquentation touristique du parc43 et au-delà de la variété des supports utilisés, seuls trois thèmes caractérisent les publications du parc national : la dimension informative tout d’abord, avec des fiches signalétiques et des dépliants relatifs aux gîtes comme aux sentiers pédestres et équestres puis, invariablement, les dimensions naturelle et culturelle de l’espace-parc. L’administration peut ainsi imprimer en 1975 une thèse de sociologie relative aux 40 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1998 », Florac, 1999, p. 31. 41 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°36-37 « Nature & Paysages », Florac, 1988, p. 79-80. 42 Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Éd. Textuel, 2001, p. 136. 43 Les rapports d’activité indiquent que près d’un million de documents sont annuellement édités au milieu des années quatre-vingt pour un effectif avoisinant les soixante mille visiteurs dans les centres d’interprétation, tandis que les quelques cent quinze mille visites annuelles recensées à la fin des années quatre-vingt-dix correspondent à l’impression de plus de deux millions de documents. 167 traditions de la Vallée Longue44, en 1982 un volume de ses Annales consacré à l’organisation des unités écologiques du parc45, en 1998 un ouvrage relatif à flore cévenole46 et, en 2004, un recueil de témoignages oraux47. Ici, la continuité l’emporte. L’édition annuelle de la revue Cévennes atteste toutefois de cette inflexion décrite dans le chapitre précédent en termes de glissement d’une culturalisation de la nature vers un processus de naturalisation de la culture48. En 1972, voilà comment la direction du parc présente publiquement sa mission : La protection est avant tout celle de la nature, de la végétation, des sites. C’est là l’objet commun des Parcs nationaux. Mais les Cévennes ont autre chose à conserver. Pays de moyenne montagne auquel le travail de l’homme a tant apporté, pays autrefois peuplé et prospère, la Cévenne (sic) offre avec ses ressources historiques, ses monuments, ses habitations si typiques, le témoignage d’une remarquable civilisation. C’est cela aussi qu’il s’agit de conserver, en même temps que les richesses de la nature49. Avec des articles relatifs à la transhumance comme à la couleuvre vipérine50, au faucon pèlerin comme à la préhistoire51, les années soixante-dix apparaissent en premier lieu comme le temps de l’investissement culturel d’un espace à vocation naturelle. Puis, progressivement, le paysage fait son apparition. Ces paysages ont été légués par des générations de caussenards : « quand on a décidé de demeurer ici, malgré les difficultés, c’est qu’on a choisi la terre et le paysage comme ils sont », affirme une agricultrice du Méjean. […] C’est la vocation rurale du causse Méjean qui a rendu ces paysages exceptionnels. Et cela dicte impérativement un choix, qui se soucie avant tout du maintien de la vie des hommes : vraiment tout faire pour les préserver, ces hommes, dans leurs horizons uniques52. 44 Jean-Noël Pelen, « La Vallée Longue en Cévennes : vie, traditions et proverbes du temps passé », Alès, Club Cévenol - Parc National des Cévennes, 1975, 184 p. 45 Philippe Pillet, Annales du Parc national des Cévennes n°2 « Recherche sur l’organisation et l’évolution des unités écologiques du Parc national des Cévennes », Florac, Parc national des Cévennes, 1982, 66 p. 46 Philippe Jestin, Flore du parc national des Cévennes, Rodez, Éditions du Rouergue - Parc national des Cévennes, 1998, 320 p. 47 Pierre Laurence, Du paysage et des temps. La mémoire orale en Cévennes, vallée française et pays de Calberte, Florac, Parc national des Cévennes, 2004, 2 vol. 48 Cf. supra, « 3.3.1. Le “caractère” des Cévennes ou l’invention d’une culture naturelle », p. 144-146. 49 Parc national des Cévennes, Cévennes n°1, Florac, 1972, p. 3. 50 Association « Pour une fondation cévenole », Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°3, Florac, 1973, p. 8-17. 51 Centre d’animation cévenol et Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°15, Florac, 1979, p. 12-28. 52 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°17, Florac, 1980, p. 19. 168 En faisant connaître sa volonté de sauvegarder le paysage humanisé des Cévennes, l’administration procède à la mise en cohérence de son travail et, surtout, de son discours. À partir des années quatre-vingt, l’espace devient paysage et la culture devient naturelle. Désormais, les numéros de la revue Cévennes alternent les thématiques naturelles et culturelles et, systématiquement, l’homme figure au cœur du paysage. Intitulé « Des insectes et des hommes », le numéro de 1986 décrit le monde des coléoptères et des arachnides tout en retraçant pour le lecteur, quelques pages plus tard, la façon dont les Cévenols du siècle dernier ont su tirer profit de leur environnement en développant l’économie séricicole qui « a marqué les Cévennes, non seulement dans la mémoire collective, mais aussi dans le paysage53 ». Deux ans plus tard, les gestionnaires du parc expliquent au public l’usage qu’ils font de la « science écologique » pour « gérer des paysages complexes ». Ils ne manquent pas non plus de souligner que leur action est destinée à « la restauration de l’œuvre des générations passées54 ». La nature cévenole n’est plus présentée comme porteuse d’une empreinte culturelle remarquable. Cette nature est anthropomorphisée au point que c’est la culture cévenole qui paraît empreinte de traits naturels originaux. Depuis la fin des années quatre-vingt, chacun des récits que livre l’administration atteste de cette entreprise discursive de naturalisation de la culture. À propos des « gens d’ici… », il est question d’activités économiques qui « renvoient à un temps plein de sens : temps d’équilibre où les gestes du travail […] s’insèrent dans un rapport particulier de l’homme à sa terre55 ». À propos des bâtiments résidentiels réhabilités, il est fait mention d’un travail accompli « dans le respect de leur identité et l’harmonie de leur architecture », servant à la conservation « des zones rurales comme milieu de vie56 ». Quant à la politique menée en parc national, elle doit finalement « protéger » la nature et, pour cela, « maintenir l’activité pastorale […] et un développement respectueux de l’identité et du patrimoine57 ». Dans son Court traité du paysage, Alain Roger associe le sentiment que peut susciter un paysage aux « génies des lieux ». Selon lui, « si [les génies] hantent ces 53 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°31-32 « Des insectes et des hommes », Florac, 1986, p. 11. 54 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°36-37 « Nature & Paysages », Florac, 1988, p. 80. 55 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°40 « Les gens d’ici… », Florac, 1989, p. 16. 56 Id., Cévennes n°53-54 « Architectures & paysages de la soie », Florac, 1997, p. 66. 57 Id., Cévennes n°55-56 « Guide des Causses & des gorges », Florac, 1998, p. 67. 169 lieux, c’est parce qu’ils habitent notre regard, et s’ils habitent notre regard, c’est parce qu’ils nous viennent de l’art58 ». En parc national, l’administration responsable est l’instigatrice exclusive de cette dimension sensible du territoire. Monopolisant et maîtrisant l’art de raconter la nature, c'est-à-dire les règles et procédés relatifs à ce récit, elle cherche à transmettre l’esprit des lieux qu’elle a façonné selon sa propre lecture de l’espace. Cette lecture revêt deux traits bien spécifiques. Par le biais de structures d’information, d’animations et de publications conditionnant la façon dont les visiteurs se représentent l’espace avant même de l’avoir observé, les responsables du parc usent de leur influence directe sur le public pour lui donner à penser et à croire en une nature rurale et, depuis les années quatre-vingt, en une ruralité naturelle. D’autre part, dans cet espace relevant du patrimoine national, ils transmettent leur perception de la nation. Comme l’écrit Kryzstof Pomian, « la formation du lien national doit toujours prendre appui sur ce qui se trouve à portée du regard et uniformiser les représentations en ouvrant à tous l’accès à un même ensemble d’objets59 ». En Cévennes, le territoire constitue l’objet en question, tandis que le regard du public doit y identifier une seule image : celle d’une ruralité qui perdure hors de « la cassure entre la société d’hier et celle d’aujourd’hui60 ». 4.1.2. Faire voir la permanence paysagère Enjeu de la politique conduite par l’administration nationale, le regard que le visiteur portera sur l’espace-parc est également le produit d’une « découverte in situ61 », organisée autour des deux réseaux d’écomusées et de sentiers pédestres. Aménagés par les employés du parc sans pour autant en porter l’empreinte, ces réseaux attestent d’une influence implicite sur la lecture publique de l’espace. Dans une perspective plus détournée mais similaire à celle observée pour les animations et publications proposées aux visiteurs, l’administration s’efforce par leur intermédiaire de véhiculer une 58 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 21. 59 Krzystof Pomian, « Conclusion », in Jacques Le Goff (dir.), Patrimoine et passions identitaires, Paris, Fayard - Éditions du patrimoine, 1998, p. 112. 60 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°40 « Les gens d’ici… », Florac, 1989, p. 22. 61 Id., « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 21. 170 représentation du paysage conforme à son idéal de ruralité naturelle. L’investissement idéel de l’espace auquel elle procède ici relève de la construction territoriale identitaire, c'est-à-dire de la mise en relation d’un espace avec un discours qui cherche à « le proposer et le faire adopter comme référence identitaire aux individus62 ». Commençons par le réseau d’écomusées. Dans la France des années soixante-dix et quatre-vingt, l’écomusée symbolise l’émergence de la « représentation patrimoniale de l’environnement », objet central d’une politique de protection de la nature qui met désormais l’emphase sur « la relation entre territoire et patrimoine63 ». Le parc national des Cévennes est loin d’échapper à ce phénomène. Dès 1972, le directeur du parc commandite une enquête destinée à la création d’un écomusée. L’enquête est conduite par Georges-Henri Rivière, Président du Conseil International des Musées. Il y définit l’écomusée comme un « musée du temps (expression périodisée sous la forme d’un musée couvert) et un musée de l’espace (expression éclatée sous des formes ponctuelles – sites – et linéaires – cheminements)64 ». Depuis et sous cette forme, la mise en place de l’écomusée est une préoccupation permanente : le conseil d’administration alloue en 1973 les crédits nécessaires à l’achat et à la rénovation du Mas Camargue, de la ferme de Troubat et des terrains environnants65 ; des panneaux explicatifs sont disposés en 1978 aux alentours des dolmens restaurés sur le causse Méjean et le causse de Sauveterre66 ; une salle muséographique est aménagée en 1980 au Pont-de-Montvert et d’autres « petits monuments remarquables », comme des moulins et des fours, sont réhabilités67. Prêts à ouvrir les portes de l’écomusée du mont Lozère, les responsables du parc reprennent ensuite l’analyse de Georges-Henri Rivière, selon lequel un écomusée doit être « un miroir où une population se regarde […] et que cette population tend à ses hôtes pour les aider à la mieux comprendre68 ». Interprétant à leur manière cette 62 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins. 4 villes africaines, Paris, Belin, 2003, coll. « Mappemonde », p. 96. 63 Jean Davallon, Gérald Grandmont et Bernard Schiele, L’environnement entre au musée, Lyon - Québec, Presses Universitaires de Lyon - Musée de la Civilisation de Québec, 1992, coll. « Muséologies », p. 67. 64 Georges-Henri Rivière, « Origines, développement et essai de définition de la notion d’écomusée. Rapport présenté à MM. Jean Donnedieu de Vabres, Président, et Alexis Monjauze, Directeur du Parc national des Cévennes », in CDA-PNC, Fonds Cévennes, dossier « Écomusée du mont Lozère », Florac Paris, 1973, p. 3. 65 Ibid., p. 4. 66 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 16. 67 Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 21-22. 68 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 51. 171 définition, ils font le choix de se concentrer sur le passé de cette population. En 1981, ils envisagent l’écomusée en ces termes : L’écomusée est une institution culturelle assurant, d’une manière permanente, sur un territoire donné, avec la participation de la population, les fonctions de recherche, conservation, présentation, mise en valeur d’un ensemble de biens naturels et culturels, représentatifs d’un milieu et des modes de vie qui s’y succèdent69. L’administration encourage en milieu fermé et à même le terrain la découverte de ces « modes de vie ». Elle utilise cette forme patrimoniale de la nature pour associer l’espace-parc à la tradition, c'est-à-dire, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Gérard Lenclud, à « l’esprit durable d’une culture70 ». Véritable territoire-patrimoine mêlant les temps et les espaces de la nature, l’écomusée cévenol permet au public visiteur de découvrir au Pont-de-Montvert une exposition sur le patrimoine architectural, d’évoluer sur les sentiers du mont Lozère où se remarquent des tourbières comme des dolmens, d’apercevoir au détour d’une piste forestière des fours à pain intacts comme une grange recouverte de chaume, voire d’observer, à Troubat, une ferme à la toiture de lauze où sont entreposés des outils agricoles « traditionnels71 ». En 1989 et en 1994, les écomusées de la Cévennes et du Causse viennent compléter ce dispositif de « découverte in situ72 ». Là encore, des parcours mêlant l’architecture, l’histoire et la nature sont offerts au public. Avec des expositions sur les dinosaures, sur l’époque gallo-romaine, les guerres de religion ou la sériciculture moderne et contemporaine, les visiteurs se retrouvent en face d’un paysage historique. Avec les panoramas proposés par le « belvédère des vautours » au sommet des gorges de la Jonte ou par le sentier forestier aménagé du Mas de la Barque, le public est également immergé au sein d’un espace naturel. En apercevant au gré de la promenade la magnanerie73 de la Roque, le Mas Chaptal de la Roquette ou la ferme caussenarde des environs de Sainte-Énimie, bâtiments qu’on ne sait rénovés par le parc que si l’on a consulté les archives, le visiteur 69 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 59. Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain n°9, 1987, p. 15. 71 Ces informations proviennent de l’ensemble des rapports d’activité produits entre 1982 et 1990, chacun d’entre eux contenant une rubrique relative aux écomusées construits et à construire. 72 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 21 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 73 De l’occitan magnan, une magnanerie désigne le lieu d’exploitation de l’élevage du ver à soie. 70 172 se retrouve au cœur de cette France historique, naturelle et rurale qui, apparemment, demeure encore74. De surcroît, les prospectus qui lui sont délivrés l’incitent à penser en ce sens, comme le révèlent les premières lignes du dépliant distribué en 1994 à l’entrée de l’écomusée du mont Lozère. Composé de zones géologiques bien distinctes portant des paysages différents mais tous façonnés par les hommes, des constructions bien intégrées, supports de traditions et de culture, le Parc national des Cévennes est un lieu de prédilection pour allier écologie et ethnologie75. Cette association entre écologie et ethnologie, c'est-à-dire entre la nature des lieux et l’identité des hommes, témoigne d’au moins deux phénomènes. D’une part, elle s’inscrit dans la naturalisation de la culture cévenole, élaborée sous la forme d’un investissement culturel de la nature durant les années soixante-dix et progressivement explicité au cours des années quatre-vingt. Le fait que le directeur du parc puisse déclarer en 1999 que les écomusées font du parc national « le détenteur de l’identité du territoire76 » atteste d’ailleurs de la pérennité de ce processus. Entre tradition et culture, c'est-à-dire entre les temps passé et présent de l’homme, ce prospectus renvoie d’autre part au sentiment de permanence que la direction du parc national cherche à susciter chez ses visiteurs. Comme l’indique Eric Hobsbawm, l’invention des « mouvements considérés par tous comme les dépositaires de la continuité historique et de la tradition, tels les paysans », sont le propre des nations modernes77. Celles-ci s’affirment comme les dépositaires exclusives d’une tradition ancestrale afin d'apparaître comme des « communautés humaines “naturelles”78 ». C’est bien ce que tentent d’accomplir les responsables du parc des Cévennes. Portion du territoire national érigée comme le signe d’une continuité historique naturelle, et non d’une nouveauté institutionnelle, le paysage cévenol peut devenir le symbole atemporel d’une « France “paysanne”79 ». 74 L’ensemble de ces informations est issu des rapports d’activité produits par les gestionnaires du parc national entre 1989 et 1995. 75 Parc national des Cévennes, Réserve de la Biosphère, dépliant « Écomusée du mont Lozère 1984/1994. 10ème anniversaire », Florac, 1994, np. 76 Gérard Molinas, cité par Midi Libre, « Cévennes, parc national du prochain millénaire », Midi Libre, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « P.N.C. Articles généraux », 21 février 1999, p. 7. 77 Eric Hobsbawm, « Introduction », in Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 14. 78 Ibid., p. 25. 79 Pour une analyse récente, voir notamment : Jean-Marc Moriceau, « Que reste-t-il des paysans ? », Le Monde Hors-Série « Les nouveaux paysans », octobre-décembre 2012, p. 32. 173 Comme les écomusées, l’ensemble des sentiers de randonnée mis à la disposition du public doivent favoriser une interprétation du paysage fondée sur le registre de la permanence. Constamment entretenus par les gestionnaires du parc, dont l’action ne semble pas dépasser la simple pose de balises indicatives, ces sentiers témoignent d’une même influence sur la lecture publique de l’espace-parc. Le cheminement se révèle progressif. Les années soixante-dix sont tout d’abord celles de la mise en forme d’un réseau d’itinéraires pédestres. Dès 1974, vingt-six « sentiers de promenade » sont offerts aux visiteurs. Dédiés au « souvenir consolidé mais économiquement restructuré de la vie campagnarde séculaire des montagnes », « rappel vivant d’une forme spécifique de civilisation80 », certains sentiers proposent la découverte d’une forêt de pins et d’épicéas ou une promenade promettant « de magnifiques points de vue ». D’autres offrent des parcours qui donnent l’occasion de croiser les ruines d’un château médiéval ou de rejoindre « une ferme où manger du pélardon81 ». Sous la forme de « sentiers libres » ou, pour quelques-uns, de « sentiers guidés » par les gardes-moniteurs82, une dizaine d’itinéraires supplémentaires sont rapidement aménagés sur les thèmes de la transhumance, de la forêt, de la préhistoire ou des formes géologiques du plateau du Lozère et de la plaine du Haut Tarn83. Mettant toujours en valeur les dimensions naturelle et culturelle de l’espace-parc, ces chemins de randonnée prennent une forme relativement différente au cours des années quatre-vingt. Renommés « sentiers de découverte », ils permettent au visiteur de randonner dans la plus grande autonomie possible. Au cœur de ces sentiers, les gestionnaires du parc réhabilitent plusieurs refuges qu’ils laissent libres d’occupation permanente84. De plus, l’administration procède à l’« amélioration des itinéraires de randonnée » en perfectionnant leur balisage, en œuvrant à leur entretien tout au long de l’année, en y multipliant le nombre de panneaux d’information et en proposant un nombre de circuits toujours plus élevé85. Aussi, après avoir collecté un prospectus dans l’un des centres d’information du parc ou au cours d’une nuitée dans l’un des gîtes « Parc national », les randonneurs peuvent découvrir en 80 Parc national des Cévennes, pochette « Les sentiers », Florac, 1971, 4ème de couverture. Ibid., 26 dépliants, np. 82 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 6. 83 Id., « Information et animation dans le parc national des Cévennes. Été 1976 », Florac, 1976, p. 30-31. 84 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 27. 85 Id., « Rapport d’activité 1982 », Florac, 1983, p. 24. Ces aménagements sont mentionnés dans la catégorie « Découverte du parc » des rapports d’activité produits entre 1983 et 1987. 81 174 toute indépendance les forêts préservées du Bougès, les panoramas dégagés de la Lozère, les mas intacts des causses et les exploitations agricoles en activité86, et cela sans que n’apparaisse pleinement le travail réalisé, en amont, par les employés du parc. Depuis, l’administration s’évertue à parfaire cette offre paysagère. Les années quatrevingt-dix correspondent à la valorisation de l’hébergement du public par les populations locales. Grâce à des aides financières destinées à la création de chambres d’hôtes et à leur « réaménagement esthétique », plusieurs agriculteurs et accompagnateurs de moyenne montagne sont déjà en mesure, à la fin des années quatre-vingt, d’offrir leur toit et leur table aux touristes87. Puis, à compter de 1992, les responsables du parc décident de renforcer la capacité d’accueil de leur territoire. Ils mettent en place un partenariat avec la Fédération des gîtes de France et l’antenne française du WWF, par l’intermédiaire desquels ils proposent l’attribution du label « Panda » à des gîtes ruraux. En échange d’une formation à la « connaissance du milieu » et d’« améliorations architecturales », leurs propriétaires peuvent intégrer le « réseau d’hébergeurs du Parc national des Cévennes88 ». Au début des années 2000, le public peut ainsi évoluer en Cévennes par le biais de trois gîtes « Parc national », quatre-vingts hébergements pour randonneurs et vingt-sept gîtes « Panda », tous bâtis dans le respect des normes en vigueur89. Afin d’offrir aux visiteurs l’image d’une « vie permanente, en relation avec les milieux et les paysages90 », l’administration nationale s’évertue en second lieu à favoriser encore davantage la découverte pédestre de son territoire. Au nombre de trentecinq en 199291 et près de cinquante sept ans plus tard, des « sentiers de découverte et du paysage92 » jalonnent désormais le parc93. Leur objectif est explicite. Selon leurs gestionnaires, musées et expositions ne permettent pas de connaître réellement les 86 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 29 ; Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 23. 87 Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 30. 88 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 89 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 22. 90 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 22. 91 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 19. 92 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 22. 93 Les rapports produits jusqu’en 2000 font état, en moyenne, de la création de deux sentiers par an. 175 « différentes époques » qui ont marqué le territoire. « Il faut les visiter en mettant en relation leur contenu avec les paysages traversés où se dressent encore, ici et là, quelques vestiges du passé94 ». C’est pourquoi des itinéraires tels que « Le sentier du karst et de la vie rurale » ou « Les chemins de la châtaigne en Cévennes » continuent d’être mis en place. Le premier doit faire valoir « l’évolution du paysage liée aux éléments naturels et historiques et à l’activité agricole95 », tandis que les seconds ambitionnent d’illustrer la façon dont « la châtaigneraie cévenole génère du fruit, du bois, du pâturage, des champignons, du gibier, du paysage, de l’identité culturelle, etc.96 ». Comme la découverte en milieu fermé, l’expérience du paysage à même le terrain doit donc favoriser la saisie d’un territoire caractérisé par la continuité des temps passés et présents de la nature et des hommes. Quel qu’il soit, le visiteur est amené à croire ce qu’il lit, et encore davantage ce qu’il voit. Influencée de façon directe par un certain nombre d’animations et de publications, sa lecture de l’espace est susceptible d’être en accord avec les représentations diffusées par les responsables du parc. Influencé de façon implicite par une suggestion de lieux où l’empreinte de l’institution demeure tout à fait discrète, il est aussi enclin à croire en la permanence de ce territoire naturellement identitaire. En tant que portion d’espace mise en relation avec un discours qui le propose à un collectif d’individus, le territoire présenté par les écomusées et les sentiers du parc est bien un territoire identitaire. Dans la mesure où rien n’indique au public que le paysage offert à son regard est le produit d’un façonnement de l’espace orchestré par l’État depuis les années soixante-dix, seule l’image d’une France rurale à la fois naturelle et hors du temps est ici susceptible de s’imposer. 4.1.3. Faire croire au paysage nostalgique et national Selon les rapports d’activité édités par l’administration depuis 1970, seul un quart des visiteurs de l’espace-parc fréquente les centres d’information, les écomusées et les 94 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°48-49 « Avant l’histoire », Florac, 1993, p. 65. 95 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 96 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 18. 176 sentiers d’interprétation97. Pour autant, nous considérons que la grande majorité du public est influencée par les représentations que véhicule cette dernière. À propos des parcs nationaux nord-américains, Anne Spirn décrit une intervention visant à « façonner l’expérience des visiteurs en dirigeant leurs mouvements et leurs contemplations ». Elle évoque une « dissimulation de l’artifice » autorisant la croyance selon laquelle les lieux observés ne sont ni modelés, ni gérés98. Loin d’être restreinte aux infrastructures mises explicitement à la disposition du public, cette intervention concerne, aux États-Unis comme en France, l’intégralité de l’espace-parc. Qu’il évolue de village en village par les routes qui relient les cinquante-deux communes cévenoles de la zone centrale99, qu’il randonne en toute autonomie au gré des centaines de kilomètres de chemins balisés qui jalonnent le parc et sa périphérie100, le voyageur pose inévitablement son regard sur un paysage façonné par l’administration. Seulement, à la différence du visiteur volontairement entré en contact avec l’institution, sa lecture de l’espace-parc s’avère déterminée par une influence de la structure « parc national » non pas directe ou implicite, mais indirecte. En tant qu’espace ouvert dont la découverte nécessite le parcours, la vocation identitaire et patriotique du parc national s’avère extrêmement efficiente. En effet, connaître un territoire c’est se l’approprier101, et le parcourir c’est s’y inscrire102. De cette expérience à grande échelle d’une beauté authentique peut naître l’amour du paysage, « sous-entendant forcément une extension du local au national : de l’amour d’un petit territoire à l’amour d’un territoire plus vaste103 ». Cette extension sentimentale et territoriale exige néanmoins que l’espace soit devenu territoire. Or, nous 97 Cette estimation est réalisée à partir de l’ensemble des rapports d’activité produits par l’administration entre 1970 et 2005, chacun d’entre eux rapportant le nombre de visites en centres d’information et le nombre de « journées / randonnées ». 98 Anne Whiston Spirn, « Constructing Nature: The Legacy of Frederick Law Olmsted », in William Cronon (dir.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, New-York - Londres, W.W. Norton & Company, 1996, p. 93-95. La traduction est de notre fait. 99 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 67. 100 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 74. On trouve en 1980 quelques 800 km de chemins de Grande Randonnée (GR), 250 km de sentiers de pays, 300 km de petits sentiers (dont les sentiers d’interprétation du parc) et 500 km de pistes équestres, toujours entretenus par les employés du parc national, et parfois gérés exclusivement par celui-ci. 101 Marcel Roncayolo, « Le paysage du savant », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Quarto », vol.1, p. 997. 102 Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales. Europe XVIIIème- XXème siècle, Paris, Seuil, 2001, coll. « Points Histoire », p. 249. 103 François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, Éditions EHESS, 2004, p. 178. 177 dit Philippe Gervais-Lambony, faire d’un lieu un territoire, c'est-à-dire lui conférer une identité capable de susciter un sentiment d’appartenance, nécessite de lui donner une âme104. En parc national, l’âme du lieu retenue par les pouvoirs publics est celle de la perpétuation d’un trait culturel ancestral dont le milieu, comme le bâti et le pastoralisme, sont autant de symboles. Sous prétexte de n’être ni sociologue ni ethnologue, l’historien du contemporain peut être tenté de livrer ses résultats de recherche sans jamais montrer comment il est arrivé à les formuler105. Sans prétendre à la réalisation d’une ethnographie du paysage cévenol, il apparaît pertinent de proposer ici trois études de cas. La première est relative au « Sentier d’interprétation de l’Hermet106 ». Sa fiche descriptive est disponible à l’office de tourisme du Pont-de-Montvert, où nous avons fait le choix de prendre le premier prospectus qui s’offrait à nous. Sur le versant nord du mont Bougès, ce sentier donne l’occasion d’évoluer sur un plateau facile à parcourir. Mettant l’accent sur la « complexité des interactions entre l’Homme et la nature », il propose d’illustrer le thème de l’implantation humaine dans un espace alternant landes et prairies. Le parcourir permet d’apercevoir une bergerie aux murs de granit et au toit de lauzes, d’entrevoir au loin quelques vaches que l’on s’imagine gardées par le propriétaire de la bergerie et de déchiffrer, grâce à une table d’interprétation incrustée dans la roche, la diversité du milieu physique. Après une boucle de six kilomètres, le sentier plonge dans la vallée par le col des Trois Fayards où, apprend-on, se donnèrent rendez-vous dans la nuit du 24 juillet 1702 les trois hommes qui allaient déclencher la guerre des Camisards en assassinant l’abbé du Chayla. Omniprésence du milieu naturel, profonde humanisation de l’espace et permanence d’une activité agro-pastorale sont autant de sensations que peut procurer le parcours de ce chemin. Sans panneau « Parc national » ni mention d’opérations de rénovation, le travail de l’institution transparaît en revanche très peu. Seules quelques balises attestent de la présence du parc sans laquelle la bergerie de l’Hermet serait pourtant, les archives le révèlent, de ciment, de briques et de tuiles107. L’influence du parc sur un visiteur cherchant à découvrir les montagnes cévenoles n’est 104 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins…, op. cit., p. 140. Florence Weber, Manuel de l’ethnographe, Paris, PUF, 2009, coll. « Quadrige manuels », p. 20. 106 Parc national des Cévennes, dépliant « Sentier d’interprétation de l’Hermet », Florac, 2005, np. 107 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 24. 105 178 Planche photographique n°3. Les Cévennes rurales, nostalgiques et nationales Clichés de l’auteur, L’Hermet, février 2006. Clichés de l’auteur, Cham des Bondons, février 2006. Cliché de l’auteur, Fretma, avril 2011. Cliché de l’auteur, causse Méjean, avril 2011. 179 ici qu’indirecte, mais ô combien habile dans la mesure où « l’esprit du paysage108 » paraît survivre, hors d’atteinte des mutations modernes menaçant la nature de ces lieux. De l’Hermet, il faut environ une demi-heure d’automobile pour atteindre le plateau des Bondons où l’on peut s’arrêter, en bordure de route, pour contempler le paysage. Soumettant au regard trois éléments distincts, le panorama suscite au moins trois réflexions. La forme pittoresque des deux buttes qui ressortent d’un plateau à l’allure steppique invite à constater la prédominance du milieu physique, naturel. La présence d’un menhir indique un espace très tôt humanisé, tandis que les barrières permettant au visiteur de traverser ce que l’on devine être un pâturage suggèrent un territoire toujours occupé par l’homme. L’action du parc semble inexistante. Les archives indiquent cependant que l’administration a bien cherché à faire de ce lieu l’énonciateur de l’occupation humaine discrète et pluriséculaire d’un espace naturel. Le développement du pastoralisme constitue l’une des priorités du parc depuis 1975109. Nous pouvons dès lors raisonnablement attribuer à son action le maintien d’un champ de pâture sur ce causse. Restaurés au milieu des années soixante-dix afin de faire partie des « sentiers guidés » proposés aux visiteurs110, ces menhirs font d’autre part l’objet de « consolidations » au cours des années quatre-vingt111, avant d’intégrer en 1997 l’écomusée du mont Lozère112 dont les responsables souhaitent une « bonne marche aux pèlerins de tous horizons qui fouleront comme nos lointains ancêtres notre Terre Mère113 ». Mêlant la proximité de la nature à la valorisation de l’occupation humaine, on est là encore en présence des ces « paysages emblématiques » que peuvent proposer les États nationaux afin d’affirmer le « caractère “identitaire” » de leurs espaces protégés114. Que le visiteur sache ou non qu’il se trouve en parc national n’affaiblit d’ailleurs aucunement cette dimension identitaire. Sur le versant occidental du parc, le voyageur 108 Parc national des Cévennes, Cévennes, Revue du Parc national des Cévennes, 36-37 « Nature et paysages », Florac, 1988, p. 37. 109 Id., « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 16. 110 Id., « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. 111 Id., « Rapport d’activité 1984 », Florac, 1985, p. 26. 112 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 24. 113 Id., dépliant « Balade au pays des menhirs », Florac, 2008, np. 114 Anne Sgard, « Entre l’eau, l’arbre et le ciel. Figures paysagères suédoises et construction de l’identité nationale », in Sylvie Guichard-Anguis et Stéphane Héritier (dir.), Géographie et Cultures n°66 « Le patrimoine naturel entre culture et ressource », 2008, p. 132. 180 peut traverser les causses Méjean et Sauveterre en suivant, depuis le milieu des années soixante-dix, le GR 60115. Venant du sud comme du nord, il est amené à croiser la ferme de Fretma, nichée à 1100 mètres d’altitude sur le causse Méjean, offrant au regard des bâtiments d’exploitation et de résidence. Le visiteur constatera ainsi qu’à plus de deux heures de marche de la première route départementale, en un espace de steppes révélant apparemment bien plus de nature que de culture, une activité agricole perdure. En réalité, cette ancienne exploitation n’a de ferme que l’apparence. Abandonnée à la fin des années soixante lorsque l’État interdit le reboisement du causse116, elle fait l’objet de divers aménagements depuis les années soixante-dix117 et est entièrement réhabilitée à la fin des années quatre-vingt-dix par ses propriétaires qui en ont fait, contre l’avis du parc, une simple maison d’habitation118. Cette histoire, le paysage ne la dit pas. À moins de se rendre à Génolhac pour consulter les archives de presse disponibles au Centre de documentation du parc, le randonneur verra probablement sur le causse Méjean ce que les gestionnaires souhaitent qu’il y voit : le signe d’une « intégration harmonieuse de la vie contemporaine dans les paysages cévenols et caussenards […], produits par des millénaires de pastoralisme et de transhumance119 ». Directe, implicite ou indirecte, l’influence que l’administration s’efforce d’exercer sur la lecture individuelle et collective de l’espace poursuit un unique objectif : la transmission d’un paysage qui soit public et, plus précisément, national. Seul un domaine public peut faire face au temps. « Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous120 ». Parce qu’il est le domaine exclusif de la nation, cet espace offert à la collectivité peut alors faire figure de « symbole naturel d’une continuité nationale121 ». Pour cela, le paysage naturel, bâti et agro-pastoral qu’élaborent les 115 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 20. Chemins de « Grande Randonnée », les GR sont entretenus, entre autres, par la Fédération Française de Randonnée Pédestre. 116 Jean-Pierre Amarger, « Le PNC décidera de la vie ou de la mort de Fretma », Midi Libre, in CDAPNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « “Affaires” et dossiers », 21 mars 2001, np. 117 Catherine Bernard, « Une restauration en désespoir de causse », Libération, ibid., 5 juillet 2002, np. 118 Patrick Bard, « En Lozère, le causse Méjean, comme une île en plein ciel », Le Monde, 24 août 2010, np. 119 Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 45. 120 Hannah Arendt, op. cit., p. 95. 121 Tom Mels, « Nature, home, and scenery: the official spatialities of Swedish national parks », Environment and Planning D: Society and Space vol.20, 2002, p. 138. La traduction est de notre fait. 181 responsables du parc fait appel à la nostalgie. Comme l’explique Philippe GervaisLambony, « l’identité du lieu repose sur un passé re-construit […] dont le vecteur est la mémoire, la nostalgie partagée122 ». C’est bien dans cette perspective que les responsables du parc décident dès 1972 « de sauver ce qui reste […] de traditions authentiques, et d’offrir à d’autres hommes […] un retour aux sources de la vie123 ». En s’évertuant depuis à « prescrire le respect de la faune et de la flore sauvage » et à « défendre ce style paysan124 », ils font le choix du passé et de la dimension « esthétique et attachante125 » de leur territoire. L’administration n’agit pas indépendamment de l’État dont elle émane. Au contraire, son travail est le produit direct de ce « grand tournant » décrit par Pierre Nora en conclusion des Lieux de mémoire : le monde paysan prenant fin, il ne reste « plus que la ressaisie, par l’histoire et la projection imaginative, d’un monde à tout jamais perdu126 ». Débuté dans les années soixante-dix et caractéristique de la France des années quatre-vingt, ce processus justifiant la patrimonialisation d’un four banal ou d’un lavoir de village s’inscrit dans le temps de la naturalisation de la culture cévenole. Non seulement les gestionnaires du parc œuvrent à la « protection et l’enrichissement du milieu naturel », mais ils préservent également l’intégralité de ce « patrimoine bâti […], témoin de la vie et du travail des générations précédentes127 ». Puis, progressivement, l’administration en vient à affirmer que l’identité rurale de cette portion du territoire national est aussi authentique et atemporelle que sa nature. Le châtaignier devient « symbole […] de permanence, […] de mémoire et d’identité128 ». Les milieux naturels sont considérés « marqueurs de l’identité et héritage culturel précieux129 », tandis que le parc se déclare garant « des paysages qui portent à la fois les traces du passé et les germes de l’avenir130 ». Dans la mesure où l’homme ne peut répondre à son besoin de territoire qu’en posant « sur le monde un regard 122 Philippe Gervais-Lambony, « De l’usage de la notion d’identité… », op. cit., p. 486. Parc national des Cévennes, Cévennes n°1, Florac, 1972, p. 13. 124 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°18-19-20 « Guide des hautes terres du parc national des Cévennes », Florac, 1981, p. 12. 125 Sylvie Coffre, « Images des Cévennes et auto-représentation iconographique du parc national : mille et une Cévennes pour un seul parc national », Paris, Université de Paris 8 Saint-Denis, 1994, mémoire de maîtrise en géographie, p. 53. 126 Pierre Nora, « L’ère de la commémoration », in Id. (dir.), op. cit., vol.3, p. 4700. 127 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1986-1990 », Florac, 1986, p. 43. 128 Id., Cévennes. Les cahiers pratiques « Votre châtaigneraie », Florac, 1995, p. 3. 129 Id., « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 44. 130 Id., dépliant « Passagers du paysage », Florac, 2004, np. 123 182 nostalgique, au sens où le territoire lui parle du présent en même temps que du passé131 », cet investissement nostalgique de l’espace-parc participe bel et bien de la territorialité nationale. Lieu de mémoire ayant ceci de spécifique qu’il semble à la fois naturel et humanisé, le parc peut contribuer, en tant qu’espace discursif, à ce que les populations nationales se sentent appartenir au territoire de la nation et sentent que celleci leur appartient. 4.2. Forillon région naturelle, et nationale Avec le parc pour objet d’étude et la transmission du paysage pour mode d’étude de l’objet, l’approche comparative indique qu’en Cévennes comme à Forillon, les responsables des parcs s’efforcent d’influencer la lecture publique de l’espace. En France comme au Canada, l’objectif poursuivi se traduit par l’élaboration de ce que YiFu Tuan dénomme la « topophilie », une manifestation humaine de l’amour des lieux qui est fonction de trois sentiments : esthétique, renvoyant au plaisir éprouvé à la vue d’un paysage ; tactile, résultant d’un contact original avec les éléments physiques de l’espace ; mémoriel, produit de l’histoire associée au territoire132. Organisée autour d’une forme revêche mais inévitable de l’histoire comparée, celle du récit de type « this happened here, this happened there », la mise en relation de deux histoires nationales permet de saisir ce que chacune a de singulier133. Au-delà d’un même façonnement de l’environnement au gré duquel le parc doit susciter un certain attachement à la nature nationale, trois différences se dégagent de la confrontation des cas français et canadien. À Forillon, l’offre paysagère est d’abord explicitement centrée sur la pratique de l’espace : l’État souhaite offrir à ses citoyens une « occasion de récréation en grande nature134 ». Au lieu de la dimension rurale assignée à la nature française, c’est la dimension sublime de la nature qui est ensuite valorisée. Selon l’analyse formulée par Eric Kaufmann, cette discordance renvoie aux deux processus de la nationalisation de la 131 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins…, op. cit., p. 140. Yi-Fu Tuan, Topophilia: A Study of Environmental Perception, Attitudes, and Values, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1974, p. 92-128. 133 Robin Winks, « The Challenge of Comparative History », in John Wirth (dir.), History and National Identity: Colloquium Proceedings, Washington DC, May 6-8, 1994, Santa Fe, North American Institute, 1994, p. 16. 134 Service des Parcs nationaux, « Parc national de Gaspé (projet). Les limites projetées », 1969, p. 3. 132 183 nature et de la naturalisation de la nation, le premier désignant l’investissement historique de la nature par la nation, le second l’affiliation de la nation au territoire naturel duquel elle procède135. C’est pourquoi l’empreinte ancestrale de l’homme mise en avant par l’administration française fait place, au Canada, à la nature millénaire. Représentatif d’une des « trente-neuf régions écologiques » de la nation136, le parc Forillon doit proposer l’expérience récréative d’une nature sublime, mais également faire croire à une anthropie du territoire naturellement révolue. 4.2.1. La « re-création137 » comme mode de transmission du paysage L’information et l’expérience de la nature constituent les deux principaux biais par lesquels les visiteurs peuvent découvrir le parc Forillon. L’information se transmet d’abord par les centres d’accueil. Dès 1973, un « centre de réception » est ouvert à Penouille138 et un « centre d’information » est mis en place à Grande-Grave139. Dans cette partie sud de l’espace-parc, l’administration propose tout au long des années soixante-dix des animations dédiées aux « thèmes naturels et culturels140 » du territoire. À l’Anse-Blanchette, une exposition intitulée « Au retour des images » offre ainsi une série de photos consacrées à la pêche, aux techniques de séchage du poisson et au mode de vie des habitants du début du XXe siècle141. Les gestionnaires du parc se tournent par la suite vers la partie orientale de la presqu’île et ouvrent, au début des années quatrevingt, le centre d’interprétation de Cap-des-Rosiers142. Le centre a pour but d’« aider [le public] à mieux comprendre les éléments représentatifs de son patrimoine national », de le sensibiliser au « caractère unique » du parc et de l’« informer des activités prévues 135 Eric Kaufmann, « "Naturalizing the Nation": The Rise of Naturalistic Nationalism in the United States and Canada », Comparative Studies in Society and History vol.40 n°4, 1998, p. 690. 136 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, dépliant « Parc national Forillon », 1976, np. 137 J.I. Nicol (Directeur des parcs nationaux et historiques), « The National Parks Movement in Canada », in J.G. Nelson et R.C. Scace (dir.), Canadian Parks in Perspective, Montréal, Harvest House, 1970, p. 20. J.I. Nicol évoque dans ce texte rédigé en anglais la « recreation » et la « re-creation ». 138 Parcs Canada, Direction des parcs nationaux, Division de l’interprétation et des services d’accueil, Paul Overy (Agent des projets spéciaux), « Inventaire des installations d’interprétation et des services personnels d’interprétation dans les parcs nationaux. Région du Québec », 1981, p. 4. 139 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 26. 140 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 13. 141 « Parc National Forillon. Au retour des images », Pharillon, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 22 août 1979, np. 142 Parcs Canada, Service de la planification, « Parc national Forillon. Révision du Plan de Gestion », 1985, p. 6. 184 pour […] mieux s’imprégner du cachet et de l’ambiance de Forillon143 ». Pour cela, des expositions et des projections présentent un paysage maritime fait de falaises, de caps et de plages, associé à un espace autrefois marqué par la pêche. À terme, le centre d’interprétation doit transmettre à ses visiteurs « les valeurs qui donnent au territoire son identité144 ». Tout en complétant son dispositif par la mise en place d’un « centre d’accueil » à l’Anse-au-Griffon, au nord de la presqu’île, l’administration s’efforce ensuite de publiciser le parc en tant que symbole de « l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer145 ». Dans la mesure où elle relègue l’occupation humaine au rang du souvenir, cette harmonie entre les éléments humains et non-humains de l’espace-parc n’est pas tout à fait identique à celle observée en Cévennes. Prenons deux exemples. En 1983, Parcs Canada produit puis diffuse, à l’Anse-Blanchette et sur le site de Grande-Grave, deux « films ethnologiques » consacrés aux « faits et gestes quotidiens des habitants de Forillon des années 1920 à 1940 ». Intitulé « On regardait toujours vers la mer », le premier retrace la journée type du pêcheur gaspésien. Vêtus de costume d’époque, les acteurs y montrent « comment une famille de pêcheurs vivait de la mer et de la terre ». Le second film illustre le métier de tonnelier tel qu’il était pratiqué par « les gens de Forillon ». Il livre le récit d’un pêcheur de l’Anse-au-Griffon, celui-ci racontant sa vie tout en construisant un boucaut146. Dans une même association entre l’homme du passé et le cadre présent de la nature, sur le site de Grande-Grave mais ici dans la maison Hyman, ancien magasin rénové selon « le style de l’époque », une exposition d’objets du quotidien est également offerte au public depuis l’été 1989. Voici sa finalité : Le visiteur doit avoir une bonne compréhension de cette population, de ses travaux, de ses traditions, de ses sentiments et de son attitude à l’égard de la vie. Les objectifs de la communication de cette exposition sont les suivants : 1- Mettre l’accent sur l’aspect humain […]. 2- Montrer les rapports écoculturels qui existent entre le milieu humain et le milieu naturel147. 143 Michel Barry, « Centre d’interprétation, secteur “Le Havre”, Parc national Forillon », 1981, p. 4-7. Ibid., p. 24-29. 145 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 53. 146 Bernard Bélanger, « Deux films en première à Gaspé. “On regardait toujours vers la mer” et les “ Boucauts” », Le Pharillon, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 14 juin 1983, np. Le boucaut désigne un baril qui servait notamment au transport de la morue séchée vers l’Europe et les Antilles. 147 Service canadien des parcs, Région du Québec, Diane Bélanger (Conservateur), « Répertoire des artefacts historiques de l’exposition “Au rythme des saisons”. Étage du magasin Hyman », 1989, p. 7-8. 144 185 Cherchant à « transmettre une ambiance », l’exposition articule chacun de ses thèmes aux saisons qui transforment invariablement le paysage : le printemps et les préparatifs de la pêche, l’été et les journées de travail aux champs, l’automne et l’organisation de l’isolement à venir, l’hiver et sa rudesse compensée par la sociabilité villageoise148. Élaborée durant les années soixante-dix et consolidée au cours des années quatre-vingt, cette inscription « éco-culturelle » de la vie d’autrefois dans le temps immuable de la nature continue, dans les années quatre-vingt-dix, à être valorisée. Passant sous silence l’éradication de l’empreinte culturelle du territoire, les responsables du parc orientent leur action de communication autour de deux volets. D’un côté, les « naturalistes » présentent au public les « richesses et les beautés de Forillon ». Ils consacrent leurs interventions à la description de « l’un des plus beaux paysages de l’Amérique du Nord », mais aussi au récit de « la petite histoire de ses habitants149 ». D’un autre côté, les centres de Penouille, de Grande-Grave et du Cap-des-Rosiers offrent aux visiteurs une reconstitution de la vie des « pêcheurs-agriculteurs » avec, parfois, des « acteurs en costumes d’époque et des guides-interprètes150 ». Ajoutons qu’à cette période comme depuis les années soixante-dix, les deux « amphithéâtres naturels » de Cap-Bon-Ami et de Cap-Gaspé sont le lieu de « causeries » organisées par l’administration sur des thèmes similaires, tels que « La petite histoire d’une grande pêche151 » ou, plus généralement, « Le milieu naturel, les animaux, les plantes, les paysages et même quelques éléments du patrimoine culturel152 ». Dès 1970, avec leurs expositions et leurs animations, ces centres d’accueil diffusent un ensemble d’acquis culturels susceptibles de conditionner la représentation publique du parc national. La « littérature sur les aménités du paysage », élément fondamental de l’existence sociale du paysage153, constitue un autre biais par lequel 148 Service canadien des parcs, Région du Québec, Diane Bélanger (Conservateur), « Répertoire des artefacts historiques de l’exposition “Au rythme des saisons”. Étage du magasin Hyman », 1989, p. 11. 149 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Guide des activités récréatives et d’interprétation », 1996, p. 4. 150 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 29. 151 Parcs Canada, Direction des parcs nationaux, Division de l’interprétation et des services d’accueil, Paul Overy (Agent des projets spéciaux), « Inventaire des installations d’interprétation et des services personnels d’interprétation dans les parcs nationaux. Région du Québec », 1981, p. 21. 152 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, ibid., p. 28. 153 Gérard Chouquer, « Nature, environnement et paysage au carrefour des théories », Études rurales n°157-158, 2001, p. 241. 186 Parcs Canada peut directement influencer la lecture individuelle et collective de l’espace-parc. Nous identifions trois types de publications à caractère informatif. Il y a tout d’abord le journal du parc. Ce journal croise systématiquement les thèmes de la nature nationale et de l’histoire locale. Édité en juin 1981, le premier numéro annuel donne le ton. Forillon est l’un des vingt-huit parcs nationaux du Canada […]. Ce bijou unique de notre patrimoine est aménagé et conservé pour vous ainsi que pour les générations futures. […] Il y a des activités organisées à tous les jours. Participer à ce programme d’activités vous permettra peut-être de voir des phoques dans leur milieu naturel, de regarder de près des animaux bizarres et méconnus […], de découvrir les techniques de pêche et le mode de vie passé des habitants de Forillon au début du siècle154. Depuis, chaque numéro qu’édite l’administration fédérale dépeint le parc comme le produit de ces trois éléments que sont le patrimoine national, le milieu naturel et le passé. En 1985, il est question de la « valeur de ce territoire comme représentative de l’une des régions naturelles terrestres du pays », de l’observation des mammifères marins, des forêts et de la faune, et de la connaissance « de cette société traditionnelle maintenant disparue155 ». Dans un même registre, le parc est décrit en 1990 comme l’un de ces « véritables refuges naturels […] où l’on sauvegarde pour toujours un environnement d’une valeur inestimable », où l’on peut découvrir la faune « qui vit dans la mer », les faucons pèlerins, les oiseaux marins et, encore une fois, avec des sites « qui parlent à leur façon du passé », « le mode de vie des habitants d’autrefois156 ». Le discours demeure par la suite identique, à l’instar du numéro de l’an 2000 qui associe le « mandat de Parcs Canada » à l’entretien des patrimoines « naturel et culturel », le premier permettant de faire l’expérience de « paysages grandioses » et le second offrant « une incursion dans le passé » par la découverte de « ce volet historique de la présence humaine157 ». Afin de fournir aux visiteurs l’ensemble des informations nécessaires à leur découverte du territoire, un guide et divers prospectus s’ajoutent au Journal Forillon. Ici aussi, « le pouvoir des mots » tient à la constance d’un « style formulaire » qui, à force d’être répété, peut constituer « un piège qui oblige l’interlocuteur à accepter 154 Parcs Canada, Cahier spécial « Le parc national Forillon », juillet 1981, p. 1-2. Id., Cahier spécial « Parc national Forillon », juillet 1985, p. 2-5. 156 Id., Journal Forillon « Cette année offrez-vous Forillon… Vivez la grande aventure ! », 1990, p. 14-17. 157 Id., Journal Forillon « Guide à l’attention des visiteurs », 2000, p. 3-7. 155 187 ce qui est dit et rend toute remise en question impossible158 ». Le seul guide que Parcs Canada publie en 1984 réitère ainsi cette opération discursive consistant à faire du territoire le symbole d’une nature authentique, quoique caractérisée par une occupation humaine ayant, un jour, apposé sa marque sur le territoire. De manière générale, Parcs Canada présente Forillon comme un site donnant « aux citoyens et à leurs descendants la possibilité de connaître et d’apprécier à l’état pur ce qui constitue la beauté naturelle des différents paysages régionaux de ce vaste pays159 ». De façon plus spécifique, l’administration précise que la sauvegarde de « la terre » contribue à « donner une grande valeur au patrimoine naturel que renferme ce parc » ; celle de « la mer qui s’étend à l’infini » à lui conférer un « cachet de contexte marin » ; et celle de « l’homme » à y « faire ressentir à sa juste mesure l’intensité des vies humaines qui se vécurent ici dans un contexte naturel160 ». S’agissant des prospectus délivrés au sein des centres d’accueil du parc, nous ne sommes pas parvenus à recueillir d’exemplaires antérieurs aux années quatre-vingt-dix. Chacun des dépliants collectés mettant l’accent sur une espèce animale en particulier161 ou introduisant le thème de l’« harmonie entre l’homme, la terre et la mer » pour mieux se concentrer ensuite sur la géologie ou la diversité végétale162, l’échantillon analysé nous conduit cependant à émettre l’hypothèse d’une mise en récit uniforme de la nature. En tant que lieu touristique, Forillon est investi « de significations culturelles profondes163 », celles-ci donnant au paysage l’allure d’un palimpseste un jour culturel, mais toujours naturel. Parce que Forillon est un parc national, ce sont alors les représentants de l’État fédéral qui cherchent à forger cette perception de l’espace et à la publiciser parmi les populations. Témoignant comme en France d’une entreprise d’éducation du regard, cette transmission de l’information va de pair avec une pratique de la nature caractéristique, 158 Gilbert Rist, « Le prix des mots », in Id. (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique internationale, Paris - Genève, PUF - Institut Universitaire d’Études du Développement, 2002, coll. « Nouveaux Cahiers de l’IUED » n°13, p. 15. 159 Maxime St-Amour, Parcs Canada, Guide du parc national Forillon. L’harmonie entre l’homme, la terre et la mer, Vancouver - Toronto, Douglas & McIntyre, 1984, p. 7. 160 Ibid., p. 10, 63 et 83. 161 Patrimoine canadien, Parcs Canada, Parc national Forillon, dépliant « La mouette tridactyle, un oiseau au pied marin », 1992, 8 p. ; Id., dépliant « Le castor, emblème des parcs nationaux », 1995, 8 p. 162 Id., dépliant « L’illustration de l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer », 1989, p. 1-6. 163 Serge Gagnon, L’échiquier touristique québécois, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, coll. « Tourisme », p. 107. 188 ici, de la seule administration canadienne. Dès les débuts du parc Forillon, celle-ci place explicitement l’expérience de la nature au cœur de la découverte du territoire. Nous pouvons souligner deux phénomènes. Contrairement aux responsables du parc national des Cévennes qui n’ont pas de prise sur le circuit routier jalonnant l’espace-parc164, les gestionnaires du parc gaspésien font de la circulation automobile l’un des principaux vecteurs de l’appréciation publique de la nature. De 1970 à 1975, ils procèdent à la réfection de deux tronçons routiers. Au sud-ouest, la voie d’accès à la plage de Penouille est réhabilitée et, au nord-est, la route Laurencelle est rénovée165. Trois ans plus tard, ils réitèrent l’opération. Au sud, une portion de la route reliant Penouille à Grande-Grave est relocalisée afin de permettre l’aménagement du camping de Petit-Gaspé166 et, au nord, la route du Banc prolongeant le chemin Laurencelle jusqu’à Cap-Bon-Ami est enrochée afin d’être protégée des vagues167. En fermant à la circulation automobile les deux routes du Portage et de Cap-Gaspé, la première au centre de la presqu’île168 et la seconde à son extrémité orientale169, l’administration s’assure que le visiteur ne circule ni au milieu d’une forêt dépourvue de vue dégagée sur l’océan, ni au bord d’une falaise où il est impossible d’apercevoir le relief montagneux de la presqu’île. Au volant de son automobile, la seule vue qui s’offre à lui est celle d’un panorama englobant systématiquement la terre et la mer. En dépit des « préoccupations régionales » et budgétaires qui les contraignent à la fin des années soixante-dix à abandonner leurs projets de « route panoramique170 » et de transports en commun171, les gestionnaires du parc parviennent ainsi à conditionner la perception de leur territoire. Comme dans la 164 Dans le parc national des Cévennes, les routes sont essentiellement entretenues par les Directions Départementales de l’Équipement de la Lozère, du Gard et de l’Ardèche. 165 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 80. 166 Parcs Canada, Région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Plan d’aménagement pour l’amélioration du couvert forestier du camping Petit-Gaspé », 1978, p. 15. 167 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Rapport préliminaire. Route panoramique, Parc national Forillon », Québec, 1978, np. 168 Id., « Rapport préliminaire des audiences publiques au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1972, np. 169 Bernard Bélanger, « La Pointe de Penouille, un lieu de villégiature et de détente », Le Pharillon, in PCCSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (19731983) », 11 juillet 1974, np. 170 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Rapport préliminaire. Route panoramique, Parc national Forillon », Québec, 1978, np. 171 Parcs Canada, Service de la planification, « Parc national Forillon. Révision du Plan de Gestion », 1985, p. 12. 189 plupart des lieux touristiques, l’institution responsable détermine le parcours et le regard du voyageur en faisant de la route un véritable « instrument de contemplation172 ». Comme dans la plupart des parcs nationaux canadiens, il s’agit bien de rendre la zone non seulement accessible, mais surtout à même d’être contemplée173. L’objectif est d’ailleurs explicite. L’entretien régulier mais discret de la route permet au public « d’apprécier […] les qualités panoramiques » du paysage174, tandis que l’aménagement de belvédères et de points d’observation fournit « aux passagers des expériences visuelles, éducatives et récréatives originales175 ». Associé à un travail en amont consistant à faire du parc national un espace à la nature jamais altérée par l’homme, l’administration offre au public qui se déplace exclusivement en voiture176 « un maximum de paysage dans un minimum de distance177 ». Ce paysage est à la fois national, naturel et sinon sublime, au moins authentique. Au-delà d’une saisie générale de l’espace par la route, les responsables du parc Forillon veillent également à garantir au visiteur une sur-accessibilité à l’ensemble du territoire dédié à son regard. Animés par la volonté de « conserver un lien visuel avec la mer, le littoral, l’intérieur du parc et au loin le rocher percé178 », ils aménagent au cours des années soixante-dix des « terrains de camping et de pique-nique, des promenades panoramiques, des sentiers pour les randonnées à pied ou à cheval, des postes d’observation […], des endroits de repos, des installations pour le bain et pour la pratique des sports179 ». Au début des années quatre-vingt, les deux campings de PetitGaspé et de Cap-Bon-Ami peuvent accueillir près de dix mille personnes et mille sept 172 Serge Gagnon, op. cit., p. 250. Alan MacEachern, op. cit., p. 49. 174 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 16. 175 Larocque, Ménard et Thériault, « Le transport en commun – Parc national Forillon », Québec, 1973, p. 3. 176 Parcs Canada, Région du Québec, Division Programmation et Développement, Section Politiques et Recherche, Solène Dion, « Le profil des visiteurs au parc national Forillon au début des années quatrevingt », 1983, np. 177 James Harkin (premier Directeur de la Direction des parcs nationaux), cité par Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 1920-1960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 44. La traduction est de notre fait. 178 Service des Parcs nationaux, Planification, « Parc national de Gaspé (projet à l’étude). Les limites projetées », 1969, p. 12. 179 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 12. 173 190 cents véhicules180 ; quatre sentiers de randonnée et plusieurs « postes d’observation » ponctuent l’ensemble du territoire181 ; les campeurs disposent de trois aires de « camping primitif » le long du sentier des Lacs qui traverse le centre de la presqu’île182 ; un parking, des vestiaires, des tables de pique-nique et un terrain de jeu font de la plage de Penouille une « aire d’utilisation diurne183 » ; un « réseau de sentiers184 » jalonne le secteur de Cap-Gaspé ; et un second « site d’utilisation diurne » permet aux visiteurs de Grande-Grave de s’adonner à la pêche marine ou d’embarquer à bord de plaisanciers pour aller observer la faune marine du parc185. Cet agencement de l’espace-parc sert deux objectifs. D’une part, il s’agit de véhiculer un certain attachement à la nature. Les plages et les havres du parc servent aux « activités d’ordre contemplatif telles que la promenade186 », les sentiers favorisent l’observation de la « qualité panoramique du littoral187 », le camping met le public « en contact direct avec la nature et [lui] permet d’en apprécier la beauté188 ». D’autre part, l’administration s’efforce de renforcer cette association entre nature sauvage et tourisme démocratique, mise en place au Canada durant la première décennie du parc189. Après la construction d’un troisième camping au Cap-des-Rosiers et l’ouverture de la plage de Penouille au « tourisme nautique » dans les années quatre-vingt190, Parcs Canada est en mesure de proposer, en 1996, des aires de pique-nique où « apprécier le calme et la beauté de la nature », des croisières offrant un « panorama de “carte postale” » au milieu des baleines, des sites de plongée révélant des 180 Larocque, Ménard et Thériault, « Le transport en commun – Parc national Forillon », Québec, 1973, p. 8. 181 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 26. 182 « Dans le Parc National Forillon, camping primitif », Le Pharillon voyageur, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (1973-1983) », 4 septembre 1974, np. 183 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Données d’utilisation. Forillon et Mauricie. Rapport préliminaire », 1975, p. 36. 184 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Parc Forillon. Plans et programmation d’aménagement de sites. Rapport d’étape », 1977, p. 7. 185 Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 186 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 43. 187 Ibid., p. 44. 188 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, dépliant « Parc national Forillon. Québec », 1976, np. 189 Paul Kopas, Taking the Air. Ideas and Change in Canada National Parks, Vancouver, University of British Columbia Press, 2007, p. 180-181. 190 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 12 et 57. 191 « fonds marins riches en couleur et en espèces » et des terrains de camping où « s’imprégner de la quiétude de la nature191 ». Notons également qu’à la fin des années quatre-vingt-dix, les employés entretiennent plus de cent trente kilomètres de voies pédestres balisées192. Tandis que les responsables du parc cévenol s’évertuent à minimiser les signes tangibles de leur présence au sein des sites et sentiers offerts aux visiteurs, il est ici frappant de constater à quel point au parc Forillon, l’administration marque explicitement le paysage. Dans la mesure où ses employés passent également sous silence le façonnement matériel de la nature auquel ils procèdent, leur influence sur la lecture publique de l’espace est aussi implicite. Seulement, ils prétendent offrir un paysage strictement naturel et n’ont pas, en conséquence, à y masquer leur présence. Là où l’État français doit s’effacer pour laisser croire à une ruralité qui se donne à voir naturellement, l’État canadien ne fait qu’assurer à ses populations l’accès à une nature d’autant plus sauvage que seuls ses aménagements en permettent le parcours. Cette dissemblance renvoie à un mode d’appréciation du paysage spécifiquement canadien. Au début des années soixante-dix, aux dires du directeur des parcs nationaux et historiques canadiens, J.I. Nicol, la finalité d’un parc naturel est d’offrir des « sanctuaires de nature et de solitude où l’homme peut trouver la “re-création” du corps et de l’esprit193 ». L’État fédéral veille pour cela à la « conservation en l’état » de ses parcs nationaux, mais aussi au développement de leur « potentiel récréatif194 ». Conformément à ces directives nationales, dès 1971, les responsables du parc Forillon se retrouvent investis d’une mission à trois volets. Ils doivent « protéger les ressources et les paysages », « fournir des activités de plein air » et « mettre en relief les particularités du parc afin de les faire apprécier au maximum195 ». Alors, en plus d’un travail consistant à préserver la nature mise en parc, ils procèdent à un découpage du territoire répondant aux deux objectifs de récréation et de conservation que leur assigne l’administration fédérale. Afin d’accomplir leur « manifeste vocation de plein air », les 191 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Guide des activités récréatives et d’interprétation », 1996, p. 1- 4. 192 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 28. 193 J.I. Nicol (Directeur des parcs nationaux et historiques), op. cit., p. 20. La traduction est de notre fait. 194 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 4. La traduction est de notre fait. 195 Id., « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 9. 192 gestionnaires du parc circonscrivent l’espace en trois « aires de récréation ». Une aire de récréation intensive regroupe les basses terres de Cap-des-Rosiers et de Petit-Gaspé, avec leurs campings et centres d’accueil et d’interprétation. Une aire semi-intensive rassemble à la fois les sites aménagés de Penouille et de Cap-Bon-Ami, les « couloirs naturels » de la vallée de l’Anse-au-Griffon et de la pointe Forillon, tandis que le reste du parc intègre une aire de récréation dite extensive196. Parcs Canada ajoute ensuite à ce premier découpage des zones dites « d’interprétation ». S’appuyant sur la « physiographie ou “l’assiette physique” » du territoire, ses employés définissent sept unités physiographiques197. Progressivement, ils s’emploient à « mesurer le potentiel d’interprétation » de chacune de leurs composantes géologiques, pédologiques, climatiques, animales, végétales et historiques. Puis, en 1975, ils peuvent superposer six unités d’interprétation aux trois aires de récréation du parc Forillon198. Au nombre de huit l’année suivante, ces unités visent à conditionner la façon dont le public s’empare du paysage. Faite de « la rencontre de la terre et de la mer », l’épine orientale de Forillon doit apparaître comme le symbole de « la nature sauvage et solitaire ». Sur le thème « Diversité et contrastes », les basses terres de l’est de la presqu’île sont pour leur part destinées à faire ressentir au visiteur « aussi bien l’immensité et le grandiose de la nature dans ses paysages côtiers, que le charme discret et reposant de la forêt ». Illustrant divers stades de successions de la forêt boréale, l’unité des « Hautes-terres de l’ouest » se retrouve pour sa part « empreinte de la tranquillité de la beauté sauvage de la nature ». Quant à la côte septentrionale du parc, elle est consacrée à l’interprétation de la géologie, mais aussi de l’histoire humaine « avec le témoignage d’un temps passé où l’homme devait s’adapter à un milieu austère199 ». Ici, l’objectif poursuivi est de promouvoir une pratique du paysage qui insiste sur la prédominance nationale de la nature. En dissociant à Penouille l’écologie des marais salants et les premières activités humaines du régime français, ou à Cap-des-Rosiers les étages forestiers et le mode de vie des anciens pêcheurs-cultivateurs200, l’administration indique au public que « même 196 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 46. 197 Maxime Saint-Amour et Diane Turcotte, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1973, np. 198 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, ibid., p. 35. 199 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 17. 200 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 46. 193 là où l’homme s’est établi autrefois pour cultiver la terre, il n’y a pas nécessairement détérioration de la nature […], c’est l’équilibre permanent qui y règne201 ». Enfin, parce que cet environnement intact et millénaire à découvrir en parc national représente le « visage originel du Canada202 », c’est au sein d’une nation naturelle, c'est-à-dire hors du temps, que le visiteur peut s’y récréer, voire s’y re-créer. Dans la mesure où depuis 1970, quatre-vingt à cent quarante mille visiteurs203 sont susceptibles de voir et de croire chaque année ce territoire authentiquement naturel et national, la vocation identitaire et patriotique du parc s’avère extrêmement efficiente. Comme en France, par une action tantôt directe, tantôt indirecte, les responsables du parc Forillon influencent la lecture individuelle et collective de l’espace-parc. Cependant, à la différence de l’esprit des lieux insufflé au public français à travers l’invention d’une ruralité cévenole naturelle, l’administration canadienne fait exclusivement appel à l’expérience de la nature sauvage. 4.2.2. L’histoire humaine et révolue d’une nature intacte et atemporelle Ces deux modes d’appréciation du paysage témoignent de l’élaboration de deux paysages nationaux singuliers. À la manière du monument urbain qui semble « se soustraire à la loi du présent » et énoncer de façon autonome « le roman de la ville204 », le parc national Forillon doit dire l’histoire du territoire. Comme en Cévennes, l’investissement symbolique de la nature y participe d’une entreprise idéologique, c'està-dire d’un « système […] doué d’une existence et d’un rôle historique […] prétendant offrir de la société, de son passé, de son présent, de son futur, une représentation d’ensemble205 ». Loin de construire, comme dans le cas français, un paysage anthropique et traditionnel, Parcs Canada s’efforce pour sa part de transmettre un paysage sur lequel, « pendant des millions d’années, les forces de la nature et non les activités de l’homme, 201 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 43. J.I. Nicol (Directeur des parcs nationaux et historiques), op. cit., p. 20. 203 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 8 ; Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 25. 204 Michel de Certeau et Luce Giard, « Les revenants de la ville », in Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1994, tome II Habiter, cuisiner, p. 192. 205 Georges Duby, « Histoire sociale et idéologie des sociétés », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, coll. « Bibliothèque des Histoires », p. 149. 202 194 ont agi206 ». Faire d’une nature an-anthropique le symbole de la permanence nationale nécessite alors de réinventer l’histoire humaine que le paysage pourrait donner à voir. Avant de retracer ce processus, il importe d’insister sur les caractéristiques de l’offre de nature gaspésienne. Une fois Forillon légalement délimité, sa planification répond aux « critères suivants : fragilité du milieu, facilité d’accès, décor naturel et qualité panoramique, possibilités d’interprétation et activités récréatives207 ». Depuis, le parc est toujours décrit comme un paradis naturel. En 1976, la presse québécoise relaie l’information selon laquelle on ne trouve « aucune trace de l’homme dans le décor, il n’y a que le roc inaccessible et la mer à l’infini […], paysage pur et impressionnant208 ». Quelques années plus tard, c’est au tour de la presse locale de reprendre le discours véhiculé par Parcs Canada : « Forillon, c’est beaucoup plus qu’un parc. C’est la nature à son état vierge, la mer, les forêts, les montagnes, l’air pur209 ». Le discours demeure identique au cours des années quatre-vingt-dix, les gestionnaires du parc se vantant d’offrir des « points d’observation d’une grande beauté » et des « paysages grandioses de mer et de falaises210 ». Ces derniers poursuivent deux objectifs. Les paysages du parc sont tout d’abord préservés pour être mieux contemplés. Se targuant d’offrir aux « citadins […] une nature intacte… des paysages de carte postale211 », l’administration prévoit dès ses débuts une utilisation du parc national « entièrement orientée vers […] l’interprétation de la nature et la contemplation du paysage212 ». Dans cette perspective, elle fait du panorama le vecteur principal de l’appréciation publique de l’espace-parc. À la fin des années soixante-dix, après avoir aménagé les pôles récréatifs du havre de Petit-Gaspé, de Cap-Bon-Ami, de Grande-Grave et de Penouille, les gestionnaires du parc réhabilitent les chemins pédestres et les abords de la route 132 afin de proposer un « corridor panoramique213 » permettant au visiteur de rejoindre chacun 206 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 24. Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 2. 208 Jules Bélanger, « Qui a vu la Gaspésie ? », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 14 août 1976, np. 209 Bernard Bélanger, « Le Parc Forillon, le paradis du plein air », Le Pharillon, ibid., 27 juillet 1982, np. 210 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Guide des activités récréatives et d’interprétation », 1996, p. 3. 211 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 1. 212 « Parc national de Forillon, concept du parc », 1971, np. 213 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 9. 207 195 de ces pôles tout en observant la zone marine et ses « paysages d’une beauté exceptionnelle214 ». Au cours des années quatre-vingt, au nord de la presqu’île cette foisci, ils décident d’entretenir les anciennes terres agricoles qui, bien qu’originellement déboisées à des fins d’exploitation, ont « dégagé des vues panoramiques et fait découvrir des paysages parfois spectaculaires215 ». Puis, tout en façonnant ces espaces autrefois humanisés et aujourd’hui réinvestis par les oiseaux de proie et les ongulés216, ils construisent dans la partie orientale du parc plusieurs belvédères qui soumettent « à l’observateur un panorama d’un intérêt exceptionnel217 ». L’entretien permanent d’un territoire aux allures non-aménagées leur permet ainsi, au milieu des années quatrevingt-dix, de présenter à leurs visiteurs « un paysage saisissant composé de falaises vives, de caps, d’anses, de plages et de montagnes boisées, qui s’ouvre sur la mer218 ». Au-delà de ces « plaidoyers219 » par lesquels une administration peut agencer la place sociale de la nature, les paysages à contempler existent également pour être mieux pratiqués. Contrairement à la chasse, Parcs Canada autorise la pêche sportive220. En mer, la pêche se pratique essentiellement sur les havres de Cap-des-Rosiers, de Grande-Grave et de l’Anse-aux-Sauvages où se rendent chaque jour, dès l’été 1972, une centaine de pêcheurs221. En eau douce, l’administration tolère la pêche à la truite dans les trois lacs de Penouille et dans celui du Renard, accessibles uniquement à pied et moyennant l’obtention d’un permis auprès des deux centres d’accueil du parc national222. Une centaine de pêcheurs journaliers sont dénombrés au cours de l’été 1979223. Si l’on ne dispose pas d’estimations pour les périodes postérieures, disons ici que l’impératif de 214 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan de mise en valeur de la zone marine », 1980, p. 13. Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Plan de gestion des terres agricoles en friche. Parc national Forillon (document de travail) », 1983, p. 46. 216 Ibid., p. 46. 217 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 38. 218 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 35. 219 Raphaël Larrère, André Brun et Bernard Kalaora, « Les reboisements en montagne depuis l’Empire », Actes du symposium international d’histoire forestière. Nancy, 24-28 septembre 1979, Nancy, École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, 1982, tome 1, p. 272. 220 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 16. 221 Parc national Forillon, « Recensement de pêche – Été 1972 », Gaspé, 1972, np. 222 Antoine Leclerc, « Parc National Forillon, pêche sportive en eaux douces », in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (1973-1983) », 23 mai 1979, np. 223 Parc national Forillon, « Plan de gestion de la faune ichtyologique en milieu d’eau douce », 1979, p. 2. 215 196 pérennité des populations de poissons conduit les gestionnaires du parc à interdire la pêche dans l’un des lacs de Penouille en 1985224. Celle-ci demeure depuis praticable dans les trois autres lacs du parc et sur les quais de la côte orientale225. Ajoutons que la direction du parc organise des excursions en haute mer à partir de 1976226, quelques plaisanciers et entreprises de croisières offrant à Grande-Grave et au Cap-des-Rosiers l’occasion de pêcher en pleine mer tout en observant la faune marine227. En 1987, plus de sept mille personnes participent à ces activités228. Toujours en mer et depuis la même époque, les visiteurs ont aussi la possibilité de s’adonner à la plongée sous-marine229. Sur terre, excepté les randonnées pédestres déjà évoquées, ils peuvent pratiquer l’espace du parc en se livrant à diverses activités. Durant l’hiver, il leur est possible de traverser en raquette ou en ski de fond les sentiers des Lacs et du Castor, sur lesquels ils trouvent des relais munis d’un poêle à bois et d’ustensiles de cuisine230. Les gestionnaires du parc aménagent à cet effet un troisième sentier en 1978, tandis qu’ils autorisent la circulation en motoneige sur les corridors frontaliers de la vallée de l’Anse-au-Griffon231. Durant l’été, Parcs Canada fait de la plage de Penouille un lieu de baignade publique où un sauveteur nettoie régulièrement le rivage de ses algues et, depuis 1985232, elle tolère les randonnées à cheval et à vélo sur les pistes du Portage et des Vallées233. Cette contemplation et cette pratique des paysages du parc national doivent enfin susciter un sentiment d’expérience de la nature. L’administration précise son objectif en 1971. À l’exception de la route dédiée à la circulation et au panorama, l’accès au territoire doit se faire par le biais des sentiers, meilleur moyen « de procurer à chacun 224 Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, Parc national Forillon, « Plan de gestion de la faune ichtyologique en milieu d’eau douce », 1985, p. 1. 225 Environnement Canada, Service des parcs, « Mise à jour des données de base et orientation de la gestion des écosystèmes aquatiques du parc national Forillon », Cap-de-la-Madeleine, 1990, p. 103. 226 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, dépliant « Parc national Forillon. Québec », 1976, np. 227 Parcs Canada, Parc national Forillon, « Plan de mise en valeur de la zone marine », 1980, p. 15. 228 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 12. 229 « Plongée sous-marine dans le Parc National Forillon », Le Pharillon Voyageur, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Activité plein air (1973-1983) », 7 juillet 1976, np. 230 « Dans le Parc Forillon, les sports d’hiver », Le Pharillon Voyageur, ibid., 18 décembre 1974, np. 231 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 12. 232 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Rapport final de la surveillance de plage à Penouille. Parc Forillon », 1985, p. 22. 233 Environnement Canada. Parcs, « Forillon », 1987, p. 25. 197 une expérience individuelle plus intense234 ». Dix ans plus tard, les responsables du parc s’évertuent également à faire de la pêche un moyen de pratiquer la nature, mais aussi « de la “sentir”235 ». Parcs Canada répète depuis le même discours. En 1995, l’agence cherche à garantir « la qualité de l’expérience authentique236 » et en 2010, elle souhaite offrir une interaction avec la nature qui « éveille les sens, suscite des émotions237 ». Selon Stéphane Héritier, cette dimension sensible du territoire expérimenté constitue l’une des spécificités de la préservation de la nature nord-américaine. D’après le géographe, le « contexte culturel » y valorisant la nature sauvage bien plus que la nature anthropique, les institutions responsables s’efforcent d’encadrer concrètement et symboliquement des pratiques qui participent, parce qu’elles font appel à la beauté de la nature, à un « ré-enchantement du monde238 ». Nombre d’historiens situent au début du XX e siècle l’émergence de cette wilderness romantique popularisée, aux États-Unis d’abord, par des écrivains et des personnages publics tels que Ralph Emerson, Henry David Thoreau, John Muir ou Theodore Roosevelt239. Seule une connaissance des sources gouvernementales canadiennes de l’époque et une maîtrise de la littérature relative à l’« histoire sociale des sens240 » pourraient nous permettre d’affirmer que l’administration nationale favorise, à Forillon, un ré-enchantement individuel et collectif du monde. Au-delà de cette « quête du primordial241 » à trouver dans la nature, disons qu’en tous les cas, à Forillon, le paysage transmis par Parcs Canada en est un où la nature doit d’elle-même susciter le sentiment. Tandis que l’État français se sert de la tradition rurale pour évoquer l’invariance nationale, l’État canadien mobilise l’imaginaire d’une nature intacte et sublime. Afin de 234 « Parc national de Forillon, concept du parc », 1971, np. Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 236 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 35. 237 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 2. 238 Stéphane Héritier, « La nature et les pratiques de la nature dans les montagnes canadiennes : le cas des parcs nationaux de l’Ouest (Alberta & Colombie britannique) », Annales de Géographie n°649, 2005, p. 283. 239 Voir notamment : William Cronon, « The Trouble with Wilderness: Or, Getting Back to the Wrong Nature», Environmental History vol.1 n°1, 1996, p. 10-13. 240 Mark M. Smith, « Making Sense of Social History », Journal of Social History vol.37 n°1, 2003, p. 167. La traduction est de notre fait. 241 Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage 1750-1840, Paris, Flammarion, 1990, coll. « Champs », p. 63. 235 198 suggérer la permanence de la nature et de la nation qui la préserve, il met en place deux procédés. À l’échelle nationale, il inscrit l’ensemble du territoire canadien dans une nature atemporelle et, sur place, il fait croire à un temps humain éphémère et révolu. À l’échelle locale, la direction du parc réserve un traitement bien spécifique à l’histoire de la presqu’île de Forillon et, plus largement, de la péninsule gaspésienne. Si l’on devait brièvement résumer l’histoire de la région, on dirait qu’elle fut « le royaume des pêcheurs saisonniers » jusqu’au XVIII e siècle, un territoire relativement intégré à l’industrie internationale de la pêche jusqu’au milieu du XIX e , et un espace agro- forestier-maritime dont l’essor économique de la fin du siècle n’a d’égal que le déclin qui le caractérise au sortir de la Première Guerre mondiale242. Puis, des années vingt aux années soixante, la péninsule est le lieu d’un investissement étatique grandissant. Le volume d’aides accordées aux pêcheries et à l’agriculture augmente jusqu’à ce que les recherches en développement touristique aboutissent, au début des années soixante, à la mise en place d’un vaste programme de modernisation économique et sociale243. Il est alors significatif que les représentants de Parcs Canada fassent si peu de cas de cette trame historique. Accordant une place aux Micmac, au régime français, à la Conquête et à l’exploitation croissante d’un territoire devenu britannique, ils associent uniquement le temps contemporain de la presqu’île au « paysage culturel qui l’a si longtemps caractérisée244 » et à l’« industrie de la pêche […] qui se poursuivit jusqu’en 1900245 ». Ainsi, la région aurait brusquement cessé d’exister au début du vingtième siècle. Écartant dans le discours l’histoire récente du territoire et détruisant dans l’espace les habitations témoins de cette dernière, les gestionnaires du parc procèdent ensuite à l’aménagement de la pointe septentrionale de Forillon où, à leurs yeux, « on sent ici plus que n’importe où ailleurs que l’influence moderne n’a pas réussi à enlever le charme de la vie traditionnelle246 ». Ils entendent montrer « aux visiteurs comment vivaient et 242 Jules Bélanger, Marc Desjardins et Jean-Yves Frenette, avec la collaboration de Pierre Dansereau, Histoire de la Gaspésie, Montréal, Boréal Express - Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, p. 99, 139, 441 et 526. 243 Maryse Grandbois, « Le développement des disparités régionales en Gaspésie 1760-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.36 n°4, 1983, p. 500-506. 244 Paul T. Beauchemin, « Forillon », 1971, avant-propos np. 245 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 4. 246 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 15. 199 travaillaient les Gaspésiens au tournant et au cours du siècle dernier ». Pour cela, ils décident de conserver le quai de Grande-Grave et quelques bâtiments résidentiels247. Réalisée tout au long des années soixante-dix248, cette entreprise est caractéristique d’une élaboration institutionnelle du paysage qui consiste « à sélectionner et représenter méthodiquement le monde afin de lui donner un sens particulier249 ». Considérant que les « changements socio-économiques » de la période postérieure à 1920 présentent « peu de potentiel pour l’interprétation historique », les gestionnaires du parc se concentrent à partir de 1974 sur le « profil de Grande-Grave au 19ème siècle », représentatif de la « grande faculté d’adaptation […] de l’homme de Forillon » et de son « aptitude à relever le défi posé par la nature250 ». De fait, ils perpétuent le mythe national selon lequel l’histoire humaine du territoire canadien s’inscrit dans l’adaptation à l’indomptable Bouclier canadien251. Les premières randonnées guidées et expositions sont rapidement organisées. Après avoir enlevé les enseignes publicitaires sur l’ancien magasin Hyman, fabriqué un treillis de branchage de sapin sur les terrains alentours et solidifié le plancher de la remise de pêche dans l’unité familiale adjacente au magasin, l’administration offre au public un « sentier pittoresque » qui longe le littoral dans « une ambiance naturelle authentique », dédiée à « la vie d’autrefois252 ». En 1979, une exposition permanente accompagne ces installations. L’exposition présente au sein d’« îlots » à découvrir sur moins de trois kilomètres les espaces et les temps de GrandeGrave : l’importance des compagnies de pêche au magasin Hyman, la mise en valeur de l’espace au havre de pêche et la vie communautaire à l’Anse-Blanchette, le tout dans une constante « harmonie » avec la terre et la mer253. Le fait que Parcs Canada considère le site de Grande-Grave comme porteur de « l’identité du parc254 » est hautement 247 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 5. Cf. supra, « 3.2.2. Une sélection des éléments à préserver », p. 126-131. 249 Don Mitchell, op. cit., p. 100. La traduction est de notre fait. 250 Diane Turcotte, « Analyse et synthèse des éléments pertinents pour l’interprétation, secteur de GrandeGrave », 1974, p. 15. 251 Richard Judd, « Approches en histoire environnementale. Le cas de la Nouvelle-Angleterre et du Québec », Globe. Revue internationale d'études québécoises vol.9 n°1, 2006, p. 73. Le Bouclier canadien est aussi appelé « précambrien » ou « laurentien ». 252 Diane Turcotte, « Rapport de synthèse. Projet d’interprétation historique (provisoire) à Grande-Grave. Parc national Forillon, été 1976 », 1976, p. 4-7. 253 Linda Champoux-Arès et Francine Lelièvre, « Grande-Grave, programme d’exposition », 1979, p. 2-5. 254 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, « Résumé des rapports relatifs aux ressources du Parc national Forillon », 1977, np. 248 200 symbolique. Par définition, le paysage « visage du pays » représente toujours une part de ce que nous sommes. « Le préserver signifie dès lors préserver notre propre identité255 ». Portion de territoire national signe du temps harmonieux de la nature et du temps plus court de l’homme, Forillon énonce une identité d’abord naturelle et temporairement humaine. Depuis, cet investissement discursif du territoire continue d’ancrer l’occupation récente du territoire dans le passé. Au début des années quatre-vingt, les « composantes naturelles et culturelles » de Grande-Grave en font un « témoin d’un passé très riche », un site « récréatif » dont le potentiel réside sur la beauté des paysans marins et anciennement sylvo-pastoraux256. De la même façon, « l’ameublement d’époque » des deux anciennes habitations de l’Anse-Blanchette présente au public « le milieu naturel dans lequel ont vécu la plupart des Gaspésiens257 », tandis que les charrettes et traineaux de chasse disposés tout au long du sentier « Une tournée dans les parages » doivent « servir de fond de scène au paysage258 ». À partir de 1990, l’administration véhicule de plus en plus explicitement la représentation d’un territoire autrefois historique, tantôt illustration matérielle de « la façon de vivre de nos ancêtres259 », tantôt moyen efficace d’« admirer la beauté et [de] comprendre la signification historique » du parc260, et parfois reliquat « de la mémoire de l’aventure gaspésienne261 ». Aussi, à Grande-Grave comme à Forillon, l’homme n’est plus. « Le mode de vie traditionnel du pêcheur262 » y est mis en avant uniquement pour être mieux dépassé. À la différence du processus analysé en Cévennes, il n’est pas réellement question de tradition rurale, au sens de la permanence d’un modèle ancestral263. La tradition est bien le registre sur lequel le public doit interpréter le paysage gaspésien 255 Marie-Andrée Ricard, « Le paysage, entre mythe et visage du pays », in Mario Bédard (dir.), op. cit., p. 24. 256 Parcs Canada, « Secteur d’aménagement de Grande-Grève. Parc national Forillon », 1981, p. 6-17. 257 Parcs Canada, Région du Québec, Richard Gauthier (Chef conservateur), « Parc historique National Forillon, Anse-Blanchette. Concept-plan d’ameublement et d’équipement historique », 1984, p. 17-19. 258 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 36. 259 Bernard Bélanger, « Animation au parc national Forillon : folklore et traditions populaires au programme », Relais des Arts vol.3 n°3 (7), 1990, p. 11. 260 Patrimoine canadien, Parcs Canada, Conservation / Restauration, Jacques Dufresne et Nicole Royer, « Plan d’entretien. Lieu historique de Grande-Grave. Parc national Forillon », Québec, 1997, np. 261 Parcs Canada, Mise en valeur des aires patrimoniales, « Concept de mise en valeur. Maison DolbelRoberts, Parc national du Canada Forillon », 2004, p. 7. 262 Environnement Canada, Service des Parcs, « Projet de réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1990, p. 81. 263 Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain n°9, 1987, p. 15. 201 mais seule la nature demeure traditionnelle dans ce territoire où l’homme s’est contenté de vivre, un temps, en harmonie avec la nature qui le précédait et qui lui a survécu. Le travail réalisé s’inscrit dans une entreprise idéologique nationale. En France comme au Canada, le pouvoir cherche à « faire le groupe en lui imposant […] une vision unique de son identité et une vision identique de son unité264 ». Cependant, au Canada, l’administration en charge des parcs nationaux entend influencer la façon dont les Canadiens perçoivent leur pays265 en faisant de la nature intacte et vide « un trait aussi ancré que l’attachement d’un Européen à l’endroit de son hameau ou de sa vallée266 ». Il faut alors faire table rase du cas gaspésien. Comme dans le reste de l’Est canadien, Parcs Canada doit adapter ses pratiques à la réalité anthropique du territoire à mettre en parc267. Pour autant, la finalité demeure l’établissement de parcs représentatifs de la naturalité du territoire national. Celle-ci est théorisée en 1972 au sein du « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux ». Inspiré du « National Park System Plan » tout juste édité aux États-Unis, le manuel divise le Canada en trente-neuf régions naturelles dont il définit les thèmes qui en « expriment l’essence même », et ce en excluant « toute la valeur pittoresque […] produit de la pensée humaine268 ». Forillon se situe dans la trentième région naturelle du pays des monts Notre-Dame et Mégantic, représentative des écosystèmes nationaux par sa forêt boréale et de la géologie canadienne par ses forêts primitives du Dévonien269. Dès 1976, c’est sur ce registre que l’administration présente l’espace-parc aux visiteurs. Ceux-ci se voient offrir à leur entrée dans le parc un prospectus les informant de l’existence de « 39 régions écologiques » canadiennes au cœur desquelles l’État fédéral aménage des parcs nationaux en tant qu’« exemples typiques de ce patrimoine naturel270 ». En 1999, le 264 Pierre Bourdieu, « L’identité et la représentation », Actes de la recherche en sciences sociales vol.35, 1980, p. 66. 265 Claire Elizabeth Campbell, « Governing a Kingdom: Parks Canada », in Id. (dir.), A Century of Parks Canada, 1911-2011, Calgary, University of Calgary Press, 2011, Canadian History and Environment Series, p. 2. 266 Caroline Andrew (dir.), Dislocation et permanence. L'invention du Canada au quotidien, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1999, p. 47. 267 Alan MacEachern, op. cit., p. 6. 268 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 48. 269 Ibid., p. 95. Le Dévonien désigne le système géologique né il y a, environ, 420 millions d’années. 270 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, dépliant « Parc national Forillon. Québec », 1976, np. 202 public est toujours invité à découvrir un milieu « autosuffisant », caractérisé tout à la fois par le « très haut niveau d’intégrité écologique » de l’une des trente-neuf « régions naturelles du pays » et par les « ressources naturelles et culturelles de ce petit coin de pays271 ». Pour reprendre l’analyse formulée par Eric Kaufmann, on est en présence d’un processus de naturalisation de la nation. Contrairement à la nationalisation de la nature, procédé par lequel une nation s’associe historiquement avec un territoire particulier qu’elle aménage, la nation canadienne pallie l’insécurité que génère son manque de passé en se percevant comme née de son territoire naturel272. Là où l’État français a recours à la tradition agraire, l’État canadien s’efforce donc d’historiciser la nature afin de faire de son paysage l’énonciateur public, et naturel, de la permanence nationale. 4.2.3. L’investissement idéel de l’espace local pour l’identité naturelle de la nation Le mode d’appréciation du paysage que Parcs Canada élabore à Forillon depuis les années soixante-dix repose sur deux processus complémentaires. La promotion de l’expérience publique d’une nature intacte et sauvage permet à l’administration de transmettre le paysage gaspésien à la collectivité nationale, tandis que la conversion d’une histoire locale en artefact d’un temps révolu lui permet d’inscrire le temps de la Gaspésie dans celui plus long d’un Canada naturel. À terme, cette construction publique paysagère doit favoriser l’articulation du territoire local au territoire national. Lors d’un travail de terrain mené au printemps 2012, nous avons consacré une journée à la découverte de l’espace-parc sans chercher à recueillir les prospectus qui auraient pu nous guider. Depuis la ville de Gaspé, accessible en avion, en train, en bus ou en voiture, une vingtaine de kilomètres suffisent pour pénétrer dans le parc, par la route 132. En une journée, il est possible de parcourir l’intégralité de la plage de Penouille, de poursuivre sa route jusqu’au sentier du mont Saint-Alban et, après une ascension suivie d’une pause déjeuner au havre de Grande-Grave, de randonner sur le sentier longeant, toujours au sud de la presqu’île, la pointe de Forillon273. À l’issue de ce parcours, le parc national apparaît au public comme un territoire intrinsèquement identi271 Parcs Canada, Cahier spécial « Parc national Forillon », juillet 1985, p. 1. Eric Kaufmann, op. cit., p. 690. 273 Voir la planche photographique ci-dessous. 272 203 Planche photographique n°4. Forillon, une beauté sauvage, authentique et naturelle Cliché de l’auteur, vue du mont Saint-Alban, avril 2011. Cliché de l’auteur, Anse-Saint-Georges, avril 2011. Cliché de l’auteur, Penouille, avril 2012. Cliché de l’auteur, Anse-Blanchette, avril 2012. Cliché de la famille Kavanagh, Cap-des-Rosiers, période pré-1970. Cliché de l’auteur, Cap-des-Rosiers, mai 2012. http://www.pages.infinit.net/kagh/origine.htm (consulté le 8 janvier 2013). 204 -taire. À partir des belvédères aménagés sur les hauteurs du mont Saint-Alban ou sur le plateau de l’Anse-Saint-Georges, le visiteur est d’abord amené à poser son regard sur l’espace. Envisagé comme sublime, mélancolique ou morne, voire repoussant, le paysage suscite inévitablement l’émotion esthétique. Il fait du parc national un espace à part, c'est-à-dire à part entière et unique. Les deux promenades effectuées le long de Penouille et de la pointe de Forillon évoquent quant à elles la profondeur historique du territoire. Grâce à un panneau informatif situé entre le parking et le début de la plage, le public apprend que c’est probablement ici, à Penouille, que Jacques Cartier a accosté en 1534 et établi le contact entre l’Europe et les Amérindiens micmac. Puis, quelques kilomètres plus loin, au départ d’un sentier débutant à Grande-Grave, un autre panneau indique au visiteur que les maisons vers lesquelles il se dirige sont celles de l’AnseBlanchette où, entre la fin du e XVIII siècle et le début du XX e siècle, quelques familles vécurent d’une pêche traditionnelle et d’une activité agro-forestière d’autosubsistance. Objets de mémoire pour certains d’entre eux, d’autres lieux sont enfin sublimés par leur allure foncièrement naturelle. Comme le révèlent les deux photographies du village devenu la plaine de Cap-des-Rosiers, l’administration ne se contente pas d’enraciner l’espace du parc dans un temps long de quelques siècles. Suite à l’élimination de la présence humaine, le paysage semble naturel, c'est-à-dire tout simplement là, sans qu’il y ait quoi que ce soit à changer et sans que quoi que ce soit ait l’air d’y avoir changé depuis un temps indéfinissable. Plus qu’ancré dans l’histoire, le territoire apparaît hors de l’histoire. Ces trois sensations, le beau, l’histoire et la transcendance du temps historique, sont le signe d’un investissement identitaire de l’espace reposant sur la singularité du lieu et nécessitant que l’homme puisse y porter un regard nostalgique274. En cela, Parcs Canada fait de son parc un territoire identitaire. La nostalgie que celui-ci peut susciter est néanmoins bien spécifique. En Cévennes, dès les années soixante-dix, l’espace-parc symbolise la mémoire humaine et la tradition rurale. À Forillon, le territoire fait appel à une autre mémoire. Antérieure à « l’avènement de la société agricole puis de la société industrielle », évènements à partir desquels « l’environnement s’est dégradé à un rythme accéléré », elle est celle d’un passé insaisissable durant lequel, « pendant des millions 274 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins…, op. cit., p. 140. 205 d’années, les forces de la nature et non les activités de l’homme, ont agi275 ». Au lieu d’une relation historique entre le public et un lieu de mémoire encore animé, Parcs Canada s’efforce de « définir une relation naturelle entre les parcs et les Canadiens276 ». Par la mise en relation d’un espace-parc identitaire et d’un discours national, les autorités fédérales articulent le territoire local au territoire de la nation. En effet, celui qui prend soin de préparer sa découverte de Forillon par la collecte de quelques prospectus sera inévitablement marqué par la dimension nationale du parc gaspésien. Distribués au sein des centres d’accueil du parc à l’Anse-au-Griffon et à Penouille et, pendant l’hiver, au bureau du parc situé à la sortie nord de Gaspé, ces prospectus sont on ne peut plus explicites. Le visiteur apprend que les parcs naturels comme Forillon offrent des « expériences tout à fait envoûtantes, vécues, d’un bout à l’autre du pays, par des Canadiens277 ». Un autre dépliant lui indique que « d’un océan à l’autre, Parcs Canada […] présente des endroits extraordinaires », préservés partout ailleurs au Canada en tant qu’agrégats encore intacts des trente-neuf régions naturelles qui composent le pays278. En langue anglaise uniquement, un dernier dépliant révèle enfin que la création du premier service de parcs nationaux au monde eut lieu il y a cent ans, au Canada. Depuis, « tout simplement grandioses, ces joyaux naturels et culturels appartiennent à tous les Canadiens279 ». Défini comme « un archétype de l’espace national, un symbole de l’identité profonde du groupe280 », le paysage publicisé à Forillon se veut résolument pancanadien. D’ailleurs, au-delà des mots, l’espace-parc peut de lui-même inscrire le public dans le temps naturel du territoire national canadien. Par définition, nous disent les géographes, « personne n’échappe à cette nécessité de se situer et d’être situé en société ». L’homme a besoin de quotidienneté, c'est-à-dire d’un référentiel qui va de soi, et en cela d’un territoire qui lui garantisse que le monde dans lequel il évolue était là, est là et sera là281. Parce que le territoire du parc national est public, il constitue un moyen 275 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 24. Alisa Catharine Apostle, op. cit., p. 33. La traduction est de notre fait. 277 Parcs Canada, dépliant « Encounters in the wild / Rencontres avec la nature », 2008, np. 278 Id., dépliant « Vivez des expériences inoubliables… », 2011, np. 279 Id., dépliant « Come celebrate with Parks Canada! », 2011, np. La traduction est de notre fait. 280 Lynda Villeneuve, Paysage, mythe et territorialité : Charlevoix au XIXe siècle. Pour une nouvelle approche du paysage, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1999, coll. « Géographie historique », p. 24. 281 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec vol.26 n°68, 1982, p. 186. 276 206 de parfaire cette inscription sociale tant recherchée. Pour reprendre une nouvelle fois Hannah Arendt, dans la mesure où « la présence des autres voyant ce que nous voyons […] nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes », l’existence d’un domaine public s’avère fondamentale. Il est ce « monde commun [qui] transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons282 ». De fait, parce que le territoire public du parc est national, il fait exister l’expérience collective à l’échelle du pays tout en articulant les passés, les présents et les futurs des membres de la nation. À la manière des paysages européens de la fin du XIX e siècle, le parc national peut devenir un lieu discursif favorisant chez les individus cette « sorte de connivence mémorielle » par laquelle leur inscription dans le paysage local s’étend, naturellement, au territoire national qu’il symbolise283. L’objectif poursuivi à Forillon est bien l’attachement sentimental au territoire local de la nation. Dès 1981, l’administration souhaite que l’expérience d’une nature « authentique » autorise les visiteurs à « devenir amoureux des paysages » représentatifs du « patrimoine national284 ». De façon encore plus explicite, elle estime en 1995 que l’interprétation du milieu doit « susciter un sentiment de fierté nationale285 ». En 2010, il est question d’« assurer l’intégrité écologique et commémorative » de ce milieu et de faire en sorte que sa découverte « stimule l’esprit [du visiteur] et crée chez lui un sentiment d’attachement286 ». Là où les autorités françaises ont choisi l’homme traditionnel pour faire comprendre « ce qui a fait l’âme et la force de ce pays287 », les dirigeants canadiens ont choisi la nature intacte comme allégorie de « l’âme collective canadienne288 ». L’État fédéral mobilise donc lui aussi la topophilie pour susciter un sentiment collectif d’appartenance au territoire national. Toutefois, si la France fait des Cévennes un lieu de mémoire naturellement historique, le Canada façonne Forillon en tant que lieu de nature intrinsèquement atemporel. 282 Hannah Arendt, op. cit., p. 90 et 95. François Walter, « Les échelles d’un imaginaire paysager européen dans l’histoire », in Mario Bédard (dir.), op. cit., p. 60. 284 Michel Barry, « Centre d’interprétation, secteur “Le Havre”, Parc national Forillon », 1981, p. 24. 285 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 38. 286 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 1-2. 287 Parc national des Cévennes, Cévennes n°57-58 « Contes, chansons & récits », Florac, 1999, p. 1. 288 Alain Latourelle (Directeur de Parcs Canada), « Parcs Canada : Miser sur nos forces pour atteindre de nouveaux sommets », The George Wright Forum vol.27 n°2, 2010, p. 245. 283 207 4.3. Le Simien Mountains, symbole national d’un patrimoine mondial L’administration éthiopienne produit et conserve un corpus imprimé et archivistique similaire à celui des administrations française et canadienne. Regroupant une identique série de lois, de programmes et de rapports, de correspondances, de récits et de travaux scientifiques, ce corpus permet de retracer dans la durée le façonnement institutionnel et matériel de la nature. La documentation touristique distingue en revanche nettement le parc national éthiopien de ses homologues européen et nord-américain. Depuis les années soixante, le discours étatique dont il est l’objet paraît, d’une part, publiquement insignifiant. D’autre part, si le parc du Simien Mountains peut tout de même faire figure de « dispositif matériel suffisamment puissant en lui-même pour se passer des mots289 », son paysage ne semble pas s’adresser directement à la communauté nationale. 4.3.1. Une publicisation du paysage en manque de public À propos du parc national du Sem n, l’administration éthiopienne n’a édité depuis 1966 que six brochures ou dépliants à caractère informatif. Le premier carnet que publie l’Ethiopian Tourist Organization indique au lecteur que l’Éthiopie possède une « faune unique », des paysages « scéniquement spectaculaires » et deux parcs nationaux qui font du pays « le paradis du photographe290 ». Entre 1969 et 1974, un second livret consacre quelques pages au Sem n. Le parc est présenté en ces termes : In addition to spectacular scenery, the region contains some of the rarest animals in the world. The walia ibex has its citadel among the peaks of the Simyen […]. No description of the Simyen would be complete without a mention of its people. […] despite the hardships they face, they retain their pride and independence. They are suspicious of strangers, especially those who dispense largesse and condescension. Yet they will respond to overtures of genuine friendliness and respect, and when they extend hospitality there is no length to which they will not go to please a guest291. Avec une description des walya ibex et babouins gelada précédant pendant trois pages cette brève esquisse des populations locales, le parc national est vanté comme un milieu 289 Christine Chivallon, op. cit., p. 401. Ethiopian Tourist (sic) Organization, Big Game in Ethiopia, Addis-Abeba, 1966, p. 1-13. La traduction est de notre fait. 291 Ethiopian Tourism Commission, Simien National Park Information, Addis-Abeba, np. Mentionnant l’existence du parc et l’administration encore impériale, ce document est produit entre 1969 et 1974. 290 208 naturel fait de paysages spectaculaires, d’une faune particulièrement riche et d’occupants capables, « à l’instar d’une faune locale292 », de dépasser la méfiance du premier contact pour devenir amicaux et dévoués. Sommés depuis de quitter les lieux, les résidents ne seront plus particulièrement mis en avant. Le prospectus qu’édite l’EWCO en 1971 fait uniquement cas du Ras Dashen, du walya et du paysage sensationnel293, tandis qu’en 1982, le livret que produit l’Ethiopian Tourism Commission s’attache exclusivement à décrire la « scenic splendour » dans laquelle vivent les walya ibex, « here and nowhere else in the world294 ». Les deux brochures publiées par les autorités régionales amhara en 2003 et 2006 mêlent enfin la « splendeur du paysage295 » et « la riche biodiversité296 » du parc à son inscription, en 1978, sur la « Liste du Patrimoine mondial ». Cette documentation touristique ne faisant l’objet d’aucune distribution ou presque, le discours élaboré par l’administration responsable peut difficilement conditionner une lecture collective du paysage national. Jusqu’en 1980, seules trois aires de campement sont mises à la disposition du voyageur, à Sankaber, Gich et Chenek. Aucun document à caractère informatif n’y est délivré297. Les rebelles venus du nord rendant la zone inaccessible jusqu’en 1993, la situation n’évolue guère par la suite. Depuis, à Debark, le visiteur débute sa découverte du territoire par un passage aux bureaux du parc national où il lui faut s’acquitter des frais d’entrée obligatoires. Les dépliants et livrets précédemment évoqués n’y sont pas distribués − nous avons dû nous rendre à la bibliothèque de l’EWCO à Addis-Abeba et aux bureaux de la Parks Protection and Development Authority à Bahir Dar pour les collecter. Une carte topographique réalisée par l’Institut suisse de Géographie et l’Université de Berne est vendue à Debark. Elle permet de localiser les camps où bivouaquer, de repérer les sentiers à emprunter et d’apprendre que le parc du Sem n offre « l’un des paysages les plus spectaculaires des hautes terres d’Éthiopie », une « extraordinaire végétation 292 Geneviève Brisson, op. cit., p. 170. Wildlife Conservation Organization, dépliant « Ethiopia Wildlife and Game », Addis-Abeba, 1971, np. 294 Ethiopian Tourism Commission, Endemic Mammals of Ethiopia, Addis-Abeba, 1982, p. 15. 295 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Orientation paper: Welcome to the Simien Mountains National Park. A World Heritage site », in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 2003, np. La traduction est de notre fait. 296 Amhara National Regional State, Bureau of Culture & Tourism, Guide to Top Tourist Destinations of Amhara National Regional State, Bahir Dar, 2006, p. 60. La traduction est de notre fait. 297 Ethiopian Tourism Commission, Simien National Park Information, Addis-Abeba, entre 1969 et 1974, np. 293 209 montagnarde » et « deux des espèces les plus en danger au monde : le walya ibex et le simien fox298 ». En 2003, une seconde édition est publiée. Plus long, le texte décrit en ces termes le parc national : The Simen Mountains National Park in Northern Ethiopia is an exotic setting with unique wildlife and breath-taking views […]. Isolated trees (Erica arborea) and the bizarre giant Lobelia (Lobelia rhynchopetalum)299 are found on the high plateau […]. Despite the severe restrictions of their habitat over the last centuries, several hundred animals have survived up to the present. […] The rareness of these species […] led to the establishment of the Simen Mountains National Park in 1969, and its listing as a World Heritage Site in 1978300. L’association paysagère entre le panorama, la flore, la faune et la reconnaissance internationale du lieu pourrait influencer l’outillage mental du visiteur. Néanmoins, une unique carte topographique disponible à l’achat depuis 1993 ne permet pas d’identifier une littérature paysagère susceptible de faire exister socialement le paysage national. La publicisation du paysage résiderait-elle, alors, dans la seule pratique du parc ? Dans ce cadre, l’influence de l’administration se fait nettement ressentir. Accompagnés d’un garde et éventuellement d’un guide, le premier étant obligatoire301, le second optionnel302 et tous deux devant être rémunérés, les voyageurs sont autorisés à faire le tour du parc en parcourant un unique chemin. Tracé à l’origine par les mules dont se servent les populations pour transporter les récoltes et les denrées à vendre et à acheter en ville, ce sentier fait l’objet d’un entretien régulier à partir de 1972303. Depuis 2003, les gestionnaires du parc s’efforcent également d’aménager les chemins qui permettent au visiteur d’évoluer sur les monts Yared et Silki et de gravir le Ras Dashen304. Par ces 298 Institute of Geography - University of Berne, « Simen Mountains Ethiopia 1:100 000. Trekking Map », Berne (Suisse), 1980, np. La traduction est de notre fait. 299 L’erica arborea désigne un arbuste de cinq à dix mètres de haut, au feuillage assez fin et dont la floraison dessine des clochettes de couleur grisâtre. Endémique aux montagnes d’Afrique de l’Est, le Lobelia géant désigne pour sa part un arbre au tronc solide et fin et aux feuilles dessinant une rosace. 300 Center for Development and Environment - Institute of Geography - University of Berne, « Simen Mountains Ethiopia 1:100 000. World Heritage Site », Berne (Suisse), 2003, np. 301 James Mellon, « The Abyssinian Ibex, or Walia. A Shoot on the Heights and Abysses of Semien », Ethiopia, 1970, np. 302 Wildlife Conservation and Development Authority, Wildlife Conservation and Hunting in Socialist Ethiopia, Addis-Abeba, 1973 (cal. éth.), p. 6. 303 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 26. 304 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. 8-9. 210 sentiers, il peut contempler des « vues spectaculaires », croiser les « Lobelia géants » et observer les « endémiques babouins gelada » voire, pour les plus chanceux, les walya ibex305. De prime abord, un tel conditionnement de la trajectoire touristique suffit à l’administration pour influencer la lecture de l’espace. Seulement, une fréquentation touristique annuelle oscillant entre trois cent cinquante306 et trois mille cinq cents visiteurs307 ne permet pas d’élaborer une expérience collective du paysage national. Soulignons deux états de fait. S’il y a bien une culture nationale du paysage, elle est le fait exclusif des élites politiques. Dès les années soixante-dix, en plus de publications touristiques illustrées, les parcs nationaux sont l’objet d’une politique paysagère nationale. La loi les qualifie d'« objets esthétiques » en 1972308, de lieux d’« attractions scéniques » en 1980309 et, depuis 2007, elle vise à en préserver la « valeur scénique310 ». On retrouve donc en Éthiopie cette « culture paysagère » reposant, selon la théorie d’Augustin Berque, sur le mot, le texte, l’image et l’espace311. L’absence de transmission publique de ces représentations cantonne cependant la culture du paysage national aux seuls dirigeants et responsables politiques concernés. En termes d’investissement idéel de la nature, on peut alors formuler l’hypothèse selon laquelle il n’existe pas, en Éthiopie, de mode d’appréciation individuel du paysage qui puisse s’étendre à l’ensemble de la société. À Forillon et dans les Cévennes, la permanence de la ruralité et l’atemporalité de la nature peuvent devenir des symboles nationaux parce qu’ils sont vus et expérimentés en tant que tels par la collectivité nationale. Quant au paysage du Sem n riche en faune et en panorama, il ne semble guère exister publiquement et, par conséquent, nationalement. 305 Center for Development and Environment - Institute of Geography - University of Berne, « Simen Mountains Ethiopia 1:100 000. World Heritage Site », Berne, 2003. La traduction est de notre fait. 306 World Wildlife Fund, Yearbook 1973-1974, Morges, 1974, p. 131. 307 De Berhanu Mohammed à Amhara National Regional State, « Conservation status report of Simien National Park », in SMNP-Debark, dossier « Conservation reports », 21 décembre 1995 (cal. éth.), np. 308 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 36. La traduction est de notre fait. 309 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 136. La traduction est de notre fait. 310 Federal Democratic Republic of Ethiopia, « Proclamation No. 541/2007. Development Conservation and Utilization of Wildlife Proclamation », Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia 13th Year No. 51, Addis-Abeba, 21 août 2007, p. 3735. La traduction est de notre fait. 311 Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, p. 34. 211 4.3.2. Une inter-nationalisation de la nature en manque d’amour À ce stade de la réflexion, on serait tenté de lire dans ce manque de publicisation de l’espace-parc le signe d’une nation sans « concrétude312 » et d’une nature nationale qui n’existerait pas en dehors du pouvoir qui l’impose et de la population qui la subit. Dans la mesure où c’est bien l’appréciation publique de la nature qui permet aux États français et canadien d’attacher sentimentalement les individus au territoire local et, par extension, au territoire national, l’État éthiopien serait dans l’incapacité d’articuler les échelles locales et nationales de son territoire. La réalité est autrement plus complexe. Si la nature n’est que peu perçue et pratiquée par la collectivité nationale, elle existe tout de même et si le territoire du Simien Mountains ne fait pas exister l’expérience collective nationale, il est tout de même un territoire identitaire à fort potentiel patriotique. Lors de nos différents séjours de recherche effectués entre 2007 et 2012, nous avons eu l’occasion de traverser le parc national du Sem n à plusieurs reprises. Ce paysage des hauts plateaux éthiopiens, nous l’avons pensé, nous l’avons pratiqué et, comme d’autres visiteurs rencontrés sur place, nous l’avons admiré. Par ses panoramas, sa faune et ses résidents, ce paysage fait de l’espace-parc un territoire à la fois naturel, singulier et identitaire. Le sentiment de nature qui se dégage de son observation tient tout d’abord à trois éléments. Grâce à la piste qui s’élève vers le sommet du Ras Dashen ou aux bancs de pierre construits dans le cadre de l’« Integrated Development Project » austro-éthiopien313, les panoramas qui s’offrent régulièrement au regard donnent à voir des étendues peu ou pas aménagées par l’homme et, en cela, « naturelles ». D’autre part, l’omniprésence des babouins gelada et l’arrivée occasionnelle des walya ibex, comme au camp de Chenek, accentuent cette impression de nature, c'est-à-dire d’espace où les composantes non-humaines de l’environnement paraissent tout aussi importantes que ses composantes humaines. D’ailleurs, les formes mêmes de l’occupation humaine viennent renforcer l’apparente naturalité des lieux. Comme l’écrit l’historien Mark Spence à propos du parc états-unien de Yosemite au début du XXe siècle, les gestionnaires du parc national ont beau planifier l’expulsion des populations locales, les touristes ont bien sou312 Christine Chivallon, « Retour sur la “communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », Raisons politiques n°27 vol.3, 2007, p. 158. 313 Guy Debonnet, Lota Melamaria et Bastian Bomhard, « Reactive Monitoring Mission to Simien Mountains National Park Ethiopia, 10-17 May 2006 », Paris, Joint World Heritage Center - IUCN Monitoring Mission, juillet 2006, p. 13. 212 Planche photographique n°5. La splendeur du Sem n offerte à l’étranger Cliché de l’auteur, entre Sankaber et Gich, avril 2009. Cliché de l’auteur, Ras Dashen, avril 2009. Cliché de l’auteur, Chenek, novembre 2012. Cliché de l’auteur, Chenek, mars 2009. Cliché de l’auteur, Gich, mars 2009. Cliché de l’auteur, Gich, mars 2009. 213 -vent tendance à les percevoir comme « complémentaires de la nature sauvage314 ». Le village de Gich consistant en des maisons de bois et de torchis, les cultures agraires révélant une absence totale de mécanisation, les Amhara peuvent aisément être considérés par les visiteurs comme des populations qui vivent exclusivement de la nature et qui, à ce titre, en font pleinement partie. Ses paysages faisant appel à l’esthétique et ses espèces endémiques à la rareté, le parc national est également un lieu unique. Son inscription au « Patrimoine Mondial de l’Humanité », élément que rappelleront les guides à ceux qui n’ont pas acheté la carte du parc, consacre cette exceptionnalité. En effet, reconnu comme tel par la communauté internationale et par l’État éthiopien, le Simien Mountains se montre singulier. Refuge d’une espèce en voie de disparition, « objet […] transmis dans le temps de telle sorte que ses caractéristiques actuelles soient les mêmes que celles qu’il présentait dans ses plus lointaines origines connues315 », l’espace-parc assure à son public la simultanéité des temps passé, présent et futur. Parce qu’il est doté d’un certain esprit voire d’un certain génie, celui d’être l’agrégat menacé mais encore intact d’un patrimoine mondial, le territoire du parc est bel et bien identitaire. Cette identité, il est vrai, demeure spécifique. Tandis que la nature nationale existe généralement à travers un regard extérieur aux communautés locales, en Éthiopie, la nature existe par un regard extérieur à la collectivité nationale. À cet égard, il est significatif que l’ensemble de la documentation touristique soit rédigée dans la seule langue anglaise. Il faut dire que seuls des étrangers viennent découvrir le Simien Mountains. Les deux cents touristes que le parc accueille à la fin des années soixante-dix sont des « internationaux316 », et pas plus de cent vingt-six Éthiopiens sont recensés en 2002 parmi les mille six cent quarante visiteurs venus randonner dans le Sem n317. Si le territoire du parc national fait office de territoire identitaire depuis 1970, c’est donc uniquement par le biais de sa connaissance, de sa pratique et de sa reconnaissance, en 314 Mark Spence, « Dispossessing the Wilderness: Yosemite Indians and the National Park Ideal, 18641930 », The Pacific Historical Review vol.65 n°1, 1996, p. 34-35. La traduction est de notre fait. 315 André Micoud, « Patrimonialiser le vivant », EspacesTemps n°74/75, 2000, p. 69. 316 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 12. La traduction est de notre fait. 317 Simien Mountains National Park Office, « Revenue Collected from tourism in Simien Mountains National Park since 1991-1995 », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 1995 (cal. éth.), np. 214 tant que lieu de nature, par la communauté internationale. En cela, le Simien Mountains est un espace inter-national, c'est-à-dire qu’il n’a de national que sa qualité internationale. Le potentiel symbolique du Sem n dépasse néanmoins son approche concrète par la collectivité nationale. À sa manière, le parc permet de faire du territoire local un instrument d’appartenance individuelle et collective à la nation dont il procède. Prenons, pour rester dans la comparaison, l’exemple de la tour Eiffel. Sa teneur idéelle et nationale tient moins au nombre de Français qui s’y rendent qu’au regard que le monde pose sur elle. Comme le fait remarquer Pierre Nora, « puisque la tour Eiffel passe, à l’étranger, pour l’image même du pays, le pays intériorise avec force ce regard que l’on porte sur lui318 ». L’entreprise que l’État éthiopien poursuit depuis les années soixante s’inscrit dans cette perspective d’identité à offrir à l’extérieur pour être mieux affirmée à l’intérieur. Il importe que les étrangers qui se rendent dans le Sem n contemplent un patrimoine naturel national, reconnu comme patrimoine mondial. Par cette articulation entre la matérialité locale, l’action politique nationale et la légitimité internationale, le parc national peut devenir l’objet d’une admiration internationale, et l’État éthiopien le gardien nommément national de ce paysage aussi unique que spectaculaire. Pour achever cette section dont la brièveté se veut le reflet d’une publicisation relativement insignifiante de l’espace-parc par les autorités éthiopiennes, trois conclusions peuvent être formulées. Contrairement aux entreprises de nationalisation de la nature et de naturalisation de la nation identifiées en France et au Canada, on est tout d’abord en présence d’une inter-nationalisation de la nature. En mobilisant des représentations exogènes de la nature, l’État éthiopien s’associe à un territoire dont la naturalité donne à croire en l’exceptionnalité et en la légitimité de la nation qui le préserve. Dès les années soixante se met ainsi en place, c’est notre seconde conclusion, une construction paysagère nationale à rebours. En faisant du Simien Mountains la propriété par héritage du peuple éthiopien, l’administration responsable investit l’espace-parc d’une valeur nationale dominante. Or, cette valeur tient à un processus initié par des acteurs internationaux, réapproprié par les décideurs nationaux et imposé aux populations locales. C’est uniquement par un mécanisme impulsé de l’extérieur que 318 Pierre Nora, cité par Henri Loyrette, « La tour Eiffel », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.3, p. 4272. 215 le parc est devenu territoire naturel et national et que l’État éthiopien s’est à la fois affirmé localement et nationalement. Chez les Éthiopiens, cet investissement identitaire peut difficilement faire appel à l’amour de la nature nationale et, par extension, de la nation. Plus de 80% de la population éthiopienne travaille dans les campagnes à la fin des années soixante319 et le pourcentage demeure depuis relativement identique320. Puisque la nature naît par définition sur le terreau de sa disparition imminente321, ni la reconnaissance nationale des lieux ni leur reconnaissance internationale ne peuvent suffire à la faire exister et à la faire aimer. L’élaboration de l’espace-parc en tant que symbole d’un Patrimoine Mondial de l’Humanité est à même de susciter une fierté individuelle et collective à l’égard du territoire et de la nation qui le met en parc. Peutêtre est-il même question d’un attachement à la « nature » chez les élites nationales touchées par ce « symptôme322 » qu’est le patrimoine mondial, voire chez les citadins ayant accès à l’information et évoluant au sein d’espaces de plus en plus urbanisés. Envisager le parc national du Sem n comme l’un de ces éléments patrimoniaux qui conduisent l’ensemble de la collectivité à ressentir « un amour qui se manifeste de façon instinctive323 » serait en revanche erroné. En Éthiopie, l’institutionnalisation de la nature vise d’abord le contrôle de l’espace montagnard. En outre, le façonnement scientifique de l’espace-parc symbolise avant tout la permanence matérielle et symbolique du mänge t. De la même façon, l’investissement idéel du parc national paraît traduire, depuis les années soixante, la suprématie d’un État qui s’efforce d’idéaliser et d’organiser la nation et son territoire en un processus où la collectivité nationale trouve rarement sa place. Distinguant nettement l’État éthiopien des États français et canadien, cette moindre publicisation de la nature et de la nation nous renvoie, d’une part, à la capacité financière des administrations responsables à transmettre leur lecture de l’espace. Dans 319 Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 191. 320 Alain Gascon, « Les enjeux fonciers en Éthiopie et en Érythrée. De l’Ancien Régime à la Révolution », in Chantal Blanc-Pamard et Luc Cambrézy (dir.), Terre, terroir, territoire. Les tensions foncières, Paris, ORSTOM, 1995, p. 361-392. 321 Jean Davallon, Gérald Grandmont et Bernard Schiele, op. cit., p. 37. 322 André Micoud, « Du “patrimoine naturel de l’humanité” considéré comme un symptôme », Droit et Société n°30-31, 1995, p. 265. 323 André Chastel, « La notion de patrimoine », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.1, p. 1465. 216 les trois cas ici observés, le façonnement institutionnel et matériel des territoires mis en parc ne trouve son sens qu’en tant qu’il sert à la mise en public du paysage national. Or, seules les administrations française et canadienne semblent véritablement parvenir à « faire passer pour réel ce qui ne l’est pas324 » et, ainsi, à concrétiser l’imaginaire national. Cette disparité relative au façonnement symbolique de l’espace-parc nous renvoie, d’autre part, à la cohérence des rapports étatiques à la nature. Là où depuis les années soixante-dix, la France instrumentalise la ruralité de l’espace pour pallier la disparition progressive de ses campagnes, le Canada cherche à contrecarrer une insuffisance de passé national en soudant la collectivité autour de l’imaginaire de la nature sauvage et atemporelle. Le pouvoir national éthiopien use quant à lui du seul référent « Patrimoine Mondial de l’Humanité », symbole puisant si peu dans le passé et dans le présent de son territoire qu’en dehors d’une légitimité internationale et d’une fierté nationale, il peut difficilement éveiller un sentiment individuel et collectif d’attachement à la nature et, par voie de conséquence, à la nation. Si la lecture publique des espaces-parcs est donc systématiquement soumise à l’influence – directe, implicite et indirecte – de ceux qui les façonnent, la réussite de l’entreprise paraît non seulement conditionnée par les moyens financiers disponibles, mais aussi par le degré d’adéquation qui existe entre la territorialité idéelle promue par l’État national et la territorialité locale des lieux sur lesquelles celui-ci agit. 324 Christine Chivallon, « Retour sur la “communauté imaginée”… », op. cit., p. 157. 217 218 Conclusion de la première partie. Le parc, un espace écologique et politique En façonnant les parcs nationaux dans leur dimension organisationnelle, matérielle et symbolique, les États responsables travaillent à la promotion d’un sentiment d’appartenance à la nation. En Cévennes, après avoir élaboré un compromis qui satisfasse autant que faire se peut les populations locales, les pouvoirs publics s’efforcent de faire du parc national l’emblème d’une France paysanne qui continue de susciter l’amour de la petite patrie et, par extension, de la nation. À Forillon, au gré d’une entreprise qui nécessite un relatif effacement de l’État canadien derrière la territorialité québécoise de la presqu’île, l’administration fédérale s’applique à renvoyer l’identité des lieux dans un passé révolu afin de rassembler les populations autour d’un idéal de nation naturelle. Dans le Sem n, le pouvoir éthiopien – impérial, socialiste ou fédéral – s’évertue pour sa part à pérenniser un espace de faune, de flore et de panoramas saisissants afin de gagner la reconnaissance internationale et, de ce fait, d’entretenir la fierté nationale. Ainsi, au-delà des contextes, ces trois parcs constituent des espaces aussi écologiques que politiques. Soutenant l’encadrement national des populations, la matérialisation d’une culture nationale de la nature et la publicisation d’une certaine identité nationale, les parcs participent avant tout à l’exercice du pouvoir politique. Pour reprendre l’analyse d’Edgar Morin, on y retrouve la manifestation d’un appareil d’État dont le pouvoir de contrôle et de connaissance « s’introduit dans l’esprit de l’individu1 ». Produit du « pouvoir symbolique […] de construction de la réalité2 », le parc national sert finalement à « créer, entretenir ou renforcer le lien social3 ». Parce qu’il importe pour cela aux États de conserver en des lieux humanisés l’image d’une identité statique, le parc national s’inscrit dans une lutte de pouvoir au cours de laquelle une élite cherche à imposer au groupe une conception particulière de son identité en mobilisant la « contrainte sociale, symbolique, et même physique4 ». 1 Edgar Morin, La méthode, Paris, Seuil, 2001, tome 5 L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, p. 165-166. 2 Pierre Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations vol.32 n°3, 1977, p. 407. 3 Pascal Ory, « L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°47-3, 2000, p. 526. 4 Raymond Breton, « La communauté ethnique, communauté politique », Sociologie et sociétés vol.15 n°2, 1983, p. 28. 219 220 Partie II. Une histoire de contradictions, de nations et de luttes Les parcs nationaux sont le produit d’un appareil d’État qui les façonne matériellement au fur et à mesure qu’il les ordonne institutionnellement. À terme, ils font du paysage local un référentiel identitaire susceptible, à divers degrés, de rendre convaincante l’adhésion au territoire national. En France, au Canada et en Éthiopie, ce processus destiné à promouvoir l’appropriation individuelle et collective de la nation ou tout au moins le sentiment d’y appartenir se révèle à la fois cohérent et continu. Derrière cette « surface lisse1 » d’espaces donnés à voir et à croire au public réside cependant une autre histoire, faite de contradictions et, plus récemment, de ruptures. Articulée autour d’une réflexion sur « la véritable organisation du réel2 », cette seconde partie vise à saisir les logiques qui sous-tendent le façonnement idéel, matériel et organisationnel des parcs nationaux. Chaque chapitre y constitue le revers des chapitres de la partie précédente. Derrière la transmission d’une référence paysagère uniforme, nous envisagerons d’abord un paysage négocié, résultant d’une tension permanente entre la finalité d’une nature intacte à sauvegarder pour la collectivité et l’impératif d’un territoire anthropique à développer pour les communautés locales. Dans un second temps, une fois saisie la confusion que suscite la préservation d’une unique lecture de l’espace-parc, nous considérerons la matérialité du parc national comme le produit d’un pouvoir étatique modelant l’espace en fonction du modèle national qu’il définit et qu’il cherche, plus récemment, à redéfinir. Le troisième chapitre de la présente partie sera enfin l’occasion de revenir sur la mise en parc national des territoires en tant que mécanisme politique donnant lieu à une lutte à la fois symbolique et concrète. 1 Don Mitchell, Cultural Geography. A Critical Introduction, Oxford - Malden, Blackwell, 2000, p. 113. La traduction est de notre fait. 2 Philippe Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales. Histoire, Sciences Sociales vol.57 n°1, 2002, p. 16. 221 222 Chapitre 5. Négocier le territoire des uns, offrir un paysage aux autres […] le paysage est bien toujours affaire de « point de vue » et, dans tous les sens de ce terme, de représentation1. Georges Duby Parce qu’il est protégé et aménagé pour ancrer la collectivité dans le temps et dans le territoire de la nation, le paysage « parc national » se montre unique et uniforme : « on ne peut pas préserver trois ou quatre paysages dans le même espace2 ». Au sein même de l’administration qui le singularise et l’objective, l’espace-parc fait pourtant l’objet d’une multitude de représentations. Ainsi, selon Paul Kopas, aux yeux de ses gestionnaires, le parc national canadien serait tout à la fois et tout au long du XX e siècle le faire-valoir d’une politique environnementale, une institution symbolique, un instrument de développement économique et un lieu patrimonial3. Au-delà de ces diverses vocations pouvant aussi bien s’appliquer au cas français qu’au cas éthiopien, les parcs nationaux doivent être envisagés comme des espaces intrinsèquement contradictoires. Supposés énoncer la nation de manière univoque mais demeurant le réceptacle de finalités toujours plurielles, leurs paysages sont le produit d’antagonismes permanents. L’objectif de ce chapitre est de rendre à l’histoire des parcs toute l’ambiguïté qui la caractérise. Nous identifions à cet égard deux jeux de représentations relatifs à la nature à sauvegarder et au territoire à proposer. Nous verrons d’abord qu’au fur et à mesure qu’elles définissent l’espace-parc comme le symbole protégé de la durabilité, les administrations responsables s’escriment également à donner une place aux sociétés humaines, moteurs, par essence, de changements. En France, au Canada et en Éthiopie, la tension entre le temps des hommes et le temps de la nature donne au parc national son caractère incertain. L’hypothèse nous amènera ensuite à considérer la dualité inhérente à l’existence du « parc national », celle-ci commandant non seulement la mise en tourisme nationale, mais aussi le développement économique local, d’un espace protégé. Le fait que le premier objectif l’emporte toujours sur le second atteste de la nécessité 1 Georges Duby, « Quelques notes pour une histoire de la sensibilité au paysage », Études rurales n°121122-123-124 « De l’agricole au paysage », 1991, p. 14. 2 Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Éd. Textuel, 2001, p. 75. 3 Paul Kopas, Taking the Air. Ideas and Change in Canada National Parks, Vancouver, University of British Columbia Press, 2007, p. 2. 223 d’appréhender les parcs à l’aune de la dialectique institutionnelle du local-national4. Car si le parc constitue un espace négocié résultant de deux schèmes conflictuels, un milieu à faire avec ou sans hommes, un lieu à développer pour les uns ou à conserver pour les autres, c’est qu’il demeure un territoire local préservé pour être consommé par une collectivité nationale, voire internationale. 5.1. Les hommes de la nature Dans la réponse qu’il adresse à William Cronon et à ceux qui seraient tentés d’adhérer à son « problème avec la wilderness5 », Samuel P. Hays dénonce une théorie renvoyant la nature à « un monde d’idées abstraites ». À ses yeux, loin d’être une invention culturelle destinée à « donner un rôle à l’homme au milieu de la nature », la wilderness constitue une réalité concrète dont la préservation vise « à donner un rôle à la nature au milieu des hommes6 ». Selon nous, la sauvegarde de la wilderness implique les deux processus et, dans l’un comme dans l’autre, pour reprendre Cronon, « ideas do matter7 ». L’assertion vaut pour le parc national. Site patrimonial conservé, c'est-à-dire « gelé » à un moment donné de son histoire8, le rôle attribué au parc est d’offrir à ses visiteurs un environnement témoignant d’une certaine stabilité. De fait, le rôle qui peut être conféré à l’homme est problématique. Ses résidents passés ou présents ont beau entretenir une relation dynamique avec le milieu, le parc doit demeurer signe d’invariance. Son élaboration sera dès lors à la fois culturelle et confuse. Les représentations y déterminent la place sociale de la nature et la place de l’homme dans cette nature et, dans la mesure où l’État doit sans cesse y concilier un impératif de durabilité avec une réalité évolutive, le parc national est un lieu en prise permanente avec la contradiction. 4 Jean-Pierre Gilly et Jacques Perrat, « La dynamique institutionnelle des territoires : entre gouvernance locale et régulation globale », Cahiers du GRES n°5, 2003, p. 7 (cf. supra, « 2.3. L’État en parc national : entre les mots et l’action, la nation et le local », p. 91). 5 William Cronon, « The Trouble with Wilderness: Or, Getting Back to the Wrong Nature », Environmental History vol.1 n°1, 1996, p. 7-28. Baptisée Environmental Review en 1976 et renommée Environmental History Review en 1990, Environmental History consacre son premier numéro à cet article, accompagné de trois critiques et d’une réponse de William Cronon. 6 Samuel P. Hays, « The Trouble with Bill Cronon’s Wilderness », ibid, p. 30-31. La traduction est de notre fait. 7 William Cronon, « The Trouble with Wilderness: A response », ibid., p. 50. 8 Bertrand Hirsch, « Préface », in Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et Bernard Roussel (dir.), Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux, Paris, IRD Éditions, 2002, coll. « Colloques et séminaires », p. 10. 224 5.1.1. La place de la nature au milieu des humains L’étude de la construction paysagère signale l’effort mené par l’État pour faire de son parc national l’énonciateur autonome d’un unique message – ici la splendeur de l’espace inter-national, là-bas la perpétuation du temps géologique de la nation, ailleurs la permanence d’une ruralité naturelle et nationale9. Au-delà de cette dimension fixiste du paysage mis en public, le milieu naturel est l’objet d’un faisceau de représentations variées et évolutives. S’agissant des parcs d’Éthiopie, les autorités nationales cherchent avant tout à y préserver la faune sauvage. D’abord considérées comme du gibier (game) dont la chasse doit être réglementée10, les espèces animales intègrent la catégorie de la wildlife en 1967. Aux dires des responsables du Wildlife Conservation Department : Wildlife includes all wild living creatures; mammals, birds, fishes, reptiles, amphibians and insects. It also includes in its broader sense the indigenous plant life; the trees, shrubs, plants, grasses, and other vegetation which form an essential part of the natural environment in which we lives11. Cinq ans plus tard, la loi stipule que les parcs nationaux sont voués à la sauvegarde de cette « faune sauvage » encore intacte et des « objets d’intérêt esthétique, écologique et scientifique12 ». Demeurant par la suite les lieux d’un environnement de faune et de flore empreint d’une certaine « esthétique13 », les parcs éthiopiens continuent d’être investis par un unique objectif de protection. Lorsque l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization intègre en 1966 le Forestry Department, le ministère de l’Agriculture spécifie qu’à la différence des « State Forests » créées pour optimiser le « développement » du couvert forestier, les parcs servent à la « nécessaire protection » 9 Cf. supra, « Chapitre 4. La transmission paysagère d’une référence nationale », p. 161-217. Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Proclamation No. 61 of 1944. Preservation of Game », Negarit Gazeta 3rd Year No. 9, Addis-Abeba, 29 mai 1944, p. 91. 11 Wildlife Conservation Department, « Wildlife in Ethiopia. A Vanishing National Heritage and the Need to Conserve It », Addis-Abeba, 6 décembre 1967, p. 1. 12 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 36. La traduction est de notre fait. 13 Voir notamment sous les régimes socialiste et fédéral : Forestry and Wildlife Conservation Development Authority, « Evaluation Report on Forestry and Wildlife & Development Activities », Addis-Abeba, juillet 1981, p. 7 ; Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « The Conservation Strategy of Ethiopia », Addis-Abeba, vol.V, avril 1997, np. La traduction est de notre fait. 10 225 de certaines espèces animales14. Cette partition perdure tout au long de la période socialiste. Sous la tutelle de la Forestry and Wildlife Conservation Development Authority, les parcs nationaux sont le lieu exclusif de la « préservation » et les forêts d’État l’espace du « développement15 ». Une fois la République fédérale instituée, le « développement des ressources naturelles » devient le domaine attitré de la nouvelle Environmental Protection Authority. Seule la mission de « conservation de la faune sauvage » revient à l’EWCO16. Le pouvoir fédéral définit en ces termes les parcs qu’elle doit gérer : « national park means an area designated to conserve wildlife and associated natural resources to preserve the scenic and scientific value of the area17 ». Dès les débuts du Simien Mountains, l’on retrouve cette considération légale selon laquelle un parc national est consacré à la protection de la faune sauvage et aux éléments qui l’accompagnent. À l’époque impériale, l’administration estime que la « faune sauvage, la végétation naturelle et le paysage » du Sem n justifient la mise en place d’un parc national18. L’Ordre officiel de création du parc souligne en 1969 la nécessité d’y sauvegarder « la faune sauvage d’Éthiopie19 » et, en 1974, l’EWCO attache l’existence du Simien Mountains à la « réalisation de l’idéal de protection20 ». Puis, sous le régime du Därg, le paysage fait l’objet d’un intérêt croissant. En 1983, à Addis-Abeba, c’est par cette note que le responsable de l’EWCO inaugure le premier colloque international consacré à la gestion du Sem n : 14 De John Blower au Major Gizaw, « Confidential: Ministerial Responsibility for Wildlife Conservation Department », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », 12 septembre 1966, p. 1. La traduction est de notre fait. 15 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 8 ; Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 136. La traduction est de notre fait. 16 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « The Conservation Strategy of Ethiopia », Addis-Abeba, vol.III, avril 1997, p. 3. La traduction est de notre fait. 17 Federal Democratic Republic of Ethiopia, « Proclamation No. 541/2007. Development Conservation and Utilization of Wildlife Proclamation », Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia 13th Year No. 51, Addis-Abeba, 21 août 2007, p. 3735. 18 De Gizaw Gedlegeorgis à John H. Blower, « Investment Project », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Budget », Addis-Abeba, décembre 1966, p. 1. La traduction est de notre fait. 19 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6. La traduction est de notre fait. 20 Ethiopian Government, Wildlife Conservation Organization, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 5. La traduction est de notre fait. 226 The Simen highlands in the northwest of Ethiopia have always been an enchanting sight mostly because of its beautiful landscape of canyons, precipices and escarpments. The endemic species of wildlife like the Walia in their mountain habitats add to this enchantment21. Si la faune continue depuis de légitimer l’existence sociale du parc national, « les rares animaux d’Éthiopie comme le walya ibex et le babouin gelada » sont désormais systématiquement associés à « la splendeur panoramique » du Sem n22. Mentionnons pour l’année 1995 « la reconstruction du parc […] pour son paysage spectaculaire et pour sauver le walya ibex23 » ou, plus récemment, la volonté régionale de « conserver les valeurs exceptionnelles des montagnes du Sem n, incluant sa faune et sa flore menacées et son paysage spectaculaire24 ». De la faune endémique dans un paysage original au paysage exceptionnel abritant une faune originale, cette évolution relative aux raisons d’être du parc national mérite d’être soulignée pour au moins deux raisons. Elle permet tout d’abord de constater que la valeur sociale de l’espace-parc tient à la permanence des éléments non-humains qui le composent. Son silence à propos des hommes qui occupent le territoire est tout autant remarquable. Au cœur de cette montagne éthiopienne que Jean Gallais qualifiait de « montagne la plus peuplée du monde25 », l’homme ne fait clairement pas partie des éléments commandant l’offre publique d’un milieu classé « parc national ». Cette configuration en est une parmi d’autres. Il existe, comme au Canada et en France, des parcs d’une autre nature. À Forillon, trois critères s’entremêlent pour justifier la mise en parc de l’espace. Avant tout, il y a les objets et les formes d’une nature vierge d’occupation humaine. En 1969, le ministère des Affaires indiennes et du 21 Mulugetta Ayale, « A Message from the General Manager », in The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 5. 22 Wildlife Conservation Organization, « Safari Ethiopia », Addis-Abeba, 1987, p. 5-6. La traduction est de notre fait. 23 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 13. La traduction est de notre fait. 24 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. V. La traduction est de notre fait. 25 Jean Gallais, Une géographie politique de l’Éthiopie. Le poids de l’État, Paris, Economica - Liberté Sans Frontières, 1989, coll. « Tiers Mondes », p. 43. 227 Nord canadien stipule que les « objets de la nature » relevant du « patrimoine national » sont la faune, la flore, le sol et l’eau26. Le Service des parcs nationaux précise pour sa part que les parcs sont destinés à la conservation de la flore, de la faune et d’un « ensemble physiographique27 ». Créé l’année suivante, le parc Forillon est dès lors dédié à la préservation de l’écosystème – à savoir le biotope et les espèces non-humaines qui lui donnent forme – et de la physiographie – à savoir les formes du relief28. Le premier plan d’action édité en 1970 prévoit ainsi des « mesures très strictes […] pour que la flore et la faune soient protégées » aux côtés d’un « littoral fait de plages, de falaises, d’anses, de caps que la main de l’homme n’a pas enlaidis29 ». La tendance demeure ensuite identique. Un amendement au plan de gestion précise en 1988 qu’il importe de « maintenir l’intégrité des écosystèmes30 » et, en 1994, une révision du plan du directeur indique que la topographie, la géologie, la morphologie littorale, la faune, la flore et les écosystèmes marins sont à l’origine de « l’inclusion du territoire de Forillon dans le réseau des parcs nationaux du Canada31 ». L’intérêt naturel et national du parc Forillon réside également dans la « préservation de la beauté du site32 ». Le paysage y étant à la fois « grandiose33 » et « sauvage34 », la Direction des parcs nationaux et des lieux historiques s’engage dès 1972 à faire respecter « la beauté naturelle et les qualités esthétiques du dit parc35 ». Depuis, Parcs Canada met régulièrement en avant le sublime du paysage. Il est question en 1979 d’un aménagement des havres de pêche au nom de la 26 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 5. 27 Service des Parcs nationaux, Planification, « Parc national de Gaspé (projet à l’étude). Les limites projetées », 1969, p. 3. 28 En géographie physique, la physiographie désigne l’étude des formes du relief de la terre. 29 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 78. 30 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 22. 31 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 4. 32 Ministère des Travaux Publics, « Projet du Parc Forillon. Acquisition des Terrains. Structures de l’organisation », juillet 1969, np. 33 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 3. 34 Id., « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 19. 35 Harold Sohier, Patrice Côté, Yvon Côté, Armand Lachance, Réal A. Tremblay, Michel Foucault et Robert Marois, « Rapport du sous-comité de la qualité de l’environnement du parc Forillon », mars 1972, p. 38. 228 « préservation de [leur] beauté exceptionnelle36 », en 1988 de la « protection de paysages exceptionnels37 » et, en 2010, de « paysages typiquement gaspésiens dont la beauté, préservée par le parc, justifie que l’on s’y rende38 ». La dimension humaine s’ajoute enfin aux éléments expliquant que Forillon soit devenu parc national. En 1971, la Direction expose les raisons de son choix. Le territoire de Forillon a été choisi comme parc national pour cinq principales raisons. 1) Son intérêt géologique – Il est représentatif de trois périodes géologiques […]. 2) Son intérêt physiographique – Le parc Forillon est situé à l’extrémité Est des monts Notre-Dame qui constituent l’un des bras Est des Appalaches […]. 3) Son intérêt botanique – Le parc supporte une végétation riche et variée […]. 4) Son intérêt ornithologique – Les falaises de Forillon hébergent plusieurs espèces d’oiseaux pélagiques […]. 5) Son intérêt culturel et historique – Les pittoresques établissements côtiers et le riche passé historique de la région rehaussent les qualités naturelles du parc39. Dès leurs débuts, les dirigeants du parc national envisagent donc un parc où, en plus d’une « nature à l’état pur », le visiteur « pourra goûter les attraits historiques et archéologiques de l’endroit40 ». Parcs Canada continue par la suite d’associer nature vierge et nature humaine. En 1979, ses responsables considèrent le territoire comme « représentatif de l’une des trente-neuf régions naturelles du Canada » sur laquelle, « par ailleurs, l’occupation humaine […] a laissé une forte empreinte41 ». Faisant explicitement référence aux traces laissées, entre les XVIe et XIXe siècles, par les Micmac suivis des Français et des colons venus de Jersey et Guernesey42, l’administration évoque quinze années plus tard la nécessité de « protéger […] l’intégrité de certains paysages culturels43 » et de « maintenir un paysage historique44 ». À la différence de l’État éthiopien qui cherche à faire exister publiquement un milieu fait de faune et de 36 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 12. Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 25. 38 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 48. 39 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 4. 40 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 78. 41 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 5. 42 Id., « Secteur d’aménagement de Grande-Grève. Parc national Forillon », 1981, p. 4. 43 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 5. 44 Id., « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 50. 37 229 panoramas, l’État canadien s’efforce ainsi d’offrir une nature immaculée, sublime et historique. Ces représentations indiquent qu’il est dans le monde des parcs de différentes natures et, dans chaque parc, « des natures multiples45 ». Il est néanmoins toujours question d’éléments intacts, figés dans le temps et dans l’espace du patrimoine naturel. La mise en parc des Cévennes s’inscrit dans ce même processus patrimonial. En 1960, en France, la loi stipule qu’un parc national doit être voué à « la conservation de la faune, de la flore, du sol, du sous-sol, de l’atmosphère, des eaux et, en général, d’un milieu naturel ». Le législateur précise également qu’« il n’est plus possible de trouver une seule étendue importante, vierge de toute intervention […] de l’homme ». Aussi, il importe de dégager « une notion de “parc national” absolument originale46 ». Cette « notion » ne fera jamais l’objet d’une définition réglementaire. La façon dont les responsables du parc cévenol conçoivent le « milieu naturel » révèle toutefois le registre par lequel l’État français entend donner une place publique au parc national. Dans son premier programme d’aménagement, l’administration considère que la valeur du parc repose à la fois sur son « patrimoine naturel » et son « patrimoine culturel ». Le premier renvoie aux éléments non-humains de l’espace. Parmi ceux-ci se trouvent, entre autres, les « espèces végétales » et la « faune noble » telle que le vautour, le tétras et le castor. Le second renvoie aux « riches traditions historiques » des vallées cévenoles et à « la qualité des paysages construits par l’homme47 ». Aujourd’hui encore, les gestionnaires du parc estiment que la sauvegarde de ces deux attributs constitue le fondement de leur mission. Le changement tient uniquement à la perspective paysagère qu’ils ont adoptée à leur égard. En 1981, il est question de « gérer un patrimoine naturel riche et diversifié », mais aussi de « restaurer les paysages du parc et son patrimoine culturel48 ». À partir de 1986, chacune des composantes du territoire est envisagée en termes paysagers. Il est fait mention d’un « modèle de paysage » dessiné plusieurs siècles auparavant par les forêts et les bancels du Bougès et, sur le mont Lozère, de « paysages amples » continuant d’abriter un « pays de transhumance ovine traditionnelle aux mille 45 Bruno Latour, « Nouvelles règles de la méthode scientifique », Projet n°268, 2001, p. 96. « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 1-2. 47 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 1-15. 48 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 4. 46 230 tourbières49 ». Puis, en 1994, aux dires de l’administration nationale, le paysage, la nature et la culture sont les trois raisons d’être du parc : Les Cévennes sont classées Parc national depuis 1970 […]. Cette reconnaissance […] traduit la valeur particulière de ce territoire, remarquable tant du point de vue de la nature et de l’environnement que de celui du paysage ou du patrimoine culturel […]. C’est surtout l’équilibre, le rapport étroit, fort et original, entre ces trois dimensions (culture, nature, paysage) qui donne à l’ensemble sa valeur particulière50. Depuis, les dirigeants du parc national se revendiquent comme les protecteurs d’un « patrimoine naturel et culturel » sublimé par des « paysages remarquables51 » et, plus généralement, comme les garants de la bonne « gouvernance » de ce « “monument national” reconnu par le classement en Parc national52 ». Nettement différente des cas canadien et éthiopien, cette patrimonialisation du territoire cévenol atteste de la pluralité des valeurs présidant à l’offre sociale de l’environnement. Nous pouvons tout de même souligner deux niveaux de généralité. D’une part, au-delà d’espaces-parcs faits d’éléments disparates et plus ou moins différents selon les contextes, le milieu protégé se montre intrinsèquement « écosymbolique53 » : écologique, il existe en lui-même ; symbolique, il existe à travers la multitude des symboles dont ses gestionnaires l’investissent. D’autre part, au-delà des dissemblances éco-symboliques qui distinguent le parc éthiopien dépourvu de caractères humains des parcs canadien et français considérés pour l’anthropisation passée ou présente de leur milieu, une même place sociale leur est conférée. Préservé par l’État comme l’agrégat d’un patrimoine naturel national, le parc échappe au temps et aux hommes. « Immortalisé, il devient un objet inerte qui devrait traverser le temps sans altération54 ». Outre les multiples représentations qui animent les autorités nationales, le rôle qu’elles cherchent à donner à la nature au milieu des hommes s’avère alors foncièrement identique. Fait de faune et de paysage, de beauté et d’histoire ou de nature 49 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, préambule np. 50 Id., « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 2. 51 Id., « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 8. 52 Id., « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 62. 53 Augustin Berque, « De peuples en pays ou la trajection paysagère », in Michel Collot (dir.), Les enjeux du paysage, Bruxelles, Éd. OUSIA, 2000, p. 322. 54 Bertrand Hirsch, op. cit, p. 10. L’auteur fait référence au patrimoine dans son acception la plus large. 231 et de culture, le parc national offre à la collectivité la durabilité d’un territoire recelant des éléments qui la précédaient et qui, parce que préservés, lui succéderont. 5.1.2. La place de l’homme au milieu de la nature La diversité des natures protégées et les divers degrés d’humanité attribués aux parcs nationaux laissent également deviner une communauté d’objectifs quant à la place à y faire aux sociétés humaines. Défendant l’idée d’espaces immobilisés dans l’invariance de la nature, chacun des États responsables doit statuer sur la capacité des hommes à participer à cette invariance. Ils doivent pour cela définir si l’homme nuit au milieu naturel ou si, au contraire, il en favorise l’équilibre. En Cévennes, l’administration a vite fait d’allier « la protection de la nature et la promotion de l’homme ». Revenant à la fin de l’année 1970 sur les raisons qui ont motivé la création du parc national, le ministère de l’Agriculture explique à cet égard qu’il s’agit d’assurer « la protection de ses richesses naturelles et de ses équilibres biologiques ainsi que la réanimation de sa civilisation aux traits originaux si marqués55 ». Cette feuille de route traduit un véritable changement de paradigme. Lors des grands reboisements réalisés sous le Second Empire, les autorités nationales considéraient les populations montagnardes comme « incultes et égoïstes », destructrices de « l’équilibre naturel des montagnes et des plaines56 ». Bien sûr, les usages agropastoraux de l’espace pouvaient être rationnels. Comme le note Pierre Cornu à propos du reboisement qui se prolonge en Cévennes durant le premier vingtième siècle, la manœuvre est à la fois environnementale, politique et symbolique. La stabilisation des bassins versants permet le rétablissement d’un « équilibre naturel », l’imposition du pouvoir central achève la « républicanisation des villages de montagne » et, l’une associée à l’autre, les deux entreprises autorisent « l’instauration d’un ordre écologique57 ». En 1970, une fois le parc national créé, l’action sur la nature demeure 55 Ministère de l’Agriculture, « Une action concertée d'aménagement du territoire par la protection de la nature et la promotion de l'homme », Paris, 1970, p. 1. 56 Raphaël Larrère, André Brun et Bernard Kalaora, « Les reboisements en montagne depuis l’Empire », Actes du symposium international d’histoire forestière. Nancy, 24-28 septembre 1979, Nancy, École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, 1982, tome 1, p. 261. 57 Pierre Cornu, « Déprise agraire et reboisement. Le cas des Cévennes (1860-1970) », Histoire & Sociétés Rurales n°20, 2003, p. 179-181. 232 une action sur la société. D’espace de production, les Cévennes sont cependant devenues espace de protection. Là encore, nous l’avons vu et y reviendrons en évoquant les débuts de la patrimonialisation des campagnes françaises58, le processus est largement symbolique. S’agissant de la place qui revient aux hommes dans l’espace mis en parc, notons ici qu’à cette date, l’homme fait son entrée dans le milieu naturel. Jusque-là accusé d’en être le fossoyeur, il en devient le gardien originel. Envisageant l’activité agro-pastorale comme l’un des biais par lesquels entretenir l’environnement, les gestionnaires du parc national soutiennent financièrement, dès 1971, le maintien des exploitants59. À la fin des années soixante-dix, il est question d’une « politique […] de maintien de la vie, des équilibres naturels et de tout ce qui constitue le patrimoine naturel et culturel de ce territoire60 ». Puis, à partir de 1986, les hommes participent officiellement à la perpétuation de l’équilibre naturel. Aujourd’hui encore, près de 600 personnes vivent dans la zone centrale ; ce sont essentiellement des agriculteurs, mais aussi des artisans, des retraités […]. Cette présence et cette activité humaines […] contribuent à y assurer la pérennité des paysages remarquables et des richesses culturelles qui les constituent ; il est dans le rôle du Parc d’encourager le maintien et le développement de cette activité sur une partie du Parc et de la zone périphérique ; cela participe en effet aux objectifs de protection61. L’administration responsable explique ainsi pourquoi il est primordial d’associer la protection réglementaire du milieu à son façonnement par l’homme. Le point de vue n’a pas changé depuis. En 2012, il est toujours question d’un « équilibre homme-nature » et du « développement d’activités économiques en harmonie avec cet environnement62 ». Aux dires de la puissance publique française, en vivant de et dans la nature, l’homme concourrait à la sauvegarde d’un environnement harmonieux, reflet d’une heureuse association entre une nature qui perdure et des sociétés humaines qui savent la faire perdurer. Cette perspective se retrouve au Canada et en Éthiopie. Seulement, à la différence du Cévenol, l’homme contemporain y serait devenu incapable d’interagir en 58 Cf. infra, « 6.1.2. L’invention du patrimoine naturel », p. 298-300. Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°0, Florac, 1973, p. 6. 60 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 2. 61 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 16. 62 Id., « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 21. 59 233 harmonie avec son milieu. Commençons par le parc Forillon. En 1971, après avoir conduit un inventaire raisonné des éléments composant le territoire, la Direction des parcs nationaux et des lieux historiques définit « le but du parc national ». Le but du parc national Forillon est de préserver et d’interpréter, à l’intention du peuple canadien, les éléments représentatifs des richesses naturelles et culturelles de ce territoire. […] En fonction du thème choisi : « L’harmonie entre l’homme, la terre et la mer », un accent particulier sera mis sur la préservation et l’interprétation de ce qui a été, dans des éléments de construction ou d’activités humaines, une manifestation culturelle de l’homme. Dans ce sens, on s’attachera particulièrement à illustrer le mode de vie traditionnel des pêcheurs artisans. Cette dimension de l’interprétation marquera un précédent dans l’histoire des parcs nationaux63. De prime abord, les responsables du parc national canadien ne semblent pas particulièrement dissocier la nature de l’homme qui l’occupe. Leur conception du caractère anthropique de l’espace est en réalité nettement différente du cas français. À Forillon, les populations résidentes ont été expropriées dès la mise en place du parc. Il importait de mettre un terme à la capacité destructrice des sociétés humaines et, depuis, Parcs Canada s’efforce de réparer les dégâts infligés à l’environnement. Identifiant « une influence quasi-totale […] de la part de l’homme sur la forêt », l’agence délimite « trois zones correspondant à l’état de perturbation de la forêt ». Dès 1972, elle se donne pour objectif de restaurer chacune d’entre elles64. La même année, la « Section de conservation des ressources » instaure les mesures de protection qui remédieront à la faiblesse des effectifs de l’ours noir, état de fait pour lequel elle blâme les bûcherons et les cultivateurs qui « pourchassaient les ours parce qu’ils causaient des dégâts dans les cultures et dans les champs65 ». À propos des forêts, de la faune, de la flore ou des écosystèmes marins, les gestionnaires du parc affirment ensuite la nécessité de « réhabiliter les milieux dégradés par les activités humaines antérieures66 ». Là encore, les sociétés humaines contemporaines constituent un élément nuisible. Si la prise en 63 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 3. 64 Id., « Parc national Forillon. Description générale du couvert forestier », 1972, p. 8. 65 Section de conservation des ressources, Yvan Lafleur (Garde en chef), « Inventaire de l’ours noir (ursus americanus). Parc national Forillon, printemps-été 1972 », Gaspé, 1972, p. 4. 66 Parcs Canada, Région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Activités et organisation du service de conservation du Parc national Forillon », 1986, p. 8 ; Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 25. 234 compte de la dimension culturelle marque alors un précédent en matière de parcs nationaux, seul l’homme du passé a droit de cité dans la nature. Comme en Cévennes, il est question d’un équilibre entre les éléments humains et non-humains de l’espace. Toutefois, à la différence du parc national français, l’équilibre aurait été rompu. Pour cette raison, l’administration doit non seulement protéger les espèces pour qu’elles « retrouvent leur équilibre le plus tôt possible67 », mais aussi « préconiser les correctifs nécessaires afin de rétablir l’équilibre du milieu naturel68 ». Lorsque Parcs Canada évoque « la prise en considération de l’homme comme partie intégrante des écosystèmes69 », elle fait donc uniquement référence au temps révolu durant lequel l’homme vivait en harmonie avec la nature. Thème officiel du parc, « l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer » repose sur le « concept d’époque ». Celui-ci exige « que le caractère et l’apparence [d’un secteur naturel] demeurent identiques à ce qu’ils sont ou à ce qu’ils étaient à une époque donnée de l’histoire70 ». Or, dès les débuts du parc, il est évident que la période de l’après-guerre n’est pas celle choisie. Seuls les « aspects historico-culturels71 » témoignant de « l’adaptation de l’homme à la rudesse de ce milieu72 » ont leur place à Forillon. Depuis 1970, cette lointaine période de « la lente adaptation73 » représente l’unique temps de l’équilibre et de l’harmonie. À la fin des années quatre-vingt, le service canadien des parcs nationaux associe les « paysages prestigieux » du parc au « cachet distinctif » hérité des havres de pêche exploités tout au long du XIX e siècle74. Quelques années plus tard, les gestionnaires du parc révisent leur plan directeur. Ils soulignent l’importance des « empreintes inscrites par l’Homme au cours des siècles dans le paysage », symboles d’un « mode de vie […] intimement lié à l’adaptation de l’Homme au milieu naturel » et devant, à ce titre, être préservées75. De 67 André Lafond, « Étude écologique sur la végétation du Parc national Forillon », 1971, p. 5. Parcs Canada, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Monitoring des impacts d’utilisation dans les secteurs d’aménagement intensif. Relevé des dégradations. Parc national Forillon », 1984, p. 1. 69 Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 8. 70 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport de l’audience publique. Parc national Forillon. Décisions prises à la suite de l’audience publique tenue au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1973, p. 8. 71 « Parc national de Forillon, concept du parc », 1971, np. 72 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 3. 73 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 86. 74 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 35. 75 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 4. 68 235 façon encore plus explicite, l’une de leurs « stratégies clés » consiste aujourd’hui « à reconnaître la relation étroite et millénaire de la nature et de la culture […], à raconter l’histoire de ceux qui l’ont tissée, à la faire goûter et à en préserver les traces76 ». En France comme au Canada, le potentiel destructeur des hommes détermine la place qui leur échoit en parc national. Ils sont encouragés à demeurer sur place là où leur action sur l’espace garantit la perpétuation de l’équilibre naturel tandis que, là où ils menacent l’équilibre pluriséculaire de la nature, seules les marques laissées par leurs ancêtres sont dignes d’être conservées. Indépendamment des contextes, cet équilibre est toujours fonction d’un temps idéal. Il est question en Cévennes d’un « temps d’équilibre où les gestes du travail […] s’insèrent dans un rapport particulier de l’homme à sa terre et aux produits qu’il retire77 » tandis qu’à Forillon, l’espace rappelle uniquement le « passé très riche […] d’une communauté de pêcheurs d’où émanait une harmonie entre l’homme, la terre et la mer78 ». La façon dont les autorités publiques éthiopiennes envisagent la dimension anthropique de l’espace-parc confirme la subjectivité de l’entreprise. À propos des populations du Sem n, le constat est sans appel. Responsables et coupables, elles n’ont pas leur place en parc national. Dès 1972, l’EWCO signale que la protection des espèces animales est la principale raison d’être du parc mais qu’« aujourd’hui encore, cet objectif est entravé par l’implantation des hommes, cause majeure de la destruction de la faune79 ». Vingt ans après, l’accusation demeure. L’administration socialiste déplore le fait que les « quelques familles paysannes occupant la zone » n’aient pas encore été déplacées, celles-ci continuant de cultiver la terre, de faire paître leur troupeau et de s’approvisionner en bois de chauffe et de construction au sein même du parc80. L’arrivée au pouvoir de l’EPRDF ne traduit aucun changement de perspective. En 1997, aux dires de Tesfaye Hundessa, responsable de l’EWCO, « les hommes sont la cause principale 76 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 33. 77 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°40 « Les gens d’ici… », Florac, 1989, p. 16. 78 Parcs Canada, « Secteur d’aménagement de Grande-Grève. Parc national Forillon », 1981, p. 6. 79 Wildlife Conservation Organization, « Comment of the Wildlife Conservation Organization on the Final Draft Report of IBRD / UNDP Aviation and Tourism in Ethiopia », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Tourism », Addis-Abeba, décembre 1972, p. 4. La traduction est de notre fait. 80 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 25. La traduction est de notre fait. 236 des disparitions végétales et animales81 ». Les biologistes de l’Université d’Addis-Abeba confirment d’ailleurs en 2002 la théorie selon laquelle le pâturage, la coupe de bois et l’exploitation agricole constituent « les principales entraves à la conservation82 ». Maniant les arguments de l’autorité et de la rationalité, les responsables du parc peuvent formaliser leur doctrine. The degradation of the park resources and other related problems are due principally to growing human livestock population that are dependent on subsistance agriculture, where farmers eke out a living (sic). The park has been and is still the source of fuel wood and construction materials for communities living within and surrounding the park. It also serves as a main grazing area for their livestock. Over years of uncontrolled exploitation of resources in the park has therefore led to severe deterioration of the wildlife habitat […] Further, unimproved cultivation practice, without conservation measures and overgrazing has also resulted in increased run-off and soil erosion, which in aggregate led to land degradation83. Affirmé sans cesse depuis les années soixante, le cercle vicieux « déforestation – surexploitation − surpâturage » sanctionne le rôle néfaste de l’homme. Ce jugement repose cependant sur une réalité empirique pour le moins contestable. Prenons l’exemple du walya ibex. À partir de 1968, les rapports produits par les institutions engagées dans la gestion du Simien Mountains insistent sur le danger que représente, pour la survie de l’espèce, la croissance démographique de la population. Il est fait mention de trois mille résidents permanents en 1975, quatre mille cinq cents en 1996 et onze mille six cents en 2006, avant la nouvelle démarcation des frontières84. La plupart de ces rapports précisent que l’UNESCO a reconnu le parc national comme un « Patrimoine Mondial de l’Humanité » en 1978 en raison de la présence de l’endémique walya ibex. En 1996, selon ces mêmes rapports, l’inscription du parc sur la « Liste du patrimoine mondial en péril » se justifie par la menace d’extinction qui continuera de peser sur le walya tant 81 Tesfaye Hundessa, « Major Causes for the Loss of Wildlife Resources in Ethiopia », Walia n°18, 1997, p. 3. La traduction est de notre fait. 82 Seyoum Mengistu et Abebe Getahun, « The Wildlife Conservation Areas of Ethiopia: Current Status and Future Prospects », Addis-Abeba, février 2002, p. VII. La traduction est de notre fait. 83 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. VI. 84 World Wildlife Fund, Yearbook 1975-1976, Morges, 1976, p. 162 ; The World Heritage Center UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996. Consultants’ Report Including Agreed Minutes of Bahrdar Workshop », Bahir Dar, novembre 1996, p. 11 ; Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 11. 237 que les populations occuperont le parc. Pour le moins catastrophiste, ce discours semble bien souvent éloigné des réalités écologiques. En effet, les chiffres indiquent qu’à l’instar de celui des hommes, le nombre de walya ibex ne cesse d’augmenter : The total number of Walia alive in this area is likely to be about 150. […] the situation in regard to the Walia Ibex is serious but far from hopeless85 ; The rare endemic Walia Ibex (a maximum of 300 now remain) […] may be lost for ever (sic)86 ; About 430 today […], there is a great fear for the long term conservation of the Walia ibex87 ; Walia Ibex […] are considered critically endangered […]. The Walia ibex can only be found in the Simen Mountains, where its current population is estimated at 623 individuals88. On mesure ici toute l’influence des « received wisdom » relatives à l’environnement africain, géré au gré du « paradigme politique » selon lequel l’élevage, l’exploitation forestière et l’activité agricole sont des activités par nature dévastatrices89. Sollicitées par la classe politique éthiopienne, les organisations internationales véhiculent ces croyances populaires dès les années soixante. Employé par le WWF, Leslie Brown participe en 1963 à une première mission de reconnaissance organisée dans le Sem n. Il estime que la « surexploitation des sols » représente le « principal problème à résoudre90 ». En 1965, mandaté par l’UNESCO pour évaluer la possibilité d’un parc national, c’est au tour de Ian Grimwood de proposer « to extinguish all individual or other human rights91 ». Citoyen britannique ayant fait ses classes dans les réserves de chasse tanzaniennes et kenyanes, John Blower est ensuite recruté par Hailé Sélassié en tant que Senior Warden de l’Ethiopian Wildilfe Conservation Organization. Il occupe ce poste jusqu’en 1969, date à laquelle il intègre les rangs de l’UNESCO et sert de 85 Leslie H. Brown, « A report on the Wild Life situation in the Semien Mountains of North Ethiopia with special reference to the Walia Ibex, Capra Walie and the Semien Fox, Simenia simensis simensis », Addis-Abeba, 1963, p. 1. 86 J.G. Stephenson, « An Appraisal of the Current State of the Wildlife of Ethiopia with a Resultant Recommendation on the Banning of Sport Hunting », Addis-Abeba, 23 août 1978, p. 1. 87 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 27. 88 UNESCO, « Mission Report from Simen Mountains National Park », Addis-Abeba, 2006, p. 6. 89 Melissa Leach et Robin Mearns, « Challenging Received Wisdom in Africa », in Id. (dir.), The Lie of the Land, Londres, The International African Institute, 1996, coll. « African Issues », p. 8-17. La traduction est de notre fait. 90 Leslie H. Brown, ibid., p. 4. La traduction de notre fait. 91 I.R. Grimwood, « Ethiopia. Conservation of Nature and Natural Resources (November 1964 - February 1965) », Paris, Unesco expanded programme of technical assistance, août 1965, p. 4. 238 conseiller à l’Empereur. Pendant neuf ans, de 1965 à 1974, John Blower formule le même genre de recommandations. Avant même la création du parc, dénonçant l’extension des parcelles de terres cultivées, les coupes de bois et le nombre trop élevé de têtes de bétail, il exhorte l’administration à déplacer les populations résidentes92. Ses successeurs réitéreront la demande. En 1978, aux dires de J.G. Stephenson, conseiller britannique de l’EWCO sous le régime du Därg, la déforestation aura raison du walya ibex dans moins de cinq ans93. En 1986, selon Hans Hurni, gardien du parc au début des années soixante-dix, géographe à Berne et auteur du premier plan d’aménagement du Simien Mountains, les pratiques agricoles sont proprement « anarchiques et destructrices ». À ses yeux, « l’homme est l’élément le plus dangereux du Sem n94 ». Une fois la République fédérale instaurée, scientifiques et experts internationaux continuent de s’allier pour alarmer les autorités nationales quant à l’action destructrice de l’homme au regard de la survie du walya95. Ce discours est largement soutenu par les gestionnaires du parc. En 2009, leur dernier programme d’aménagement stipule que les installations humaines et l’exploitation des ressources « will be controlled, reduced and restricted, using voluntary resettlement initiatives96 ». Ce spectre de la déforestation, du surpâturage et de la surexploitation fait bien plus appel aux représentations qu’à la rigueur factuelle. S’agissant de la forêt, l’ensemble des rapports évoquent une dégradation permanente. Deux d’entre eux font état de chiffres précis. En 1978, il est écrit que si 40% du pays était autrefois couvert par une forêt continue, pas plus de 3 à 5% des terres le sont aujourd’hui97. En 1986, l’EWCO évoque pour les montagnes du Sem n un tissu forestier recouvrant par le passé quelques 80% du 92 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 1-10. 93 J.G. Stephenson, « An Appraisal of the Current State of the Wildlife of Ethiopia with a Resultant Recommendation on the Banning of Sport Hunting », Addis-Abeba, 23 août 1978, p. 1. 94 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 49. La traduction est de notre fait. 95 Voir notamment : Bernhard Nievergelt, Tatjana Good et René Guttinger, « A Survey on the Flora and Fauna of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Walia Special Issue, 1998, p. 8 ; Eric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, 2001, p. 20. 96 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. VIII. 97 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 5. 239 Planche photographique n°6. Un discours catastrophiste, une réalité matérielle Camp de Chenek, « The John Hunt Exploration Group of Endeavour Training Expedition to the High Simiens of Ethiopia. 14th January-19th February 1972 », Ethiopian Endeavour, septembre 1972, p. 50. Cliché de l’auteur, Chenek, novembre 2012. 240 territoire et, à cette date, moins de 10% de l’espace-parc98. Derrière ces chiffres se dessine une déclinaison locale du mythe contemporain de « la forêt perdue d’Éthiopie99 ». Comme le démontre l’historien James McCann, il n’existe aujourd’hui aucune preuve d’un paysage éthiopien fortement boisé au e XIX siècle. Depuis au moins trois siècles, le couvert forestier régresse lors des phases d’installation humaine et de croissance démographique tandis qu’il se densifie lors des phases de déplacement et de crise démographique. Or, les estimations relatives à la forêt éthiopienne s’inspirent exclusivement du rapport qu’H.P. Huffnagel rédige en 1961 pour le compte de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture. Compilant les données existantes sans les remettre en cause ni même les citer, Huffnagel voit dans les zones boisées d’Éthiopie les reliquats d’une couverture forestière étendue au siècle dernier sur 42 à 48% de la superficie du pays. Dogmatiques sans pour autant être empiriques, ces chiffres sont depuis repris par les autorités institutionnelles et scientifiques, nationales et internationales100. La déforestation causée par l’approvisionnement local en bois de chauffe et de construction constitue bel et bien un problème de taille au regard de la survie des écosystèmes et des populations humaines qui en dépendent. Néanmoins, en Éthiopie comme en Afrique, l’argument selon lequel les paysans sont incapables d’interagir durablement avec leur milieu est fallacieux101. D’ailleurs, les deux photographies présentées ci-contre suffisent à montrer que le discours se veut nettement plus dramatique que la réalité matérielle. Entre un cliché réalisé au camp de Chenek en 1972 par l’un des membres de la « John Hunt Exploration » et une photographie prise par nous à l’automne 2012, l’évolution est quasiment insignifiante. Uniquement transformé par la construction d’un bâtiment faisant office de cuisine, le tissu forestier a conservé une égale densité et les sols ne paraissent guère plus usés. Pour reprendre le géographe Alain Gascon, si la couverture ligneuse de la forêt éthiopienne est maigre, les Éthiopiens savent l’entretenir : ils usent 98 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 49. 99 Alain Gascon, « La forêt perdue d’Éthiopie, un mythe contemporain », in Monique Chastanet (dir.), Plantes et paysages d’Afrique. Une histoire à explorer, Paris, CRA - Karthala, 1998, p. 383-409. 100 James McCann, « The Plow and the Forest: Narratives of Deforestation in Ethiopia, 1840-1992 », Environmental History vol.2 n°2, 1997, p. 140-156. 101 Robin Mearns, « Institutions and natural resources management: access to and control over woodfuel in East Africa », in Tony Binns (dir.), People and Environment in Africa, Wiley, Chichester, 1995, p. 105. 241 de leurs ressources en bois de façon circonstanciée et, ce faisant, celles-ci ne sont jamais abondantes mais jamais épuisées102. Soulignons enfin qu’après la mise en place du parc, chacun des programmes et rapports qualifie l’extension des pâturages103 et l’augmentation numéraire du bétail104 de « sources majeures de perturbation de la faune105 ». Là encore, la théorie renvoie davantage à la représentation des interactions de l’homme avec son milieu qu’à leur étude systématique. En effet, le degré de nuisance environnementale du pastoralisme est fonction des types de production, et non de l’effectif des troupeaux106. En Éthiopie comme ailleurs, le « surpâturage » n’existe qu’à l’aune de considérations politiques − les communautés agro-pastorales font obstacle à la propriété foncière individuelle promue par l’État – et idéologiques – l’homme constitue une menace pour la faune sauvage107. Ce caractère nuisible des occupants du Sem n renvoie à la poursuite d’un temps d’équilibre encore plus lointain que celui recherché par les gestionnaires français et canadiens. En Cévennes, l’administration cherche à perpétuer le temps d’une ruralité contemporaine qui, ailleurs, disparaît. À Forillon, les responsables du parc s’attachent au temps précédant l’essor et le déclin d’une pêche industrielle. En revanche en Éthiopie, au-delà des sécheresses récurrentes108 et de l’incapacité chronique de l’État à accepter une gestion locale et communautaire des ressources109, il est davantage question de « théologie » et de « croyance » que d’histoire110. Comme dans tout pays d’Afrique sub102 Alain Gascon, op. cit., p. 388. Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 56. 104 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 14. 105 Bernhard Nievergelt, Tatjana Good et René Guttinger, « A Survey on the Flora and Fauna of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Walia Special Issue, 1998, p. 44 ; Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Grazing Pressure Reduction Strategy for Simen Mountains National Park. Draft Report », Bahir Dar, 2007, p. 6. La traduction est de notre fait. 106 Ian Scoones, « Policies for pastoralists: new directions for pastoral development in Africa », in Tony Binns (dir.), op. cit., p. 24. 107 Katherine Homewood et W.A. Rodgers, « Pastoralism, conservation and the overgrazing controversy », in David Anderson et Richard Grove (dir.), Conservation in Africa. People, policies and practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 126. 108 William Beinart, « African History and Environmental History », African Affairs n°99, 2000, p. 279. 109 Maknun Gamaledinn, « State policy and famine in the Awash Valley of Ethiopia: the lessons for conservation », in David Anderson et Richard Grove (dir.), ibid., p. 327-328. 110 James C. McCann, « AHR Conversation: Environmental Historians and Environmental Crisis », The American Historical Review n°113, 2008, p. 1444. La traduction est de notre fait. 103 242 saharienne, on est en présence du discours néo-malthusien selon lequel l’Africain dégrade aujourd’hui la nature où il évolue, allant de ce fait à l’encontre du temps où il savait la respecter111. Ce temps, c’est celui de « l’Éden112 » où, avant les perturbations humaines modernes, l’Éthiopien évoluait naturellement au milieu d’une végétation luxuriante et d’une faune surabondante. Ainsi s’explique la discordance qui existe entre le rôle attribué par les responsables des parcs nationaux aux sociétés locales éthiopienne, canadienne et française. Il y a la nature, la beauté et l’histoire en Gaspésie, la faune sauvage et le paysage en Éthiopie, la nature et la culture en Cévennes et, depuis les années soixante-dix, les autorités nationales s’efforcent de les faire perdurer en tant que symboles de la permanence. Cette place faite à la nature détermine la place qui y revient aux hommes. Ils doivent eux aussi incarner la durabilité. 5.1.3. La contradiction « parc national » Préservés pour ce qu’ils ont de « naturels », les paysages ici analysés se révèlent des « paysages hybrides113 », produits d’éléments non-humains et de représentations et d’actions humaines. Mais parce que « toute la force politique de la nature » réside dans son unicité114, le discours relatif à la nature sociale des parcs et à la socialité de la nature mise en parc se doit d’être univoque. En matière de politique paysagère, une seule grille de symboles peut exister. L’homme doit apparaître intégré à l’environnement cévenol, il doit faire figure d’élément passé et révolu au sein de l’espace naturel gaspésien et il doit être rejeté hors du paysage dans le Sem n. Les difficultés qu’éprouvent les États responsables à atteindre ces objectifs indiquent cependant qu’un parc national demeure un objet antagoniste. Entre une nature vierge et humanisée, à conserver avec ou sans hommes, ses responsables s’évertuent finalement à aplanir la contradiction. Revenons-en d’abord au Simien Mountains. En 1962 et en 1965, après leurs premières missions de reconnaissance, les représentants de l’UICN et de l’UNESCO 111 Grace Carswell, « Continuities in environmental narratives: the case of Kabale, Uganda, 1930-2000 », Environment and History n°9, 2003, p. 20. 112 James Fairhead et Melissa Leach, Misreading the African landscape, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 261. La traduction est de notre fait. 113 Richard White, « From Wilderness to Hybrid Landscapes: The Cultural Turn in Environmental History », Historian n°66, 2004, p. 557-564. La traduction est de notre fait. 114 Bruno Latour, op. cit., p. 96. 243 recommandent à l’administration nationale de mettre les populations hors d’état de nuire. Elle s’y applique dès la fin des années soixante. Le déplacement des habitants de Gich est prévu en 1968115 et, l’année suivante, les villageois du Sem n se voient proposer une offre de resettlement dans l’Arsi, à deux cents kilomètres au sud d’AddisAbeba116. Quatre ans plus tard, bien qu’ils occupent toujours le Sem n, la loi leur interdit d’étendre leurs parcelles agricoles, de se fournir en bois et de faire pâturer leurs troupeaux117. Suggérées par les instances internationales, ces proscriptions attestent de la vigueur du « discours foucaldien de dégradation environnementale » décrit par James Fairhead et Melissa Leach à propos de la Guinée contemporaine. Hégémonique et totalisant, formulé par des hommes politiques et des scientifiques extérieurs au territoire à conserver, ce discours légitime le déplacement forcé des populations au nom d’un impératif de protection de la faune sauvage118. L’État éthiopien est toutefois loin d’être la victime passive de normes exogènes auxquelles il lui serait impossible de déroger. Usant comme bien d’autres gouvernements autoritaires de cette « image of “global good guys” » propre aux organisations de conservation de la nature119, le Därg intègre l’impératif de resettlement à sa stratégie nationale de villagisation120. La démarche semble ensuite évoluer. Après l’arrivée au pouvoir de l’EPRDF, les autorités nationales et les institutions internationales se font les défenseurs d’un « Park with people ». Elles adoptent la maxime appelée à devenir officielle : « the local people must be involved and participate in the development of conservation efforts121 ». Caractéristique de la 115 John Blower, « Development of the Simien Mountains National Park », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 1968, p. 4. 116 De Mebratu Fisseha au Dr. Vollmar (World Wildlife Fund Secretary-General), document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 5 août 1969, p. 1. 117 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 1972, p. 37. 118 James Fairhead et Melissa Leach, op. cit., p. 278. La traduction est de notre fait. 119 Daniel Brockington et James Igoe, « Eviction for Conservation: A Global Overview », Conservation and Society vol.4 n°3, 2006, p. 425. 120 Plusieurs sources mentionnent le déplacement, en 1982, de mille deux cents habitants du Sem n (voir notamment : Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 12). S’il n’est jamais question de leur réinstallation dans des villages collectifs, le fait que la villagisation ait à cette date entraîné le déplacement d’environ deux cent mille personnes nous incite tout de même à formuler cette hypothèse (voir notamment : Alula Pankhurst et François Piguet (dir.), Moving People in Ethiopia. Development, Displacement & the State, Rochester, James Currey, 2009, coll. « Eastern African Studies », p. 9-10). 121 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop 244 community conservation promue par la Convention sur la Diversité Biologique122, ce changement de paradigme est essentiellement discursif. L’État fédéral encourage en 1997 un « voluntary resettlement123 », les autorités régionales qualifient en 2003 le resettlement de « shared solution124 » tandis qu’en 2006, le gouvernement autrichien finance un projet de développement agricole aux alentours du Simien Mountains afin de créer des « facteurs incitatifs attirant les résidents hors du parc125 ». Sans cesse réitérée, cette volonté « pernicieuse126 » d’extraire les populations de leur espace de vie fait du Simien Mountains un territoire profondément polysémique. Depuis les années soixante, il est un parc idéalement vierge. La faune sauvage y prime sur les intérêts humains et il est géré et reconnu par le pouvoir national et les organisations internationales comme un espace où l’homme n’a pas sa place. Néanmoins, le Simien Mountains est également un parc de plus en plus humanisé. On y compte environ deux mille habitants et trois mille vaches, bœufs, chèvres et moutons en 1969127 et, en 2000, plus de quatre mille résidents et près de dix mille têtes de bétail128. Entre l’invariance du patrimoine naturel et la permanence des hommes de l’intérieur, le parc évolue donc comme un territoire à la fois nationalement vierge et localement anthropique. Faisant de l’homme une donnée indissociable du milieu, l’administration française se trouve elle aussi en prise avec la contradiction. Le ton est donné dès 1967 par le préfet de Lozère Raymond Rudler, partisan de la mise en place du parc. En décembre, il annonce aux maires du département que « l’exploitation agricole traditionnelle » et « les constructions anciennes […] qui s’intègrent dans le paysage seront respectées et même on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 4. 122 Roderick P. Neumann, Imposing Wilderness, Berkeley - Los Angeles, University of California Press, 1998, p. 7. 123 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « The Conservation Strategy of Ethiopia », Addis-Abeba, vol.II, avril 1997, p. 16. 124 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 5. 125 Id., « Development of Alternative Livelihoods for the Population of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Bahir Dar, novembre 2006, p. 4. La traduction est de notre fait. 126 Michael M. Cernea, « Pour une nouvelle économie de la réinstallation : critique sociologique du principe de compensation », Revue internationale des sciences sociales vol.1 n°175, 2003, p. 39. 127 C.W. Nicol, « A Census of the People of Geech and the Livestock at Geech » in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Nicol – Simien », 27 mai 1969, p. 1-2. 128 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 12 et 42. 245 restaurées129 ». Tel est, depuis, le cadre dans lequel les Cévenols sont amenés à habiter et exploiter l’espace. S’agissant des résidences, le décret de création du parc stipule en 1970 qu’excepté le bâti à vocation agricole, aucune construction nouvelle n’est autorisée130. En ce qui concerne la rénovation des bâtiments déjà occupés par les quelques six cent habitants de la zone centrale, les gestionnaires du parc sont tout aussi formels. Ils tolèreront et financeront uniquement les travaux effectués à l’aide de « matériaux traditionnels131 ». Déjà restrictif, le règlement se fait par la suite plus strict. À partir de 1981, l’administration attribue ses subventions aux seuls agriculteurs propriétaires de « bâtiments anciens » et acceptant une « restauration […] dans le style traditionnel132 ». Les non-agriculteurs souhaitant rénover leur résidence doivent en revanche eux-mêmes financer les travaux dont les normes de réalisation, plus coûteuses, restent obligatoires. S’agissant de l’exploitation du territoire, le carcan de la tradition pèse là encore sur les populations. Les pouvoirs publics interdisent les activités industrielles dès 1970. Ils soumettent les activités d’« artisanat local » à l’approbation du directeur du parc et autorisent les seules activités « agro-pastorales133 ». La tâche de l’agriculteur est formalisée à la fin des années soixante-dix. Afin que l’espace « retrouve sa valeur tout en respectant son harmonie interne », les exploitants doivent entretenir les prairies, contenir les friches et cultiver les bancels134. À première vue, il leur suffit de continuer à exercer leur travail. Comme pour les résidences, les hommes se retrouvent cependant maintenus dans le temps de l’archétype rural. Il est par exemple significatif que la transhumance se fasse par camion dans la plupart des moyennes montagnes françaises mais qu’en Cévennes, « représentant, sur le plan culturel, une des valeurs traditionnelles de la culture », l’administration exige qu’elle s’effectue à pied135. Quant à ceux qui souhaiteraient investir dans une production plus intensive qu’extensive, et dès 129 Roger Bécriaux, « Dans les Cévennes, l’administration s’efforce de dissiper les inquiétudes », Le Monde, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 27 décembre 1967, np. 130 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 73. 131 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 15. 132 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 57. 133 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », ibid., p. 74. 134 Parc national des Cévennes, « “Les plans d'environnement” dans le Parc National des Cévennes », Florac, 1977, np. 135 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 12. 246 lors créatrice d’une autre forme d’interaction avec le milieu, les autorités nationales l’interdisent expressément136. Mais le fait de contraindre un territoire à l’immobilisme ne va pas de soi. Dès 1969, les responsables du parc assurent aux populations qu’ils travaillent à leur développement et non à leur transformation en « une paysannerie appelée à témoigner du passé137 ». Trente ans plus tard, ils continuent d’exhorter les communes à proposer des aménagements destinés à l’amélioration de leur cadre de vie, tout en leur rappelant la nécessité d’être fidèles au « caractère du parc138 ». Comme le soulignent les sociologues Bertrand Hervieu et Jean Viard, dans la mesure où les Français envisagent l’exploitant rural comme le jardinier de leurs campagnes, « c’est aux agriculteurs eux-mêmes à entrer dans le paysage pour rester paysans139 ». C’est bien pourquoi depuis 1970, la nation s’efforce de figer dans le temps du patrimoine naturel et de la tradition un espace peuplé d’hommes et, en cela, menacé d’évolution. Comme en Éthiopie, l’administration canadienne participe à ce « grand partage140 » qui sépare les humains des non-humains. Le gouvernement fédéral est à ce propos catégorique. Le parc Forillon est voué à la conservation d’une « nature intacte » et la loi exige que « tous les territoires du parc soient libérés de toute habitation et de toute exploitation141 ». Aussi, dès les débuts de Forillon, l’agence Parcs Canada expulse l’ensemble de ses occupants, elle interdit aux populations riveraines d’y chasser142 et elle y proscrit la pêche industrielle143. L’agence réaffirme en 1979 sa volonté de réduire au sein du parc l’impact « de la vie sociale et économique de la région avoisinante144 ». Puis, en 1988, elle stipule que « la primauté est donnée à la préservation de l’intégrité 136 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 13. 137 Charles Vanhecke, « Les paysans de la Lozère face au parc des Cévennes », Le Monde, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 1er janvier 1969, p. 11. 138 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 17. 139 Bertrand Hervieu et Jean Viard, Au bonheur des campagnes (et des provinces), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005 [1ère éd. 1996], p. 31. 140 Voir notamment : Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, coll. « L’armillaire », p. 135 ; Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 242. 141 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 21. 142 Ibid., p. 16. 143 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 29. 144 Id., « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 40. 247 écologique par la protection des ressources naturelles145 ». À cet effet, les gestionnaires du parc peuvent aller jusqu’à « fermer complètement la pêche [en eau douce], quitte à intensifier pour quelques temps les efforts de surveillance du parc », l’impératif étant la sauvegarde de « l’état de santé de ses écosystèmes146 ». Aujourd’hui encore, la nécessité de « préserver147 », de « rétablir148 » et d’« améliorer l’état général de l’intégrité écologique » implique « la surveillance » des lieux149. Par-delà la culture, Parcs Canada fait ainsi place à la nature des lieux. Néanmoins, comme en France, les responsables du parc disent également travailler à l’intégration des hommes. Dès 1971, ils organisent des audiences publiques destinées à « renseigner » les populations environnantes et à « encourager leur participation150 ». Puis, pour satisfaire aux revendications locales, Parcs Canada instaure une procédure légale de consultation publique151. Cela se traduit en 1986 par la mise en place d’un « programme de participation du public152 » et, en 1994, par l’adoption du « développement » et de la « concertation » comme principes officiels de gestion153. Régulièrement annoncée154, cette prise en compte des aspirations locales se concrétise à plusieurs reprises. En 1979, « en dépit de ses objectifs prioritaires de conservation », l’administration rouvre la route du havre du Cap-des-Rosiers à la circulation automobile155. Dix ans plus tard, elle autorise l’organisation commerciale de randonnées pédestres dans la vallée de l’Anse-au-Griffon, elle permet aux plaisanciers de stationner dans les havres de Cap-des-Rosiers et de Grande-Grave et, au sein des corridors transfrontaliers, elle tolère le passage des motoneiges. Ces modifications se 145 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux et la Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 33ème législature - 2ème session chapitre 48, Ottawa, 18 août 1988, p. 1230. 146 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 25-38. 147 « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 36ème législature - 2ème session chapitre 32, Ottawa, 20 octobre 2000, p. 5. 148 Parcs Canada, « Parc national du Canada Forillon. Document d’information publique », 2003, p. 3. 149 Id., « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 93. 150 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 2. 151 Paul Kopas, op. cit., p. 182-185. 152 Parcs Canada, Région du Québec, « Document de travail. Modifications proposées au plan de gestion du parc national Forillon », 1986, p. 6. 153 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 32. 154 Parcs Canada, « Parc national du Canada Forillon. Consultation publique pour la préparation du plan directeur. Novembre 2006 - Février 2007. Compte-rendu », 2007, p. 5 ; Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 77. 155 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport préliminaire. Route panoramique, Parc national Forillon », Québec, 1978, np. 248 veulent « une réponse concrète à plusieurs commentaires, suggestions et recommandations156 ». Notons enfin qu’en 2009, Parcs Canada signe une entente avec la « nation micmac » de Gespeg afin de contractualiser la participation des Amérindiens à la gestion du parc157. Si la promotion des communautés locales dépasse ici l’espace du discours, il faut prendre garde aux modalités d’acceptation de la présence humaine. En matière de pêche en pleine mer, une fois le parc créé, ses dirigeants autorisent seulement la « pêche artisanale » exercée selon des « méthodes traditionnelles158 ». Avec la préservation d’un « mode de vie traditionnel » pour objectif, ils fournissent également depuis 1980 des tables aux pêcheurs qui, durant la saison estivale, prépareront le poisson en filet ou en darne à même les havres de pêche159. En matière de circulation routière, la perspective est similaire. Les gestionnaires du parc entretiennent uniquement les routes de la presqu’île afin d’assurer au public visiteur « la continuité des paysages culturels160 ». Il n’est pas question d’encourager la vie locale environnante. Il s’agit de « conserver, préserver et protéger […] l’intégrité de certains paysages culturels161 ». Formulée sur le tard et en complément de la politique d’intégrité écologique, la défense de l’intégrité des paysages culturels confirme la persistance « d’une pensée et d’une structure dualistes162 » bien plus qu’elle ne la remet en cause. Valorisant la nature et la culture de Forillon tout en les maintenant dans des sphères séparées, la mise en parc de l’espace évolue au gré d’un antagonisme privilégiant de manière constante l’exclusion des hommes et, de façon croissante, leur intégration. Nous verrons dans le septième chapitre que ces façons confuses de dire et de faire la nature suscitent, en Éthiopie, en France et au Canada, des luttes à la fois concrètes et symboliques entre les acteurs locaux et nationaux163. Ici, nous souhaitons affirmer que si 156 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 2. 157 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 8. 158 Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 159 Parcs Canada, Parc national Forillon, « Plan de mise en valeur de la zone marine », 1980, p. 23. 160 Id., « Rapport du comité de travail sur la route de la péninsule. Parc national Forillon », 1980, np. 161 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 12. 162 Roch Samson, « Nature et culture dans les parcs nationaux. Reconnaître les liens », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 192. 163 Cf. infra, « Chapitre 7. De la violence paysagère en milieu naturel », p. 341-408. 249 l’identification des principes qui président à son existence permet de saisir ce qu’il est et ce qu’il fait, le parc national constitue un territoire pluriel, produit éco-symbolique d’un espace matériel et des multiples actions et représentations dont il est l’objet. Mais parce que l’État lui attribue une seule place sociale, celle de consacrer l’invariance, de pluriel, il devient contradictoire. Dans le Sem n, l’Éthiopie peine à faire sortir l’homme d’une nature qu’elle veut uniquement de faune et de paysage. À Forillon, le Canada cherche à concilier la splendeur d’une nature millénaire à la capacité surannée des hommes à la magnifier tandis qu’en Cévennes, la France s’évertue à maintenir les populations dans l’atemporalité d’une ruralité naturelle. Toujours fonction des hommes de l’extérieur qui l’administrent et des hommes de l’intérieur qui y vivent ou y vivaient, le parc national demeure ainsi une réalisation humaine et, à ce titre, il est non seulement contradictoire, il est aussi géré comme tel. 5.2. Les espaces locaux des publics nationaux Cette dimension antagoniste du parc tient à l’incohérence qu’il y a à faire d’un espace local façonné par l’homme l’emblème naturel de la durabilité nationale. Au-delà des discordances relevées, chaque État décidant à sa manière de la capacité des hommes à nuire ou à participer à la permanence du milieu, la contradiction renvoie à un second jeu, plus concret, d’articulation des échelles. Dès leurs débuts, les gestionnaires des parcs poursuivent deux objectifs. S’adressant à une communauté a priori nationale, ils travaillent à la consommation de la nature. Agissant toujours sur la société locale, ils œuvrent aussi en faveur de son développement. De prime abord, l’entreprise prête à confusion. Les voies empruntées pour mener à bien cette conciliation écologique, touristique et économique suggèrent cependant une hiérarchisation des objectifs. De la même façon que la place à faire à la nature prime sur la place à donner aux hommes du cru, la mise en tourisme des territoires l’emporte sur l’aménagement des espaces de vie concernés. De cette combinaison d’un environnement intact à proposer à tout prix à la collectivité et d’un milieu anthropique à tout de même développer se dessinent alors des paysages non pas naturels ni mêmes uniformes mais, au contraire, négociés. 250 5.2.1. La consommation touristique d’un espace national En patrimonialisant une portion du Sem n, des Cévennes et de la Gaspésie, les administrations éthiopienne, française et canadienne font le choix de préserver un territoire contre toute dégradation et, surtout, de l’offrir à un public extérieur. Quel que soit l’espace-parc observé, sa conversion de milieu de vie en lieu de visite s’inscrit d’abord dans un contexte de touristification de la nature. En France, après un premier vingtième siècle durant lequel la montagne et la nature deviennent l’objet d’un « sentiment moderne de la beauté164 » et le lieu d’une « méditation sur la fuite du temps165 », la campagne devient, au début des années soixante, objet de « désirs166 ». Concomitant de la naissance d’une « civilisation du loisir167 », l’exode rural renforce la concentration urbaine de la population qui témoigne en retour d’un attrait grandissant pour les espaces ruraux en voie de désertification168. Les Cévennes illustrent ce processus. Tandis que le territoire est frappé au lendemain de la Seconde Guerre par le départ de « toute une génération », le tourisme y constitue une ressource économique substantielle à partir des années soixante-dix169. Si le développement touristique de la presqu’île de Forillon est également fonction de l’urbanisation du pays et de la démocratisation des loisirs170, il faut y noter l’importance de l’extension de la route 132, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Débutant mille kilomètres plus à l’ouest, au sud de Montréal, la route atteint la pointe de la Gaspésie en 1929. Jusque-là le lieu d’un « tourisme d’élite » pratiqué par l’aristocratie britannique et la haute bourgeoisie canadienne et américaine, la région devient une « destination touristique populaire171 ». 164 Philippe Joutard, L’invention du mont Blanc, Paris, Gallimard - Julliard, 1986, coll. « Archives », p. 141. 165 André Rauch, « Les vacances et la nature revisitée (1850-1939) », in Alain Corbin (dir.), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, p. 97. 166 Michel Rautenberg, André Micoud, Laurence Bérard et Philippe Marchenay, « Introduction », in Id. (dir.), Campagnes de tous nos désirs, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000, Cahiers d’Ethnologie de la France n°16, p. 9-10. 167 Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Éditions du Seuil, 1962, coll. « Points », voir notamment p. 15. 168 Félix Damette et Jacques Scheibling, La France. Permanences et mutations, Paris, Hachette Supérieur, 1999 [1ère éd. 1995], coll. « Carré Géographie », p. 75-83. 169 Patrick Cabanel, Histoire des Cévennes, Paris, PUF, 2009, 5ème éd. [1ère éd. 1997], coll. « Que saisje ? », p. 111-114. 170 Serge Gagnon, L’échiquier touristique québécois, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, coll. « Tourisme », p. 293-311. 171 Jean-Marie Fallu, Une histoire d’appartenance. La Gaspésie, Sainte-Foy, Les Éditions GID, 2004, coll. « Une histoire d’appartenance », p. 54-55. 251 Durant les années cinquante, entre quatre-vingt à cent mille personnes font annuellement le célèbre « tour de la Gaspésie172 ». Des visiteurs consacrant leur temps libre à la découverte d’une nature dont ils se sentent éloignés se retrouvent dans les montagnes du Sem n. Ces derniers sont toutefois peu nombreux et exclusivement étrangers au pays. À notre connaissance, excepté l’ancien capitaine de l’infanterie britannique H.C. Maydon parti chasser dans des paysages d’« abysses173 », les touristes sont rares durant le premier vingtième siècle éthiopien. En revanche, à la fin des années cinquante, plusieurs professionnels installés à Addis-Abeba proposent à une clientèle européenne d’effectuer des safaris dans le Sem n174. Participant à la récente touristification des pays du Sud175, l’Éthiopie souffre néanmoins d’une image de famine et de sécheresse, facteur particulièrement limitant en termes d’affluence touristique176. Attirer le public visiteur n’en constitue pas moins une préoccupation permanente. Dès 1970, l’aménagement du Simien Mountains constitue l’une des priorités de la « National Strategy of Tourist Development ». Situé sur la « Route historique » du Nord, le parc doit devenir une étape aussi incontournable que les trois capitales successives du royaume chrétien d’Éthiopie (Aksum, Lalibela et Gondar)177. Dans la droite ligne des autorités impériales, les responsables socialistes de l’EWCO envisagent ensuite une gestion de la faune à même de générer un « tourisme considérable178 » et, depuis l’instauration du régime fédéral, il est question de « satisfaire les voyageurs venus découvrir le paysage unique » du Sem n179. La vocation touristique du parc national est autant affirmée en France et au Canada qu’en Éthiopie. En Cévennes, la réflexion 172 Jules Bélanger, Marc Desjardins et Jean-Yves Frenette, avec la collaboration de Pierre Dansereau, Histoire de la Gaspésie, Montréal, Boréal Express - Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, p. 618. 173 Hubert Conway Maydon, Simen, its heights and abysses, Londres, H.F. & G. Witherby, 1925, p. 14. 174 Ernest P. Prossnitz, Safaris international division of Special Tours & Travel Inc., Chicago, 1965, np. 175 Georges Cazes, Tourisme et Tiers-monde. Un bilan controversé. Les nouvelles colonies de vacances ?, Paris, L’Harmattan, 1992, coll. « Tourismes et Sociétés », p. 5. 176 Frederick A. Frost et Tekle Shanka, « Perception of Ethiopia as a Tourist Destination », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), Ethiopia in broader perspective. Papers of the XIIIth International Conference of Ethiopian Studies, Kyoto, Shokado Book, 1997, vol.3, p. 348. 177 Planning Commission Office, « Resort Tourist Circuit in Ethiopia », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Tourism », Addis-Abeba, 4 juin 1971, p. 2. 178 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 20. La traduction est de notre fait. 179 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Orientation paper: Welcome to the Simien Mountains National Park. A World Heritage site », in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 2003, np. La traduction est de notre fait. 252 concernant « les moyens dont peut disposer l’Établissement public pour faire connaître son territoire180 » aboutit au lancement d’une campagne d’information télévisuelle en 1977181 et, en 1979, à la collecte de données statistiques relatives à la fréquentation touristique du parc182. Par la suite, à même le terrain, les gestionnaires du parc s’efforcent d’améliorer leur « système d’accueil, d’information et d’éducation » afin de « faciliter la pratique par le visiteur183 ». Dans cette perspective, ils participent notamment, depuis 1992, à l’opération « Gîtes Panda ». Initiée par le WWF et la Fédération des gîtes de France, l’opération vise au renforcement de la capacité d’accueil du parc184. Au début du e XXI siècle, elle est l’un des faire-valoir d’un « tourisme de découverte et de loisirs réparti de façon équilibrée sur l’ensemble du territoire185 ». Adoptant une démarche plus prospective, l’administration canadienne poursuit un même objectif d’attraction touristique. Tout au long des années soixante-dix, Parcs Canada s’enquiert des « besoins et intérêts des visiteurs » en matière d’infrastructures et d’animations186. À la fin des années quatre-vingt, après une campagne de publicité régionale destinée à « accroître la fréquentation et la durée de séjour des visiteurs », les responsables du parc évaluent de nouveau la demande publique d’équipements et d’activités187. Ils cherchent à « rehausser l’offre de services actuelle […], aux fins d’accroître la fréquentation et l’utilisation du parc188 ». En 1998 et 2008, ils mènent d’autres enquêtes auprès des visiteurs journaliers et des campeurs. L’agence compte saisir « le portrait socio-démographique de la clientèle du parc189 » et « identifier les améliorations à apporter190 ». 180 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 24. Institut Français d’Opinion Publique, « La campagne d'information “parcs nationaux” », Paris, 4 octobre 1977, p. 3. 182 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, « Données statistiques sur les parcs nationaux », Paris, mai 1979, p. 50. 183 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 89. 184 Lucette Laurens et Bertrand Cousseau, « La valorisation du tourisme dans les espaces protégés européens : quelles orientations possibles ? », Annales de Géographie n°613, 2000, p. 244. 185 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 54. 186 Parcs Canada, Région de Québec, Section Politiques et Recherches, « Rapport et tableaux statistiques 1978. Les parcs nationaux », 1978, p. 29-55. 187 Environnement Canada. Parcs, Région du Québec, « Termes de référence et instructions de travail d’un contrat de promotion et de publicité pour le parc national Forillon », 1987, p. 1. 188 Id., « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 63. 189 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Étude sur la satisfaction des visiteurs, 1998 », 1999, p. 1. 190 Id., « Étude auprès des campeurs. Été 2008. Rapport final », 2009, p. 16. 181 253 Le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Le million de touristes annoncé au début des années soixante-dix ne sera jamais atteint191. Pour autant, depuis qu’il est créé, le parc Forillon attire un public toujours plus nombreux. Ils sont plus de quatre-vingt mille à se rendre dans la presqu’île en 1972, près de cent trente mille en 1986 et, résultat probable des campagnes publicitaires réalisées192, presque cent quatre-vingt-dix mille en l’an 2000193. Le nombre de visiteurs est nettement moins important dans le Simien Mountains. La progression y est tout de même significative. Ils sont trois cent soixante en 1973, près de quatre cent cinquante avant les débuts de la guerre civile en 1978, plus de mille en 1995 et en 2011, ils sont plus de dix-sept mille à venir arpenter les montagnes du Sem n194. En Cévennes, l’administration mesure d’abord la fréquentation de ses centres d’information. Selon ses calculs, quarante cinq mille personnes s’y rendent durant l’année 1975 et plus du double en 1989. En 1997, la première estimation globale fait état de huit cent mille visiteurs annuels et, dix ans plus tard, le million est dépassé195. Ces quelques chiffres témoignent du paradoxe inhérent à l’existence d’un parc national. L’ordonnancement réglementaire et matériel de l’espace mis en parc participe à une production nationale de nature. Or, depuis 1970, les politiques élaborées et les évaluations quantitatives réalisées le montrent, cette nature n’est créée et préservée que 191 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 12. Jusqu’au début des années quatre-vingt, les responsables du parc prévoient un million de visiteurs annuels en l’an 2000. 192 Solange Dion, Daniel Gosselin et Luc Perron, « Les parcs nationaux du Québec : Forillon, l’Archipel de Mingan et la Mauricie », Teoros vol.14 n°1, 1995, p. 38. 193 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 8 ; Environnement Canada. Parcs, Région du Québec, « Termes de référence et instructions de travail d’un contrat de promotion et de publicité pour le parc national Forillon », 1987, p. 11 ; Parcs Canada, Journal Forillon « Guide à l’attention des visiteurs », 2000, p. 2. 194 World Wildlife Fund, Yearbook 1973-1974, Morges, 1974, p. 131 ; The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 12 ; de l’Ethiopian National Agency for UNESCO à UNESCO, « Subject: Rehabilitation of Simen Mountains National park (SMNP) World Heritage fund », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », janvier 1997, np. ; Ethiopian Wildlife Conservation Authority, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. 195 Parc national des Cévennes, « Information et animation. Été 1975 », Florac, 1975, np. ; Id., « Rapport d’activité 1989 », Florac, 1990, p. 24 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 20 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 17. 254 pour être mieux consommée. Aussi, les gestionnaires du parc se retrouvent pris entre deux feux. À propos des parcs nationaux français, le géographe Christophe Sevegner identifie une déprédation environnementale née de la pratique individuelle et collective du territoire. Qu’il s’agisse de la randonnée, des sports aériens et d’eau vive ou de la villégiature de détente et de découverte, chacune de ces activités modifie à la fois le comportement de la faune – contrainte au déplacement par un excès de circulation humaine – et l’équilibre de son habitat – sujet au tassement du couvert végétal par un trop grand nombre de marcheurs et au prélèvement illégal d’espèces florales. De fait, audessus d’une certaine « capacité de charge touristique », les dégâts qu’entraîne la fréquentation endommagent de manière irréversible le milieu légitimant, à l’origine, le classement « parc national196 ». Depuis les années quatre-vingt-dix, les responsables du parc des Cévennes composent avec cette difficulté. Ils invoquent en 1994 une nécessaire « maîtrise des flux touristiques197 » et l’année suivante, ils prévoient de limiter « la fréquentation dans les sites les plus fragiles ». Excepté la conduite d’« opérations “coups de poing” […] pour mieux sensibiliser le public198 », ils semblent toutefois plutôt démunis. Il faut dire qu’il n’est pas question de privilégier une voie au détriment d’une autre. Si la croissance du tourisme peut nuire à la sauvegarde du parc, un accroissement des mesures de protection serait une atteinte à sa vocation d’accueil199. Les ressorts de cette conciliation entre protection et utilisation de l’espace font l’objet, au Canada, de nombreuses études historiques. Pour reprendre les propos d’Anne Gilbert, ces travaux évoquent la façon dont les Canadiens se servent « de leurs représentations naturelles pour légitimer un ensemble de pratiques qui le sont fort peu200 ». L’impératif d’un tourisme économiquement rentable apparaît dès la mise en place de la Direction des parcs du Dominion. Sous la gouverne de James B. Harkin, la Direction se développe à partir de 1911 au gré d’une problématique appelée à durer : des 196 Christophe Sevegner, « Les parcs nationaux français de montagne et le tourisme. Un mariage de raison », Aix-en-Provence, Université d’Aix-Marseille, 2000, thèse de doctorat en géographie, p. 278-280. 197 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 15. 198 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1993 », Florac, 1994, p. 19 199 Gérard Richez, Parcs nationaux et tourisme en Europe, Paris, L’Harmattan, 1992, coll. « Tourisme et Sociétés », p. 63. 200 Anne Gilbert, « La nature comme légitimation », in Caroline Andrew (dir.), Dislocation et permanence. L'invention du Canada au quotidien, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1999, p. 57. 255 fonds doivent être obtenus afin de populariser les parcs et les parcs doivent être populaires afin d’obtenir ces fonds201. Harkin poursuit deux objectifs. Le premier, « commercial », consiste à attirer un maximum de visiteurs : le revenu généré par la fréquentation touristique incitera le gouvernement fédéral à investir dans la création de parcs nationaux. Le second, « humanitaire », réside dans la diffusion d’une éthique de la nature associée au bien-être et à l’élévation personnelle, voire au divin202. Comme l’explique Alan MacEachern, le tourisme constitue la justification économique des parcs nationaux et la valeur morale de la nature leur justification psychologique. Réagissant à la théorie du « profit » avancée par Leslie Bella203, l’historien démontre qu’après avoir considéré les parcs comme de simples infrastructures économiques, l’État fédéral les a rapidement envisagés en tant qu’objets de « nature » devant être autant utilisés que préservés. Le discours que le ministre des Affaires indiennes et du Nord prononce à la Chambre des communes en 1964 est révélateur. Alors que l’opposition grandit entre les associations de protection de l’environnement et les promoteurs souhaitant davantage de développement dans les parcs de l’Ouest, Arthur Laing annonce qu’il faut « aider les Canadiens à recevoir les bénéfices récréatifs de leurs parcs nationaux sur le long terme et protéger ceux-ci contre des types de développement et d’usages excessifs ou inappropriés ». S’il est évident qu’il ne sera jamais parfaitement atteint, l’équilibre entre usage et sauvegarde de la nature forme depuis l’un des piliers de la politique de Parcs Canada204. À Forillon, « pour assurer l’équilibre entre les objectifs de préservation, d’interprétation et d’utilisation », les gestionnaires du parc procèdent en 1971 à un découpage raisonné de l’espace205. Le plan directeur de 1979 instaure la délimitation suivante : des zones de préservation spéciale dont l’accès est restreint au public et « interdit aux véhicules », des zones primitives dédiant 86% du parc à la « découverte », des zones d’environnement naturel offrant des « opportunités de plein-air » et des zones 201 C. James Taylor, Negotiating the Past. The Making of Canada’s National Historic Parks and Sites, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990, p. 27. 202 Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 29-33. Selon l’auteur, James B. Harkin classait la plupart de ses documents en deux catégories, l’une, « Commercial », l’autre, « Humanitarian ». 203 Leslie Bella, Parks for Profit, Montréal, Harvest House, 1987, voir notamment p. 46. 204 Alan MacEachern, ibid., p. 228. La traduction est de notre fait. 205 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 19. 256 de récréation regroupant les « équipements de loisirs206 ». Ce « zonage » perdure ensuite207. Cependant, seuls les falaises de la presqu’île et le cœur forestier de la vallée de l’Anse-au-Griffon sont classés « zones de préservation spéciale208 ». Outre des études d’impact préalables à tout aménagement209 et des plantations arbustives épisodiques visant à « corriger les dégradations causées par les visiteurs210 », l’administration œuvre avant tout à la découverte de l’espace et, par voie de conséquence, à sa pratique. Conservation et usage de l’espace sont loin d’être contradictoires. Dans les parcs nationaux, il s’agit de « rendre compatible ces responsabilités apparemment incompatibles211 ». En cela, les parcs ne sont pas destinés à la reconnaissance et à la préservation des non-humains. Qu’elles dissocient ou non les éléments humains et nonhumains de la « nature », les administrations responsables s’adressent toujours à l’homme. Le parc national du Sem n confirme l’analyse. Le dilemme sera probablement évoqué lorsque la fréquentation se chiffrera en dizaines de milliers d’individus. Toujours est-il que la gestion du parc est entièrement tournée vers la sauvegarde d’une espèce animale menacée par la pression anthropique et, pourtant, jamais il n’a été question de réglementer l’afflux des visiteurs venus l’observer. Il est d’ailleurs significatif que ces visiteurs soient aujourd’hui autorisés à acheter du bois d’eucalyptus pour se regrouper le soir autour d’un feu de camp212. En effet, la réglementation est intransigeante à cet égard. La coupe de bois est illégale en parc national213 et quiconque enfreint la loi encourt sinon l’emprisonnement, au moins une amende214. L’existence d’une pareille distinction entre les lois pesant sur les résidents et les passe-droits favorisant les touristes remonte probablement aux premières années du parc. Après tout, en 1968, les Européens 206 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 13. Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 31. 208 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 13. 209 Le Groupe Dryade, « Inventaire, description et cartographie des sols. Parc national Forillon. Rapport présenté à Parcs Canada », 1983, p. 164. 210 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, District de la Gaspésie, « Travaux d’amélioration de l’environnement. Projet relais. Parc national Forillon », 1984, np. 211 Alan MacEachern, op. cit., p. 157. La traduction est de notre fait. 212 Les guides et les gardes achètent aux villageois le bois nécessaire au feu de camp quotidien. S’ils précisent que le bois ne doit pas provenir de l’enceinte du parc, tous reconnaissent que les habitants ne parcourent pas une vingtaine de kilomètres pour se procurer un matériau disponible dans les environs. 213 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 1972, p. 37. 214 De Bekalu Ademasu à Simien Mountains National Park Office, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Wildlife death file », 2000 (cal. éth.), np. 207 257 conservaient leur droit de chasse tandis que les populations locales avaient déjà perdu le leur215. Au-delà de la conjecture, le phénomène indique qu’en Éthiopie comme en France et au Canada, il importe non seulement de proposer au public un environnement intact, mais aussi de lui fournir les moyens matériels de l’apprécier. Le cas éthiopien démontre cependant qu’il y a bien une contradiction à faire d’un parc national le lieu de la production et de la consommation de la nature. En élaborant une nature nationale, l’État s’engage à satisfaire des collectivités nationales et internationales en un espace de visite qui demeure irrémédiablement, pour les populations locales présentes et environnantes, un espace de vie. 5.2.2. Le développement économique d’un territoire local Dès le début de leurs mandats, les administrations canadienne, éthiopienne et française disent poursuivre un objectif de développement local. Loin d’être une négation des usages et des aspirations des populations résidentes, l’offre nationale de nature serait le meilleur moyen, pour ne pas dire le seul moyen, de sauver des territoires défavorisés. Aux côtés des considérations politiques et idéologiques qui président à l’établissement d’un parc, signe de la souveraineté de l’État qui cherche à en faire une allégorie de la nation, la mise en tourisme de l’espace répond bien souvent à une situation économique critique. En Éthiopie, la création du Simien Mountains est concomitante d’une dégradation des conditions de vie paysanne. Combinés à une pression fiscale étatique croissante, les désastres environnementaux comme la sécheresse et les raids de sauterelles « font la voie facile à la famine216 ». À propos de son premier séjour sur les hauts plateaux du nord éthiopien, en 1973, le journaliste français Jean-Claude Guillebaud se remémore « une coulée de pus, des groupes en haillons grisâtres [qui] sourdaient matin et soir des campagnes du Wollo et du Tigray pour venir s’accroupir à proximité des routes. Et y mourir217 ». Entre le Wollo, au sud, et le Tigray, au nord, gageons que les populations rurales du Sem n vivaient dans des 215 James Mellon, « The Abyssinian Ibex, or Walia. A Shoot on the Heights and Abysses of Semien », Ethiopia, 1970, np. 216 Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 195. La traduction est de notre fait. 217 Jean-Claude Guillebaud et Raymond Depardon, La porte des Larmes – Retour vers l’Abyssinie, Paris, Seuil, 1996, p. 6. 258 conditions similaires. Le romancier Jean-Pierre Chabrol rappelle qu’à la même époque, les Cévenols évoluent à l’écart du développement et du progrès. Le sous-titre de la première édition du Crève-Cévenne suffit à décrire la précarité du territoire : « un cri de détresse et de désespoir devant un pays qui meurt dans l’indifférence218 ». Après un dixneuvième siècle marqué par l’exploitation florissante de la châtaigne et du ver à soie – l’arbre à pain et l’arbre d’or – et par une industrie charbonnière naissante219, le premier vingtième siècle est un temps de crises. La sériciculture est dépassée, la châtaigneraie succombe aux maladies de l’encre et du chancre220, les marchés étrangers et les autres sources d’énergie ont raison du bassin houiller et la région perd le cinquième de ses habitants. À la fin des années soixante, « les Cévennes ont été saignées à blanc221 ». Cette déprise fait largement écho à celle que connaissent les habitants de la presqu’île de Forillon. À l’instar des régions rurales isolées du Québec, Forillon subit l’échec de la colonisation des terres agricoles, consommé à la fin des années trente. Après avoir privilégié un type de développement qui allait à l’encontre de l’environnement économique et social ambiant, l’État provincial fait face à « une campagne ordonnée mais déjà condamnée222 ». Lieu d’une activité agro-forestière de faible envergure223, la Gaspésie des années cinquante figure en tête de liste des régions en crise avec près de 60% de la population dépendant des prestations d’aide sociale et d’assurancechômage224. L’effondrement de la pêche commerciale achève une décennie plus tard l’espoir d’un redressement. On peut alors entendre le chansonnier Félix Leclerc évoquer ces « vieux marins qui ne voguent plus ; qu’on a débarqués mais qui sont repartis ; dans des voyages sans escale225 ». Aujourd’hui encore, des musiciens québécois continuent d’entretenir la mémoire du « pêcheur gaspésien » : « le poisson est jamais r’venu ; et son 218 Jean-Pierre Chabrol, Le Crève-Cévenne, Paris, Plon, 1973, 234 p. Daniel Travier, « Techniques et vie quotidienne de la Cévenne traditionnelle », in Philippe Joutard (dir.), Les Cévennes, de la montagne à l’homme, Toulouse, Privat, 1979, p. 163-220. 220 Apparue au milieu du XIXe siècle, la maladie de l’encre est provoquée par un champignon qui attaque par pourrissement la base du châtaignier et entraîne des écoulements de sève noirâtre. Repérée en 1956, l’endothia ou maladie du chancre est due à un autre champignon qui cause le dépérissement de l’arbre. 221 Patrick Cabanel, op. cit., p. 101-106. 222 Serge Courville, Le Québec. Genèse et mutations du territoire. Synthèse de géographie historique, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2000, p. 281-287. 223 Jules Bélanger et al., op. cit., p. 581-583. 224 Maryse Grandbois, « Le développement des disparités régionales en Gaspésie 1760-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.36 n°4, 1983, p. 504. 225 Félix Leclerc, « La Gaspésie », La vie, 1967. 219 259 beau bateau fut vendu ; il ne lui reste que le paysage, et ses souvenirs quelque part au large226 ». Dans un tel contexte de déprise, les États français, canadien et éthiopien s’investissent dans le commerce de paysages. « Activité de dernière chance », le tourisme en milieu naturel peut enrayer le déclin227. À Forillon, l’entente signée en 1968 entre le Québec et le Canada est explicite : un parc « permettra d’augmenter les revenus provenant du tourisme228 ». Parcs Canada achève ici sa transition vers une approche préservationniste de la nature. Contrairement aux premières lois de 1887 et de 1911 où l’exploitation forestière des espaces-parcs n’était « ni tout à fait autorisée, ni tout à fait interdite », l’administration affirme l’idée selon laquelle l’exploitation lucrative des ressources terrestres et aquatiques est incompatible avec les valeurs d’un parc national229. La conservation, c'est-à-dire le fait de protéger des ressources pour leur utilisation durable230, s’efface ainsi derrière la préservation, c'est-à-dire le fait de mettre des ressources à l’abri de toute utilisation231. Consacrant une victoire pour la « pensée écologique232 », l’entreprise demeure à visée économique. À Forillon où la population décline et l’économie s’effondre233, la mise en tourisme d’une nature préservée doit favoriser le développement. Du côté canadien, le ministre des Affaires indiennes Jean Chrétien prône le « rétablissement économique de cette région234 ». Du côté québécois, 226 Les Cowboys Fringants, « Histoire de pêche », L’expédition, 2008. Serge Gagnon, op. cit., p. 310. 228 Office de Développement de l’Est du Québec, Entente générale de coopération Canada-Québec. Le plan de développement du Bas Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Québec, Office d’information et de publicité du Québec, 26 mai 1968, p. 15. 229 Jean-Luc Bourdages, André Bouchard et Marie-Odile Trépanier, Les parcs naturels du Canada et du Québec. Politiques, lois et règlements, Montréal, Université de Montréal - Faculté des arts et des sciences - Institut botanique, 1984, p. 27-28. 230 Sur la conservation en Amérique du Nord, voir notamment : Michel F. Girard, L’écologisme retrouvé. Essor et déclin de la Commission de la conservation du Canada, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1994, p. 33-37. Sur la conservation au Québec, voir notamment : René Hardy, « Exploitation forestière et environnement au Québec, 1850-1920 », Zeitschrift für Kanada-Studien vol.27 n°1, 1995, p. 63-79. 231 Éric Glon, « Wilderness et forêts au Canada. Quelques aspects d’une relation homme / nature très ambivalente », Annales de Géographie n°649, 2005, p. 249. 232 Yves Hébert, « La genèse de la pensée écologique, 1800-1940 », in Rowland Lorimer (dir.), Conscience et survie. Écologie et culture au Canada, Montréal, Association d’études canadiennes, 1991, p. 33. 233 André Lepage, « Histoire de la population et du peuplement de la péninsule de Forillon », Ottawa, Service de recheche historique (Parcs Canada), 1978, p. 37. 234 « Les parcs nationaux. Déclaration au sujet de l’aménagement d’un parc à Pointe-Forillon », Débats de la Chambre des communes 28ème législature - 1ère session, Ottawa, 21 mai 1969, p. 8883. 227 260 le Premier ministre Robert Bourassa se déclare « très heureux […] de ce nouvel équipement touristique235 ». Le but annoncé est de créer un « paradis touristique236 » à même d’« augmenter le développement économique de la Gaspésie237 ». Depuis, jamais les gestionnaires du parc n’omettent d’invoquer l’objectif visé. Ils annoncent la « mise en valeur du parc et de son entourage immédiat238 » en 1975 et la nécessité d’en faire « un pôle d’attraction majeur pour les touristes gaspésiens239 » en 1978. Dix ans plus tard, la finalité du parc est réaffirmée. Afin de « faire jouer au parc le rôle de “locomotive” touristique240 », Parcs Canada se doit « d’accroître la fréquentation et l’utilisation du parc241 ». En garantissant aux populations locales « la recherche d’un juste équilibre » entre la sauvegarde du milieu et sa découverte par le public242, la révision du plan directeur s’inscrit en 1995243 dans la droite ligne de cette politique qui fait de la préservation une ressource économique parmi d’autres. Le phénomène est loin d’être exclusif au cas canadien. En France où l’approche conservationniste prévalait depuis le XIXe siècle244, la préservation de la nature vise également à susciter l’attraction touristique et, de fait, le développement du territoire245. Dès la mise en place du parc des Cévennes, l’administration nationale entend encourager en zone périphérique des « améliorations d’ordre social, économique et culturel246 ». En zone centrale, elle se donne pour mission d’insuffler « le renouveau économique et social247 ». Chacun des 235 « Déclaration de M. Robert Bourassa, Premier ministre du Québec, à l'occasion de la signature de l'entente sur le Parc de Forillon », Québec, 8 juin 1970, p. 1. (http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/ DepotNumerique_v2/AffichageNotice.aspx?idn=17041, consulté le 21 décembre 2011). 236 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 8. 237 « Projet de loi n°29 – Loi concernant le parc Forillon et ses environs », Journal des Débats de l’Assemblée nationale 29ème législature - 1ère session vol.10 n°19, Québec, 16 juillet 1970, p. 1121. 238 Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 83. 239 Parc Canada, « Parc national Forillon : plan directeur », 1978, np. 240 Id., « Révision du plan de gestion du parc national Forillon. Analyse de la fréquentation et impact socio-économique des projets de développement prévus, 1987-1988 à 1989-1990 », 1987, p. 3. 241 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 25. 242 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Programme de consultation du public », 1994, p. 3. 243 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », np. 244 Michel F. Girard, « Conservation and the Gospel of Efficiency : un modèle de gestion de l’environnement venu d’Europe ? », Histoire sociale / Social History vol.23 n°45, 1990, p. 66. 245 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, Travail, culture et nature. Le développement local dans le contexte des parcs nationaux et naturels régionaux de France, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 139-145. 246 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970… », op. cit., p. 83. 247 Ministère de l’Agriculture, « Une action concertée d'aménagement du territoire par la protection de la nature et la promotion de l'homme », Paris, 1970, p. 3. 261 programmes d’aménagement édités par les gestionnaires du parc reprendra l’argument. Il est question de « maintenir la qualité de vie dans les Hautes Cévennes248 » en 1976, d’une « amélioration de la rentabilité des activités agricoles249 » en 1981, d’un « développement concourant aux objectifs de protection250 » en 1986, « de mettre en œuvre les voies qui permettent de concilier protection de la nature et développement251 » en 1994 et, en 2012, d’un « projet commun de développement durable […], porté conjointement par les habitants du parc et son établissement public252 ». Cette insistance sur les bienfaits économiques à attendre d’un parc se retrouve en Éthiopie. Aux côtés des « produits forestiers [qui] doivent être sécurisés pour une période de temps indéfinie253 », la préservation de la faune sauvage des parcs nationaux « doit jouer un rôle dans le développement économique du pays254 ». Adoptée à l’époque impériale, la démarche est la même sous le régime socialiste. Pour les représentants du Därg, « if wildlife in their own right have to be conserved […], the economic returns from the consumptive wildlife utilization also justifies the investment in wildlife conservation255 ». Aujourd’hui, les autorités amhara en charge du parc du Simien Mountains estiment encore que les « attractions touristiques basées sur la présence d’animaux sauvages doivent contribuer au développement économique en général et aux résidents de la région en particulier256 ». Sans cesse réitéré, cet impératif de développement local constitue, de prime abord, une priorité équivalente à la consommation nationale de la nature. Son succès s’avère 248 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 3. Id., « Programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1981, p. 9. 250 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 9. 251 Id., « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 6. 252 Id., « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 47. 253 Imperial Ethiopian Government, « Decree No._of 1962. A Decree to Secure the Conservation of State Forests », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1962, np. La traduction est de notre fait. 254 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 5 novembre 1970, p. 30. La traduction est de notre fait. 255 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 134. 256 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 2. La traduction est de notre fait. 249 262 cependant bien plus mitigé. En Éthiopie, les quelques statistiques dont on dispose pour les années soixante-dix témoignent de l’insignifiance du revenu généré par l’activité touristique nationale. En 1973, le ministère de l’Agriculture l’évalue à quelques cinq cent mille birrs soit, à l’époque, moins de vingt-cinq mille dollars US257. Au sortir de la guerre civile, en 1993, le conseiller de l’EWCO Jesse Hillman évoque un profit annuel de trois millions de dollars, somme on ne peut plus dérisoire contre les quatre cents millions du voisin kenyan258. Dans les montagnes du Sem n, les autorités régionales sont en mesure d’estimer les revenus annuels afférents au parc depuis 2002. À cette date, il est question d’environ quatre cent mille birrs, dont la moitié serait perçue par les associations de guides touristiques et de muletiers installées à Debark et Sankaber259. Ces chiffres, d’une part, sont incertains. Selon les informations recueillies sur place au cours de nos séjours de recherche, le bureau du parc ne reverse pas plus d’un tiers des frais acquittés par les visiteurs aux guides, gardes et muletiers260. Il est dès lors surprenant que les rapports officiels fassent état d’un revenu annuel oscillant entre sept cent à neuf cent mille birrs pour les « populations locales », contre six cent à huit cent mille birrs pour le « gouvernement261 ». D’une véracité douteuse, ces estimations révèlent d’autre part que les bénéficiaires de la fréquentation touristique sont les guides résidant à Debark et les habitants des environs louant leurs mules aux voyageurs. Tandis que la « zone périphérique » doit être dédiée au « développement » et la « zone tampon » entourant le parc à l’« éco-développement », le « cœur du parc » ne doit pas être « sujet à l’activité humaine262 ». 257 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 2. 258 Jesse C. Hillman, « Ethiopia: Compendium of Wildlife Conservation Information », New York Addis-Abeba, The Wildlife Conservation Society - International New York Zoological Park - Ethiopian Wildlife Conservation Organization, 1993, vol.1, p. 54. 259 De Berhanu Gebre Mohammed à Amhara National Regional State Bureau of Agriculture, « Submission of conservation status report of Simien Mountains National Park », in SMNP-Debark, dossier « Control and conservation reports », 21 décembre 1995 (cal. éth.), np. 260 Les services d’un guide, d’un garde et d’un muletier coûtent respectivement, par jour, 75 birrs, 50 birrs et 35 birrs. Le Bureau du parc reverse à chacun d’entre eux 30 birrs, 20 birrs et 15 birrs. 261 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 41 ; Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Status Report of the World Natural Heritage Site, Simien Mountains National Park (Ethiopia) », Bahir Dar, janvier 2008, p. 10. La traduction est de notre fait. 262 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 62. La traduction est de notre fait. 263 Au Canada, les populations tirant profit du tourisme sont également celles des environs. À Forillon même, l’échec de l’Office de développement de l’Est du Québec est patent263. La création prochaine de plusieurs milliers d’emplois avait convaincu les autorités provinciales d’exproprier les populations et de renoncer à l’exploration et à l’exploitation minières de la presqu’île264. On ne dénombre que trente emplois permanents en 1975265 et, en 2010, pas plus de trois cent vingt-six266. Il en va en revanche autrement de la région gaspésienne que les visiteurs traversent pour venir découvrir le parc national. Aujourd’hui, selon Parcs Canada, ces derniers y dépensent annuellement plus de treize millions de dollars267. Bien plus important qu’en Éthiopie, le bénéfice induit par l’existence du parc concerne finalement là aussi les seuls territoires extérieurs à l’espace-parc. Le cas des Cévennes semble, a priori, nettement différent. Si la zone périphérique n’est pas devenue le lieu d’une concertation harmonieuse entre l’Établissement Public et les administrations locales268, la fréquentation touristique y a tout de même pérennisé un certain développement269. D’ailleurs, à la différence du Simien Mountains et de Forillon, le même constat peut être dressé pour la zone centrale du parc. Trois éléments sont à noter. À partir de 1971, l’« Opération hameaux » permet aux agriculteurs de compléter leur revenu en proposant aux touristes des gîtes rénovés, aux dires du parc, dans leur aspect « traditionnel270 ». L’opération perdure jusqu’en 1988271. Par le biais des 263 Gabriel Gagnon, « Les modèles de développement régional au temps du BAEQ et l’avenir de la Gaspésie », in Danielle Lafontaine (dir.), Choix publics et prospective territoriale. Horizon 2025. La Gaspésie : futurs anticipés, Rimouski, GRIDEQ, 2001, coll. « Tendances et débats en développement régional », p. 119-121. 264 De monsieur Paul-E. Auger (Sous-ministre, ministère des Richesses naturelles) à monsieur Claude Morin (Sous-ministre, ministère des Affaires intergouvernementales), « Entente fédérale-provinciale – Parc de Forillon », in BANQ-BSL, Fonds E32, S1, SS101, SSS101, D56, dossier « 1969-1972. Correspondances Forillon », 27 juin 1969, p. 1 ; de monsieur Claude Morin à monsieur Paul-E. Auger, document sans titre, ibid., 3 juillet 1969, np. 265 « La Société Nationale des Québécois torpille le rapport Faouzi sur Forillon », Le Quotidien, in PCCSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 24 janvier 1976, np. 266 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 7. 267 Ibid. 268 Lionel Laslaz, Vanoise, 40 ans de Parc National. Bilan et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 142. 269 Marie-Claude Guerrini, « Le Parc National des Cévennes. Compromis entre conservation et développement ? », Strates n°8, 1995, p. 3. 270 Association « Pour une fondation cévenole », Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°3, Florac, 1973, p. 5-6. 264 « contrats Mazenot », du nom du sous-préfet de Florac qui en eut l’initiative, les résidents permanents ont aussi l’occasion de travailler pour le parc272. Trente années durant, l’administration engage une cinquantaine de Cévenols pour débroussailler des sentiers de randonnée, confectionner des panneaux de signalisation, restaurer des bâtiments usuels et des mas en ruine, ou encore entretenir des enclos animaliers et des chemins d’exploitation273. Les « contrats Mazenot » sont remplacés en 2003 par les « contrats patrimoine ». Davantage tournés vers la restauration des milieux, ils favorisent notamment la réhabilitation des châtaigneraies et des tourbières274. Les gestionnaires du parc sont enfin investis dans le maintien des coopératives pastorales275. Ils acquièrent des terrains et les louent à bas prix à la coopérative de « la Raïole du Viganais » en 1980276, ils subventionnent la reconstitution d’un cheptel bovin de race Aubrac en 1983277 et continuent, depuis, de soutenir la transhumance ovine et bovine278. Finançant la qualité anthropique de la « destination “Parc national des Cévennes”279 », les autorités déjouent ainsi « la mort annoncée280 » du territoire. Il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il n’est pas question d’une agriculture mécanisée ou d’un élevage intensif. En effet, cette distinction entre le sauvetage des hommes de l’intérieur du côté français et l’attention accordée aux seuls hommes de l’extérieur du côté éthiopien et canadien pourrait faire croire à une « exception française » en matière de conciliation écologique et économique281. Seul diffère le degré d’humanité attribué à l’espace mis en parc. Bel et bien poursuivi par les gestionnaires des parcs français, canadien et éthiopien, l’objectif de développement économique du territoire local demeure conditionné par la volonté d’offrir au public une « nature » préservée. 271 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 12. Id., « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 3. 273 Chaque rapport d’activité produit par les responsables du parc depuis 1970 fait état de ces contrats. 274 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2003 », Florac, 2004, p. 27. 275 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 4. 276 Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 7. 277 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 21. 278 Voir notamment : Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 8-9 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 2. 279 Id., « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 54. 280 Patrick Cabanel, op. cit., p. 111. 281 Sur les réalités de « l’exception française », théorie prédominante de l’historiographie française : cf. infra, « 7.3.3. Le parc national français, une exception d’abord historiographique », p. 398-407. 272 265 Ainsi, en Cévennes, en 1971, le premier directeur du parc Alexis Monjauze décide d’associer « la protection intégrale de la nature » à l’entretien de « paysages […] longuement marqués, remaniés et transformés [par les hommes] ». Au lieu de séparer ces deux « affectations », il importe de « les réaliser l’une par l’autre282 ». Ici se justifie la nécessité de maintenir en vie la paysannerie cévenole. Tout au long des années soixante-dix, par le biais de « plans d’environnement » dotant les fermes les plus isolées d’adductions d’eau283 ou permettant aux exploitants de cultiver davantage de terres284, l’administration s’efforce de soutenir l’activité agricole. La direction du parc précise néanmoins en 1986 que s’« il convient de recourir à des solutions de conciliation entre développement et protection, en revanche […] l’impératif de conservation doit prévaloir285 ». En d’autres termes, les usages locaux de l’espace restent déterminés par la perception nationale de l’espace-parc. L’État y voit à la fois « la nature sauvage et la “culture agraire”286 » et, en conséquence, l’agro-pastoralisme y est sauvegardé au même titre qu’une tourbière ou une prairie steppique. Encouragé sans pour autant être urbain et moderne comme dans la plupart des campagnes françaises, le développement est cantonné à l’« activité agricole traditionnelle287 » que l’État veut donner à voir à la nation. Le type de développement possible en parc national est également conditionné, à Forillon, par la volonté étatique de proposer une certaine « nature », ici intacte, libre d’occupation humaine et récréative. « Planificateur » au sein de la Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, Denis Major explique en 1971 aux Gaspésiens que le parc doit être préservé comme l’un des « plus beaux paysages du pays » tout en « se prêtant assez facilement à des installations pour le divertissement en milieu naturel288 ». Une quinzaine d’années plus tard, après avoir exproprié les populations résidentes et 282 Alexis Monjauze, « Où en est-on du projet ? », Florac, décembre 1971, p. 1-2. Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 3. 284 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 3. 285 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 13. 286 Eileen O’Rourke, « The reintroduction and reinterpretation of the wild », Journal of Agricultural and Environmental Ethics vol.13 n°1, 2000, p. 157. 287 Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 33. 288 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 11. 283 266 s’être focalisé sur la défense de l’intégrité écologique, Parcs Canada admet avoir « gravement négligé la dimension humaine et culturelle du parc ». Afin de « rétablir le rapport “Homme-Nature” », ses représentants envisagent une diversification de l’offre « récréo-touristique » à même de dynamiser l’économie environnante289. Quelques années plus tard, ils précisent toutefois que « les parcs ne peuvent pas se permettre d’offrir tous les aménagements et activités désirés290 ». De fait, le projet est abandonné. En 1994, ils annoncent une nouvelle fois leur volonté de promouvoir le « développement touristique régional », d’agir « en concertation avec divers intervenants régionaux » et de « concilier des objectifs à caractère économique […] et écologique291 ». Ils rappellent tout de même l’année suivante la nécessité de « préserver l’évolution naturelle des écosystèmes ». Dans le cadre d’un « tourisme à caractère patrimonial », ils décident du seul « maintien de certaines activités traditionnelles de pêche292 ». Dans les montagnes du Sem n, l’amélioration des conditions de vie des populations locales est elle aussi subordonnée à l’impératif de sauvegarde d’une nature nationale. À la différence des États français et canadien, le premier faisant de l’homme contemporain une donnée naturelle et le second valorisant l’anthropisation héritée du siècle dernier, la nature éthiopienne doit être expurgée de toute trace humaine. La rhétorique du développement, nous l’avons vu, est permanente. Depuis les années quatre-vingt-dix, comme dans la majeure partie des pays du Sud, l’accent est mis sur la capacité des « communautés » à conserver293. Il est question d’« impliquer activement la communauté dans l’utilisation durable de ses ressources294 » en 1999, de faire de la conservation « un moyen efficace d’accroissement des revenus locaux295 » en 2002 et, en 2007, de « renforcer un développement éco-touristique […] et d’améliorer les 289 Environnement Canada. Parcs, Région du Québec, « Termes de référence et instructions de travail d’un contrat de promotion et de publicité pour le parc national Forillon », 1987, p.5-6. 290 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 24. 291 Id., « Parc national Forillon. Programme de consultation du public », 1994, p. 7-10. 292 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 15. 293 Arun Agrawal et Clark C. Gibson, « Enchantment and Disenchantment: The role of Community in Natural Resources Management », World Development vol.27 n°4, 1999, p. 630. 294 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Amhara National Regional State, « Regional Conservation Strategy », Bahir Dar, vol.I « Natural Resources Base », juillet 1999, p. 8. La traduction est de notre fait. 295 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 70/2002. A Proclamation to Provide for the Establishment of the Amhara National Regional State Tourism Commission », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 7th Year No. 14, Bahir Dar, 1er avril 2002, p. 48. La traduction est de notre fait. 267 moyens de subsistance des communautés locales296 ». Déjà employé par les autorités impériales, l’argumentaire du « développement rural intégré297 » demeure inapplicable. Dans la mesure où les populations du Sem n sont jugées dévastatrices, la notion même de développement s’inscrit en porte-à-faux avec l’existence du parc. Ainsi, lorsque les experts scientifiques expliquent que les résidents doivent cesser de « persécuter » le renard du Sem n qui chasse leurs moutons298, l’UICN se joint au gouvernement socialiste pour reconnaître que « l’extrême pauvreté de l’Éthiopie […] implique que le développement ne peut être sacrifié pour la conservation299 ». Témoignant d’une même incompatibilité entre écologie nationale et économie locale, deux représentants de l’EWCO affirment en 1995 que si « l’approche protectionniste n’est pas valable dans les parcs nationaux éthiopiens300 », il est urgent de mettre un terme à l’agriculture et au pâturage « qui s’exercent au détriment de la faune sauvage301 ». L’incohérence se lit jusque dans la législation. En 2003, l’administration régionale envisage le parc comme « un instrument de bénéfice économique pour les communautés résidentes » tout en prévoyant « formuler une stratégie de resettlement pour ces communautés […] vivant dans des sites réservés à la conservation de la faune sauvage302 ». Plus saillant dans le Sem n qu’en Cévennes et à Forillon, cet antagonisme entre un territoire à développer pour les uns et à protéger pour les autres révèle la primauté donnée à la consommation touristique du parc national. Investie dans la vente d’une 296 Simen Mountains National Park - Integrated Development Project (IDP), Multi-sectoral Consultants Private Limited Company (MSC), « Tourism Master Plan for the Simen Mountains National Park (SMNP). Draft », Bahir Dar, juillet 2007, p. ii-iii. La traduction est de notre fait. 297 John M. Cohen, Integrated Rural Development. The Ethiopian Experience and the Debate, Uppsala, The Scandinavian Institute of African Studies, 1987, p. 16. La traduction est de notre fait. 298 Claudio Sillero-Zubiri et Dada Gottelli, Distribution, Status and Conservation of the Simien Jackal (Canis simensis), New York, Wildlife Conservation International New York Zoological Society, août 1989, p. 9. La traduction est de notre fait. 299 Ethiopian Government, IUCN, « National Conservation Strategy. Phase I Report, based on the work of Adrian Wood & Michael Stahl », Addis-Abeba, mars 1990, p. 51. La traduction est de notre fait. 300 Tesfaye Hundessa, « Utilization of Wildlife in Ethiopia », in Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 73. La traduction est de notre fait. 301 Yoseph Genet, « Trust Fund Development for Wildlife Conservation and Protected Areas Management for Ethiopia », Addis-Abeba, septembre 1995, p. 7. La traduction est de notre fait. 302 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 4-5. La traduction est de notre fait. 268 nature de faune et de panoramas, l’Éthiopie tolère uniquement un développement local extérieur au parc. Travaillant à l’offre d’un paysage naturel portant les marques discrètes d’une pêche artisanale, Parcs Canada soutient pour sa part cette seule activité symbole, à ses yeux, de tradition. Cherchant à proposer une ruralité naturelle et nationale, la France se doit quant à elle de soutenir une certaine forme de paysannerie. Quel que soit le parc considéré, les hommes de l’extérieur l’emportent toujours sur les hommes de l’intérieur. 5.2.3. La négociation « parc national » Milieu de vie local devant devenir lieu de visite national, le parc représente, pour ses gestionnaires, un espace à négocier. La protection de la nature ne doit pas empêcher sa consommation, et le développement économique ne doit pas nuire à la satisfaction des consommateurs partis à la recherche d’une nature protégée. Tandis que la conciliation entre l’usage et la préservation requiert alors des aménagements conjoncturels, la subordination des populations locales aux communautés nationale ou internationale implique une action structurelle et permanente. En faisant des parcs nationaux des « espaces de consommation303 » dédiés à un public extérieur, les États éthiopien, français et canadien cherchent à « façonner des expériences culturelles de la nature304 ». Dans cette perspective, non seulement les éléments non-humains de l’espace-parc doivent être conformes à un certain idéal national de nature, mais les communautés humaines locales doivent elles aussi être en adéquation avec le produit touristique « parc national » souhaité par l’État. En Cévennes, à Forillon et dans le Sem n, ce phénomène renvoie à un « échange touristique305 » imposé par l’extérieur. Depuis les années soixante-dix, trois traits majeurs caractérisent cet échange. D’une part, sa légitimation repose sur un discours moderne et urbain. Bénéficiaires à outrance de la modernité, les citadins ressentent le besoin de s’en échapper temporairement et, pour cela, ils réifient une nature nostalgique et y amènent leurs idées, pour la plupart urbaines306. En tant que 303 Matthew W. Klingle, « Spaces of Consumption in Environmental History », History and Theory vol.42 n°4, 2003, p. 110. La traduction est de notre fait. 304 Richard White, op. cit., p. 561. La traduction est de notre fait. 305 Jean-Marie Breton, « Tourisme, culture et environnement. Une problématique identitaire ? », in Christiane Gagnon et Serge Gagnon (dir.), L’écotourisme entre l’arbre et l’écorce. De la conservation au développement viable des territoires, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 61. 306 William Cronon, op. cit., p. 14-15. 269 détenteur de l’autorité scientifique, le pouvoir central répond à ce besoin en faisant du citadin le « dépositaire des normes et des façons correctes d’entrer en relation avec la nature307 ». Il y a bien là, d’autre part, dans ce patrimoine venu d’en haut et non d’en bas, « la dépossession symbolique d’un territoire par le tourisme308 ». En fracturant le corps social entre ceux qui savent reconnaître la nature et ceux qui sont trop « incultes » pour avoir accès au terme même309, l’échange touristique discrédite les usagers de l’intérieur au profit des observateurs de l’extérieur. Il favorise « une désappropriation des sujets310 ». Dans la mesure où les marques de l’homme demeurent ancrées dans le sol et dans le paysage, la dépossession n’est cependant jamais achevée. L’espace serait davantage le résultat composite d’un « vacationscape » offert aux visiteurs de passage et d’un « culturalscape » produit par ses occupants permanents. Retraçant l’histoire d’un « paysage touristique » québécois aménagé pour les États-Uniens au début du XXe siècle et la construction simultanée d’un « paysage culturel » canadien-français, la géographe Lucie K. Morisset démontre à ce propos « qu’il existe entre ce paysage intentionnel et l’identité collective un rapport tel que, contrairement à l’idée reçue, le premier souvent modèle les contours de la seconde311 ». Il en va de même des parcs canadien, français et éthiopien. Dans ces hauts lieux de la nation qui les instaure et les façonne pour permettre à la collectivité de les expérimenter, seuls quelques attributs du paysage économique local sont sélectionnés et reconstruits pour être proposés au regard extérieur. En 1970, conformément à la politique fédérale veillant à « assurer à la présente génération et aux futures générations de Canadiens la possibilité d’utiliser la nature sauvage312 », l’État dédie le parc Forillon au « bénéfice du peuple canadien313 ». En 307 Geneviève Brisson, « L’homme des bois d’Anticosti : la figure du guide de chasse et les conceptions sociales de la forêt québécoise », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, p. 170. 308 Jean Boutrais et Dominique Juhé-Beaulaton, « Introduction », in Marie-Christine Cormier-Salem et al. (dir.), Patrimoines naturels au Sud. Territoires, identités et stratégies locales, Paris, IRD Éditions, 2005, coll. « Colloques et séminaires », p. 32. 309 Gérard Chouquer, « Nature, environnement et paysage au carrefour des théories », Études rurales n°157-158, 2001, p. 243. 310 Michel de Certeau et Luce Giard, « Les revenants de la ville », in Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1994, tome II Habiter, cuisiner, p. 196. 311 Lucie K. Morisset, « Voyage au pays de l’identité : de la définition d’un paysage touristique à la création de la spécificité culturelle canadienne-française », in Normand Cazelais, Roger Nadeau et Gérard Beaudet (dir.), L’espace touristique, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1999, coll. « Tourisme », p. 218. 312 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 23. 270 2010, le ministre de l’Environnement Jim Prentice y voit encore un de ces « lieux [qui] offrent aux Canadiennes et aux Canadiens, d’un océan à l’autre, des occasions uniques d’explorer et de comprendre leur fabuleux pays314 ». Le parc est donc explicitement destiné à être utilisé par une population extérieure. Les statistiques mentionnent d’ailleurs une proportion de visiteurs en provenance « de la région immédiate » toujours inférieure à 20%315. Deux tiers des visiteurs sont résidents au Québec et les 15% restants viennent du Canada ou de l’étranger316. Connaître leur motivation n’est pas chose aisée. Dans les montagnes Rocheuses de l’Ouest, selon les enquêtes menées par Stéphane Héritier, le bas coût du camping, la proximité du parc, « la nature et […] sa valeur collective » constituent les trois attractions majeures des parcs nationaux. Attestant d’une « véritable relation individuelle – presque affective – entre les visiteurs et la nature », ces motivations rejoignent selon le géographe la politique officielle de Parcs Canada317. La présence de trois campings à Forillon et la nette majorité de touristes québécois tendent à confirmer l’importance des critères de proximité et de moindres coûts. Un étudiant en maîtrise à l’Université du Québec à Trois-Rivières note néanmoins qu’à Forillon, en 2006, « le dernier facteur de la motivation concerne le milieu naturel », derrière les activités en famille, le prestige des lieux, le divertissement ou le sport. Bruno Delisle admet toutefois s’être concentré sur les visiteurs participant aux activités d’interprétation, lesquels représentent moins de 20% du public318. 313 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 11. 314 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, avant-propos np. 315 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 5 ; Solange Dion, Daniel Gosselin et Luc Perron, « Les parcs nationaux du Québec : Forillon, l’Archipel de Mingan et la Mauricie », Teoros vol.14 n°1, 1995, p. 38 ; Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 29. 316 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Données d’utilisation. Forillon et Mauricie. Rapport préliminaire », 1975, p. 16 ; Parcs Canada, Région du Québec, District de la Gaspésie, Service de la conservation des ressources naturelles, « Révision du plan de gestion du parc national Forillon. Analyse de la fréquentation et impact socio-économique des projets de développement prévus, 1987-1988 à 1989-1990 », 1987, p. 24 ; Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 24. 317 Stéphane Héritier, « La nature et les pratiques de la nature dans les montagnes canadiennes : le cas des parcs nationaux de l’Ouest (Alberta & Colombie britannique) », Annales de Géographie n°649, 2005, p. 278-282. 318 Bruno Delisle, « Étude des motivations des visiteurs participant aux activités d’interprétation du parc national du Canada Forillon en 2006 », Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2009, mémoire de maîtrise en loisir, culture et tourisme, p. 133. 271 Quelles que soient les attentes réelles des touristes, les autorités nationales en ont pour leur part une idée bien précise. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, Jean Chrétien annonce en 1969 à la Chambre des communes son intention « de conserver intact un coin extrêmement pittoresque de notre pays319 ». Deux ans plus tard, après avoir choisi pour les populations « le déménagement au lieu de l’aménagement320 », les responsables du parc disent offrir aux Canadiens l’occasion de « goûter cette couleur locale qui est depuis longtemps disparue de nos régions321 ». Se basant sur une enquête réalisée à Grande-Grave auprès de deux cent cinquante visiteurs, Parcs Canada conclut en 1978 que les « attraits principaux de la Gaspésie » sont « le paysage », « la mer » et « les coutumes régionales ». L’agence décide alors de « privilégier le pittoresque et l’authenticité » et de proposer à l’interprétation publique « le mode de vie d’une famille de pêcheurs au début du siècle, les mœurs et coutumes des gens qui ont vécu à Forillon ainsi que l’histoire du site322 ». Après l’expulsion des résidents hors de l’enceinte du parc, le sort des pêcheurs des alentours désireux de poursuivre leur activité dans la presqu’île est scellé. « Élément important du patrimoine national », seule la « pêche artisanale » est autorisée en tant que symbole de « la vie traditionnelle gaspésienne323 ». Depuis, Parcs Canada persévère dans sa tentative de muséification des communautés humaines présentes et passées. Les champs en friche et les quelques maisons encore debout sont présentées au public comme le « témoin d’un passé très riche324 », les quelques pêcheurs qui occupent les anses de Grande-Grave et de Cap-des-Rosiers sont le signe de l’effort national entrepris pour « commémorer l’occupation de Forillon325 » et, grâce aux infrastructures qui sont mises à sa disposition, la « clientèle […] est en mesure de comprendre et d’apprécier le produit authentique 319 « Les parcs nationaux. Déclaration au sujet de l’aménagement d’un parc à Pointe-Forillon », Débats de la Chambre des communes 28ème législature - 1ère session, Ottawa, 21 mai 1969, p. 8884. 320 Jean-Marie Fallu, « La Gaspésie, cette éternelle région-pilote », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 14. 321 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 11. 322 Parcs Canada, Région de Québec, Section Politiques et Recherches, « Rapport et tableaux statistiques 1978. Les parcs nationaux », 1978, p. 69 et 97. 323 Id., « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 324 Parcs Canada, « Secteur d’aménagement de Grande-Grève. Parc national Forillon », 1981, p. 6. 325 Environnement Canada. Parcs, Région du Québec, « Termes de référence et instructions de travail d’un contrat de promotion et de publicité pour le parc national Forillon », 1987, p. 10. 272 offert par le parc326 ». Affirmant en 2010 que le parc Forillon favorise « la connaissance et l’appréciation […] par l’ensemble des Canadiens » d’une des trente-neuf régions naturelles du pays327, l’administration nationale s’inscrit dans la droite ligne de la politique formulée, quatre-vingts ans auparavant, par James Harkin. Mêlant tourisme et nationalisme naturalistes pour susciter la « fierté » canadienne328, seules « les traces de l’histoire humaine329 » doivent apparaître aux visiteurs. Il importe pour cela à Parcs Canada de muséifier le souvenir de ceux qui vivaient quarante ans plus tôt dans la presqu’île, mais aussi l’image de la quotidienneté des populations environnantes. Dans un territoire toujours habité, les termes de la négociation entre le paysage touristique souhaité et le paysage culturel donné sont, en Cévennes, nettement différents. Au lieu de séparer les lieux de leurs pratiquants, les autorités envisagent l’espace-parc comme un heureux mélange de nature et de culture à offrir aux touristes. En 1970, aux dires du ministère de l’Agriculture, « la collectivité nationale […] pourra trouver dans le Parc National des Cévennes la tranquillité à laquelle aspirent les citadins », lesquels « contribueront à redonner au pays le dynamisme qui fut jadis le sien330 ». Le ton est donné l’année suivante par le directeur du parc. « On aura, d’un côté, […] l’évolution biologique absolument purgée – autant que faire se peut – de toute influence extérieure » et, « d’un autre côté, […] une action humaine équilibrée331 ». Pour convaincre le public de venir découvrir un patrimoine unique et les résidents de rester sur place pour l’entretenir, les gestionnaires du parc doivent trouver le juste équilibre entre la nature et la culture et, en fait, entre le passé et le présent. Dès les années soixante-dix, ils adoptent la doctrine selon laquelle « la nature sauvage disparaîtra si les agriculteurs s’en vont332 ». Ils travaillent au « maintien des activités agricoles et pastorales » en promouvant une production laitière et fromagère dans les vallées333 et, sur les plateaux d’altitude, une 326 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 8. Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Document de consultation publique. Plan directeur préliminaire », 2006, p. 11-12. 328 Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 19201960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 26. La traduction est de notre fait. 329 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, ibid. 330 Ministère de l’Agriculture, « Une action concertée d'aménagement du territoire par la protection de la nature et la promotion de l'homme », Paris, 1970, p. 3. 331 Alexis Monjauze, « Où en est-on du projet ? », Florac, décembre 1971, p. 4. 332 François Terrasson, cité par Lionel Laslaz, op. cit., p. 243. 333 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 4. 327 273 pluriactivité mêlant agro-pastoralisme et accueil touristique334. Ils poursuivent cette entreprise jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Puis, ayant sauvé ceux qui pouvaient être sauvés, l’administration encourage un développement économique qui fait appel au seul registre patrimonial folklorique et traditionnel. En 1992, une fois le maintien des agriculteurs relativement pérennisé335, les responsables du parc national se concentrent sur « le patrimoine naturel et sa gestion par l’homme ». Au lieu de soutenir directement les exploitants, ils s’investissent dans la valorisation du « label Parc national » en élaborant une « première définition du concept “Saveur du parc” », centrée essentiellement sur « l’agneau de parcours » et le « bœuf de Pâques336 ». Ils établissent un cahier des charges avec les agriculteurs, ils mènent une opération de « signalisationpromotion de vente de produits fermiers » sur l’ensemble du territoire et, en 1995, durant le Festival Nature, ils organisent une « première foire aux Produits paysans ». À cette occasion, tout en évoluant « dans le cadre champêtre » du parc national, le public peut acheter des « produits du terroir » et des « assiettes paysannes337 ». Deux ans plus tard, les producteurs locaux et l’administration fondent l’association « Les agneaux de parcours du Parc National des Cévennes ». Avec les « bœufs de Pâques », les « agneaux de parcours » intègrent la catégorie des « Authentiques du Parc338 ». Rebaptisées « Marchés paysans », les foires annuelles du Festival Nature permettent depuis à quarante-cinq exploitants, cinq bouchers et cinq restaurateurs de présenter ces produits, chaque été, aux visiteurs souhaitant prendre part à un « déjeuner traditionnel339 ». Dans la mesure où « le parc doit préserver les milieux ouverts et leur biodiversité, ainsi que l’identité agro-pastorale340 », les autorités nationales atteignent leur objectif. Les résidents demeurent, leur action sur l’espace entretient l’écosystème et leur activité économique véhicule l’image d’une France rurale qui perdure. Contrairement à d’autres 334 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, « 1979. Quinze ans de Parcs nationaux français : comptes-rendus et recommandations des quatre groupes de travail », Paris, 1979, p. 31. 335 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 11. 336 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 6-14. 337 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1995 », Florac, 1996, p. 11-25. 338 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 8-9. 339 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1999 », Florac, 2000, p. 13-28. 340 Id., « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 6. 274 territoires où le « patrimoine rural ethnographique » cède sa place au début des années quatre-vingt-dix au « patrimoine rural du développement local341 », ce développement s’inscrit cependant dans le cadre éminemment restreint du passé et de la tradition. Les « contrats paysage » attribués aux personnes en manque de revenus concernent la réhabilitation des châtaigneraies ou des cultures d’oignons sur bancels342. L’opération « Authentiques du parc » est consacrée à la « reprise d’une tradition ancestrale343 ». Les Contrats Territoriaux d’Exploitation succédant aux « contrats Mazenot » et « contrats patrimoine » sont destinés au maintien de l’« artisanat traditionnel » et à la sauvegarde d’un « terroir direct344 », etc. À la manière du « Breton » du XIXe siècle que les touristes balnéaires associaient à la beauté du rivage marin, le Cévenol « semble alors fossile anthropologique arrivé intact du fond des âges345 ». La négociation est ici bien plus délicate qu’au Canada. Là où les responsables du parc Forillon ont pris soin d’éliminer les partisans d’un espace vivant parce que peuplé, les responsables du parc des Cévennes ont besoin des agriculteurs pour cultiver l’expression traditionnelle du paysage. Or, si ces derniers acceptent cette image d’artefacts de la France paysanne afin de bénéficier de « l’aura du parc346 », ils remettent de plus en plus en cause leur statut d’« Indiens dans une réserve347 ». L’administration nationale travaille néanmoins à la sauvegarde d’un « mythe rural348 », et non à l’émergence d’un développement moderne. Elle l’affirme d’ailleurs encore aujourd’hui : « garder vie au paysage […] risque fort – à moins qu’on y porte vigilance – d’aller à l’encontre de l’objectif : garder caractère à ce paysage349 ». 341 Jean-Luc Sadorgue, Denis Chevallier et Guy Morvan (dir.), Quand le patrimoine fait vivre les territoires, Paris, Éd. CNFPT, 1996, p. 15. 342 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, p. 11. 343 « Retour à la tradition : la foire aux bœufs pascals », Midi Libre, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse III », dossier « Élevage. “Authentiques” du parc », 1er avril 2000, np. 344 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 16-29. 345 Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage 1750-1840, Paris, Flammarion, 1990, coll. « Champs », p. 247. 346 Julien Blanc, « Négocier la protection de la nature et la reconnaissance des savoir-faire locaux. L’exemple des “agneaux de parcours” du parc national des Cévennes », in Raphaël Larrère, Bernadette Lizet et Martine Berlan-Darqué (dir.), Histoire des Parcs Nationaux. Comment prendre soin de la nature ?, Paris, Éditions Quae - Muséum national d’histoire naturelle, 2009, p. 150. 347 Sophie Chevalier, « Un écomusée dans le haut-pays cévenol : un miroir brisé ? », Paris, Université Paris X Nanterre, 1985, mémoire de maîtrise en ethnologie et sociologie comparatives, p. 101-102. 348 Bertrand Hervieu et Jean Viard, op. cit., p. 89. 349 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 40. 275 L’État veut offrir un paysage touristique issu d’un paysage identitaire figé dans la ruralité des années soixante et finalement rien, ni même le temps qui passe, ne doit venir entraver la qualité du produit « parc national ». Entre un vacationscape dédié à l’extérieur et un culturalscape négocié de l’intérieur, l’histoire des montagnes du Sem n donne toute la mesure du sacrifice local qu’exige la satisfaction de la collectivité vivant hors des lieux mis en parc. Ni régionale ni même nationale, cette collectivité, en Éthiopie, est internationale. Les Européens sont les seuls à visiter le parc en 1970350, 80% des voyageurs sont « Occidentaux » au début des années quatre-vingt351 et, de 1991 à 1995, quatre touristes sur cinq sont des « étrangers352 ». Si le parc est international de par sa fréquentation, sa gestion même paraît dictée de l’extérieur. Dès les années soixante, les organisations internationales de conservation de la nature véhiculent l’idée selon laquelle l’espace productif des populations locales est incompatible avec l’espace préservé que doit être le parc national. Au WWF, Leslie Brown dépeint à propos du Sem n « one of the most depressing picture in Africa353 ». Le secrétaire général du Fonds, Frédéric Vollmar, attribue quant à lui cette situation à une « widespread destruction of habitat due to inadequate land use methods over the centuries354 ». Se distinguant des autres pays africains pour être toujours restée souveraine, l’Éthiopie est donc elle aussi le lieu de la « ruée pour l’Éden » dans laquelle se lancent ces institutions occidentales une fois la décolonisation achevée355. Celles-ci recommandent dès la fin des années soixante l’arrêt définitif d’un agro-pastoralisme responsable de la dégradation du Sem n et, depuis, le même paradigme guide leur action. En demandant au régime socialiste d’enrayer la croissance démographique qui entraîne l’exploitation croissante des terres et la 350 James Mellon, « The Abyssinian Ibex, or Walia. A Shoot on the Heights and Abysses of Semien », Ethiopia, 1970, np. 351 UNESCO, « Wildlife Management in Sub-Saharan Africa. Sustainable economic benefits and contribution towards rural development », Harare, International Symposium and Conference, 6-13 octobre 1987, p. 473-476. La traduction est de notre fait. 352 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 8. La traduction est de notre fait. 353 Leslie Brown, « Report on a Mission to Ethiopia (30 december 1964 - 1 April 1965) », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 1965, p. 1. 354 Frederic Vollmar, Conservation in Ethiopia, Morges, 10 janvier 1969, p. 1. 355 David Anderson et Richard Grove, « Introduction: the scramble for Eden: past, present and future in African conservation », in Id. (dir.), op. cit., p. 4. La traduction est de notre fait. 276 « déprédation continue de la faune sauvage356 », le conseiller états-unien de l’EWCO montre bien comment, au fur et à mesure que le Nord « invente la biodiversité », le « discours néo-malthusien » détermine, au Sud, la gestion des zones préservées357. Au début des années quatre-vingt, certains notent l’incohérence du phénomène. Sous le régime du Därg, le successeur de J.G. Stephenson, Jesse C. Hillman, évoque un « système occidental traditionnel peut-être inapproprié » et la « nécessité d’un développement économique raisonné358 ». Prenant au pied de la lettre les nouveaux discours participatifs, quelques historiens font état d’un changement de trajectoire radical. Certains vont même jusqu’à affirmer « le glas d’un préservationnisme colonial » et « le succès » d’une dynamique qui réunit ouvertement la conservation et le développement359. Dans le parc national du Sem n, les archives signalent qu’il n’en est rien. Une équipe de scientifiques suisses recommande en 1998 la création d’une « zone de développement à l’extérieur du parc » afin d’y déplacer les populations résidentes360 et en 2003, d’autres experts formulent l’impératif d’un parc libéré de « la présence humaine et des activités qui y sont associées361 ». International, ce discours néomalthusien et néo-colonial est repris par les élites intellectuelles et administratives éthiopiennes362. Fortement européanisées à la fin de l’époque impériale363, elles interdisent en 1963 aux populations résidentes de chasser les walya et les gelada qui menacent leurs cultures364. Cinq ans plus tard, le directeur de l’EWCO Gizaw Gedlegeorgis annonce que le « développement » n’est pas « l’objectif premier » du 356 J.G. Stephenson, « An Appraisal of the Current State of the Wildlife of Ethiopia with a Resultant Recommendation on the Banning of Sport Hunting », Addis-Abeba, 23 août 1978, p. 5-6. La traduction est de notre fait. 357 Jane Guyer et Paul Richards, « The invention of biodiversity: social perspectives on the management of biological variety in Africa », Africa vol.66 n°1, 1996, p. 8. La traduction est de notre fait. 358 Jesse C. Hillman, « Action Plan - Wildlife Management Planning Document », Addis-Abeba, novembre 1988, p. 4. La traduction est de notre fait. 359 Yannick Mahrane et al., « “De la nature à la biosphère”. L'invention politique de l'environnement global, 1945-1972 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire n°113-1, 2012, p. 137. 360 Bernhard Nievergelt, Tatjana Good et René Guttinger, « A Survey on the Flora and Fauna of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Walia Special Issue, 1998, p. 92. La traduction est de notre fait. 361 Hans Hurni et Sarah-Lan Stiefel, Report on a Mission to the Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2003, p. 3. La traduction est de notre fait. 362 James McCann, « The Plow and the Forest… », op. cit., p. 138-140. 363 Bahru Zewde, « The concept of Japanization in the Intellectual History of Modern Ethiopia », in Id., Society, State and History: Selected Essays, Addis-Abeba, Addis Ababa University Press, 2008, p. 198. 364 Ministry of Agriculture, « Draft Hunting and Game Products Regulation, 1963. Regulation No. 1 issued under the Game Proclamation of 1944 », Addis-Abeba, 18 février 1963, np. 277 Simien Mountains365. Puis, durant l’intermède socialiste où elles militent pourtant contre l’ingérence du « néo-colonialisme » dans la politique nationale366, les élites gouvernementales continuent de condamner l’agro-pastoralisme367. En 2003 pas plus qu’auparavant, elles n’envisagent aucun développement économique dans l’enceinte du parc. Seules les « communautés résidant dans les environs » sont appelées à bénéficier des bienfaits de la fréquentation touristique368. Si la négociation à mener en parc national n’est alors jamais explicitée, c’est parce que ses termes sont tout simplement éthiquement indicibles. D’un côté, derrière la façade du discours international de la community conservation se cache une conception colonialiste de l’environnement africain. « This is the way Africa should look », comme l’expliquent en coulisse certains représentants d’unions internationales de conservation de la nature369. D’un autre côté, le développement local n’a aucune place en parc national car le parc n’est pas destiné à la collectivité régionale ou nationale. Certes, la mise en place du Simien Mountains répond à la sauvegarde de « l’une des richesses de la nation370 ». Cependant, si l’État voit dans le parc un moyen de valoriser la nation, rien n’indique que ses pratiquants doivent être les citoyens de la nation. La communauté internationale – institutionnelle et touristique – est à la recherche d’une nature intacte faite de faune et de panoramas, et l’Éthiopie entend bien la lui donner. Là où l’entreprise échoue, c’est qu’il demeure toujours quelques milliers d’habitants pour refuser d’être sacrifiés sur l’autel de la préservation et du tourisme en milieu préservé. Entre le paysage écologique international et le paysage productif local se dessine depuis quarante ans une négociation jamais achevée, ni même formulée. 365 De Gizaw Gedlegeorgis à John H. Blower, « Investment Project », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Budget », Addis-Abeba, décembre 1966, p. 1. La traduction est de notre fait. 366 Bahru Zewde, « Les intellectuels et l’État au XXe siècle », in Gérard Prunier (dir.), L’Éthiopie contemporaine, Paris, Karthala - Centre Français des Études Éthiopiennes, 2007, coll. « Hommes et sociétés », p. 243. 367 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park », Addis-Abeba, 1983, p. 8. 368 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 4. La traduction est de notre fait. 369 Anonyme, cité par Roderick p. Neumann, op. cit., p. 1. 370 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park… », op. cit., p. 6. La traduction est de notre fait. 278 Peut-être davantage qu’en Cévennes et à Forillon, le paysage des montagnes du Sem n paraît profondément incertain. Toutefois, au-delà des différents « points de vue371 » relatifs au paysage et des diverses « possibilités372 » dont disposent les États responsables pour l’aménager, les mêmes contradictions jalonnent l’histoire des parcs éthiopien, français et canadien. Chacune des administrations gestionnaires décide de faire de la nature un symbole de permanence au milieu des hommes et c’est donc avec une inévitable difficulté qu’elles définissent la place à y attribuer aux populations locales. Né de l’opposition structurelle qui sépare l’idéal naturel poursuivi par l’État de la réalité anthropique des territoires sélectionnés, cet antagonisme est renforcé par la confusion des finalités du parc, tout à la fois objet de préservation destiné à la consommation nationale et internationale et objet de production locale dédié à la protection. Produit de représentations et d’aspirations peu compatibles les unes avec les autres, le parc national évolue ainsi au gré d’une continuelle négociation écologique, économique et touristique. S’efforçant de satisfaire ceux qui souhaitent parcourir temporairement un espace de visite au détriment de ceux qui espèrent quotidiennement le développement d’un espace de vie, les autorités doivent sans cesse négocier, à l’échelle locale, la qualité de la nature nationale. Si le produit « parc national » diffère alors selon les contextes, c’est uniquement en raison de la singularité des logiques nationales qui président à la vente du paysage. 371 Georges Duby, op. cit., p. 14. Lucien Febvre, « Possibilités et genre de vie », in Id., La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1949, 3ème éd. [1ère éd. 1922], p. 189-220. 372 279 280 Chapitre 6. Constructions de la nature et protections de la nation National parks would seem to be as much about the nature of national identity as about physical nature1. Kenneth R. Olwig En tant qu’objet générique, le parc national est une construction humaine, plurielle et contradictoire. Toujours fonction d’un paysage naturel qui doit signifier la permanence au sein de sociétés humaines moteurs de changements, il est avant tout un lieu de visite préservé pour être consommé par les collectivités nationale ou internationale et, malgré tout, un milieu de vie à développer pour les communautés locales. En tant qu’objet historique, le parc revêt cependant des formes différentes selon les environnements saisis, mais aussi et surtout selon les États agissants. Façonné au gré d’une négociation permanente entre les objectifs poursuivis par ceux qui le dirigent et les aspirations nourries par ceux qui l’habitent ou l’environnent, le parc est toujours fonction de la nation qui l’élabore. Les apports historiographiques sont inégaux à cet égard. Au Canada où les historiens ont largement démontré la dimension nationaliste de la mise en parc de la nature, les deux parcs fédéraux du Québec demeurent peu étudiés2. En France, tandis que bon nombre de travaux retracent l’histoire des parcs nationaux métropolitains, aucun n’évoque leur teneur idéologique nationale3. Centrée sur les seuls parcs nationaux ou ouverte à la question des rapports sociaux à la « nature », l’histoire environnementale de l’Éthiopie contemporaine reste quant à elle à construire4. 1 Kenneth R. Olwig, « Reinventing Common Nature: Yosemite and Mount Rushmore – A Meandering Tale of a Double Nature », in William Cronon (dir.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, New-York - Londres, W.W. Norton & Company, 1996, p. 380. 2 Voir notamment : Olivier Craig-Dupont, « Hunting, Timber Harvesting, and Precambrian Beauties: The Scientific Reinterpretation of La Mauricie National Park’s Landscape History, 1969-1975 », in Claire Elizabeth Campbell (dir.), A Century of Parks Canada, 1911-2011, Calgary, University of Calgary Press, 2011, Canadian History and Environment Series, p. 179-204 ; Ronald Rudin, « The 1st French-Canadian National Parks: Kouchibouguac and Forillon in History and Memory », Journal of the Canadian Historical Association / Revue de la Société historique du Canada vol.22 n°1, 2011, p. 161-200 ; JeanMarie Thibeault, « La création d’un premier parc national au Québec. Le parc Forillon, 1960-1970 », Sherbrooke, Université du Québec à Sherbrooke, 1991, mémoire de maîtrise en histoire, 142 p. 3 Voir notamment : Karine-Larissa Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes, Florac, Parc national des Cévennes - Association Clair de terre - GARAE, 2010, 247 p. ; Isabelle Mauz, « Comment est née la conception française des parcs nationaux ? », Revue de géographie alpine vol.90 n°2, 2002, p. 3344 ; Adel Selmi, Administrer la nature, Paris, Fondation Maison des sciences de l’homme - Éditions Quae, 2006, coll. « Natures sociales », 487 p. 4 Voir notamment : James McCann, « History 395: History of Modern Africa: An Environmental History of Eastern Africa », Environmental History Review vol.16 n°1, 1992, p. 25-29 ; David Turton, « The 281 Ce chapitre inscrit chaque parc national dans son contexte national. Nous avons vu que la matérialité des espaces-parcs répondait à l’imposition d’un « ordre naturel et social5 » destiné à faire voir un certain paysage6. À présent, il importe d’envisager les logiques qui président à l’instauration d’un ordre naturel et national. Nous considérerons pour cela la façon dont les États disent la nature au fur et à mesure qu’ils disent la nation et, à l’échelle locale, la façon dont ils se servent des parcs pour figurer et soutenir le récit national. Alternant l’analyse des politiques étatiques de la nature à mettre en parc et l’étude des territoires mis en parc, cette double focale illustrera les trois temps qui jalonnent la mise en scène nationale de la nature. Un retour sur les prémices de la patrimonialisation de la nature semble d’abord inévitable. « Idée émergée7 » à la fin du XIX e siècle pour servir l’« affirmation des identités individuelles et collectives8 », le patrimoine s’étend du monument à la nature au cours des années trente au Canada et des années soixante en France et en Éthiopie. Les parcs sont alors institués en tant qu’« hauts-lieux9 » de la nation. Débute ensuite un temps de cohérence durant lequel les parcs apparaissent comme un espace privilégié de la narration nationale. « Patrimoine identitaire géographique10 », vecteur d’une « identité territoriale11 », le parc national conjugue les potentiels idéologiques du monument et de l’espace. « Territoirepatrimoine », il compte parmi « le patrimoine de tous les patrimoines12 ». Au début du XXI e siècle se dessine toutefois un temps de crise. L’État français réforme en 2006 les principes qui guident la gestion des parcs nationaux. À cette date, il qualifie les parcs de Mursi and National Park Development in the Lower Omo Valley », in David Anderson et Richard Grove (dir.), Conservation in Africa. People, policies and practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 169-186. 5 Stéphane Castonguay, « Foresterie scientifique et reforestation : l’État et la production d’une "forêt à pâte" au Québec dans la première moitié du XXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 61. 6 Cf. supra, « Chapitre 3. La matérialisation naturelle d’une culture nationale », p. 109-160. 7 André Chastel, « La notion de patrimoine », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Quarto », vol.1, p. 1431. 8 Jacques Le Goff, « Introduction des Entretiens du Patrimoine », in Id. (dir.), Patrimoine et passions identitaires, Paris, Fayard - Éditions du patrimoine, 1998, p. 12. 9 Voir notamment : André Micoud, Des hauts-lieux : la construction sociale de l’exemplarité, Paris, Éd. du CNRS, 1991, p. 16. 10 France Guérin-Pace, « Sentiment d’appartenance et territoires identitaires », Espace géographique tome 35 n°4, 2006, p. 299. 11 Yves Guermond, « L’identité territoriale : l’ambiguïté d’un concept géographique », ibid., p. 291. 12 Jacques Beauchard, « Patrimoine territorial et espace public », in Maria Gravari-Barbas (dir.), Habiter le patrimoine : enjeux, approches, vécu, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, coll. « Géographie sociale », p. 3. 282 « projet[s] de territoire » entre les échelons locaux et nationaux du pouvoir et, qui plus est, les communes ont désormais la liberté de s’en retirer13. Dans une perspective relativement similaire, à Forillon, le gouvernement fédéral canadien autorise en 2009 la nation micmac à construire un site représentatif de « sa culture et [de] ses traditions14 » et, en 2011, la Chambre des communes présente ses « excuses officielles » aux anciens expropriés du parc15. En Éthiopie, la tendance est en revanche à l’affirmation nationale. L’État fédéral s’impose en 2009 sur les autorités régionales en s’attribuant la gestion exclusive du Simien Mountains et, en 2012, l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization annonce à l’UNESCO son intention de « restaurer le statut Patrimoine Mondial du Simien Mountains » sans pour autant procéder au déplacement des populations exigé depuis plus de quarante ans16. Après l’évocation des prémices de la patrimonialisation de la nature et l’analyse du temps national qui court des années soixante-dix aux années deux mille, l’étude de ces remises en cause sera l’occasion d’historiciser la réécriture des récits nationaux, processus aujourd’hui inachevé mais bel et bien en œuvre. 6.1. Quand la nature devient patrimoine La fin du XIXe siècle consacre l’avènement du patrimoine national. D’abord focalisés sur le bâti et sur l’histoire, les pouvoirs publics définissent les objets et les objectifs de l’invention des traditions nationales17 et progressivement, ils élargissent la « production et la consommation18 » patrimoniales à la « nature ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France, le Canada et l’Éthiopie recourent au patrimoine monumental, culturel et naturel pour respectivement transcender les territorialités 13 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux », Journal officiel de la République française n°90, Paris, Journaux officiels, 2006, p. 5682-5683. 14 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 53. 15 « Motion de l’opposition – Le Parc Forillon », Débats de la Chambre des communes 40ème législature ème 3 session vol.145 n°130, Ottawa, 14 février 2011, p. 8155-8156. 16 Ethiopian Wildlife Conservation Organization, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. La traduction est de notre fait. 17 Eric Hobsbawm, « Introduction », in Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 25. 18 Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales. Europe XVIIIème- XXème siècle, Paris, Seuil, 2001, coll. « Points Histoire », p. 155. 283 locales, concilier les passés québécois et britannique et consolider la nation en gagnant la reconnaissance de la communauté internationale. 6.1.1. L’invention du patrimoine national En matière de constructions nationale et patrimoniale, la France fait généralement référence19. Après la Révolution de 1789 et la destruction des œuvres symboles de l’Ancien Régime, la nécessité d’ancrer la nation dans un temps qui dépasse le moment révolutionnaire apparaît. À cette fin, le « monument historique » est inventé20. Rapidement soutenu par la création de musées sur l’ensemble du territoire métropolitain, le phénomène illustre ce que le sociologue Luigi Bobbio nomme « la conception nationale-patrimoniale [française], fondée sur la métaphore de l’héritage, l’attribut de la souveraineté et l’élaboration d’un État-nation moderne21 ». Le mouvement se poursuit tout au long du XIX e siècle. La Société de l’histoire de France et le Comité des travaux historiques réécrivent l’histoire nationale depuis la capitale tandis qu’en province, les collectionneurs, les antiquaires et les sociétés savantes du cru encouragent les élus municipaux à multiplier les musées qui célèbrent « les grands jours et les riches heures de la localité ». Défini par la nation qui l’englobe et le dépasse, converti en un espace de mémoire, le territoire local devient le vecteur privilégié de l’identification de la nation22. Cette mise en scène de l’histoire est loin d’être propre à la France. Cependant, comme le fait remarquer Pierre Nora, l’État français se distingue des autres pays européens « par la construction systématique d’une mémoire […] intensément passéiste », « mémoire républicaine [qui] a articulé l’État, la société et la nation dans une synthèse patriotique23 ». Les lieux de mémoire ont apporté à ce sujet une telle contribution qu’il serait superflu – et de surcroît fort difficile – de ne pas recourir aux matériaux théoriques et empiriques fournis par cette production elle-même devenue lieu de mémoire24. Elle 19 Voir notamment : Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Bibliothèque des Histoires », 406 p. 20 André Chastel, op. cit., p. 1433-1469. 21 Luigi Bobbio, cité par Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, Paris, PUF, 2006, coll. « Le nœud gordien », p. 14. 22 Thierry Gasnier, « Le local, Une et divisible », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.3, p. 3423-3478. 23 Pierre Nora, « De la République à la Nation », ibid., vol.1, p. 559-567. 24 Patrick Garcia, « Les lieux de mémoire, une poétique de la mémoire ? », EspacesTemps n°74-75, 2000, p. 22-42. 284 nous permet au contraire d’affirmer qu’à la fin du XIX e siècle, le patrimoine constitue d’ores et déjà, en France, l’instrument premier de l’intégration nationale des différences. S’agissant de la « nature », à propos de laquelle Les lieux sont d’ailleurs plutôt silencieux, la République l’intègre assez tardivement au registre patrimonial. Idéologisée par les romantiques et les libéraux, les uns y recherchant un paysage esthétique25, les autres voyant dans sa protection le signe d’un humanisme rationaliste26, sa conservation s’inscrit dans l’agenda politique au début du XX e siècle27. Le processus renvoie à l’inflation patrimoniale qui caractérise la France d’alors. Concentré sur la tradition et l’exceptionnalité locales28, le ministère des Affaires culturelles porte une attention croissante aux bâtiments présentant un « intérêt public […] au point de vue de l’histoire ou de l’art ». En 1913, il décrète que certains de ces bâtiments méritent d’être classés « monuments historiques » afin qu’aucun « travail de restauration, de réparation ou de modification » ne vienne altérer leur aspect29. Ce souci pour la préservation de l’authentique s’étend aux « monuments naturels » en 1930. Une fois classés, ces derniers « ne peuvent ni être détruits ni être modifiés dans leur état30 ». La loi inaugure le début des territoires-patrimoines français. En s’emparant du paysage naturel pour figurer la nation, l’État s’emploie à « décliner le territoire en espaces individualisés31 ». Nettement moins documentée et en tous les cas rarement examinée, la politique patrimoniale éthiopienne fait largement écho à la configuration nationale française. Publiée et annotée par Maurice de Coppet, « ministre de France en Éthiopie », la Chronique du règne de Ménélik II (r. 1889-1913) révèle la conduite de campagnes de fouilles archéologiques destinées, dans le pays amhara et dans le Šäwa, à localiser des 25 François Walter, « Les échelles d’un imaginaire paysager européen dans l’histoire », in Mario Bédard (dir.), Le paysage. Un projet politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, coll. « Géographie contemporaine », p. 58-60. 26 Voir notamment : Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle », Romantisme vol.11 n°31, 1981, p. 94. 27 Bernard Kalaora et Antoine Savoye, « La protection des régions de montagne au XIXe siècle : forestiers sociaux contre forestiers étatistes », in Anne Cadoret (dir.), Protection de la nature. Histoire et idéologie, Paris, L’Harmattan, 1985, coll. « Alternatives Paysannes », p. 6. 28 François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, Éditions EHESS, 2004, p. 271. 29 « Loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques », Journal officiel de la République française n°1345 « Protection du patrimoine historique et esthétique de la France », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 3-7. 30 « Loi du 2 mai 1930 relative à la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque », ibid., p. 72. 31 Dominique Poulot, Une histoire…, op. cit., p. 173-174. 285 églises chrétiennes médiévales et, en pays oromo, à trouver d’anciens camps royaux. Le negu ä nägä t (roi des rois) s’investit également dans une entreprise de « destruction créatrice32 » lorsqu’à la fin de son règne, il ordonne que des églises jugées décrépites soient démolies pour être restaurées par des techniciens européens33. Dans cette « archéologie des traces du passé chrétien de l’Éthiopie », les historiens Bertrand Hirsch et François-Xavier Fauvelle-Aymar identifient « une “politique des ruines” » dédiée à la réalisation d’au moins deux objectifs. En évoquant le temps des rois durant lequel avait été impulsée, au XVe siècle, la première grande expansion du royaume chrétien, Ménélik légitime la dynastie choanne au cœur des hauts plateaux où l’islam se fait toujours plus présent, mais aussi au sein des régions périphériques nouvellement conquises. En inventant une nation monumentale et authentiquement chrétienne, le souverain s’adresse d’autre part aux puissances coloniales de l’époque. Enraciné « dans le monde chrétien et “occidental” » des nations européennes qui élaborent elles aussi un récit national et patrimonial34, l’État impérial cherche à allier la conquête de l’intérieur à une reconnaissance nationale venue de l’extérieur. Avec Hailé Sélassié (r. 1930-1974), cet enchevêtrement de la construction nationale et de l’affirmation internationale devient consubstantiel à l’existence même de l’Éthiopie contemporaine. Au pouvoir depuis les années vingt, le ras Täfäri Mäkwännen achève l’État unitaire envisagé, un siècle auparavant, par Téwodros II (r. 1855-1868)35. Il subordonne la noblesse et les pouvoirs régionaux à l’autorité d’un État central absolutiste, il instaure une politique d’homogénéisation culturelle et religieuse des territoires et, jusqu’à l’arrivée des Italiens en 1936, il « consacre toute son attention à la restructuration administrative et au raffermissement de l’unité nationale36 ». Comme au 32 David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville – Néolibéralisme, urbanisation, résistances, trad. de l’angl. par C. Garrot, C. Le Roy, J. Gross et N. Vieillescazes, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 23. 33 Guèbrè Sellassié, Chronique du règne de Ménélik II Roi des Rois d’Éthiopie, trad. de l’amharique par Tèsfa Sellasié, publiée et annotée par Maurice de Coppet, Paris, Librairie Orientale et Américaine Maisonneuve, 1931, tome 2, p. 169, 281-282 et 523-526. 34 Bertrand Hirsch et François-Xavier Fauvelle-Aymar, « Aksum après Aksum. Royauté, archéologie et herméneutique chrétienne de Ménélik II (r. 1865-1913) à Zära Yaqob (r. 1434-1468) », Annales d’Éthiopie vol.17, 2001, p. 60-63. 35 Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 140. Täfäri Mäkwännen conserve son titre de ras – gouverneur – jusqu’à son couronnement impérial officiel en 1930, sous le nom d’Hailé Sélassié. 36 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la révolution, Paris, Maisonneuve et Larose - Centre Français des Études Éthiopiennes, 1998, p. 164. 286 temps de Ménélik II, la nation demeure toutefois sous influence européenne. Dans une certaine mesure, cette influence est subie. Aux yeux des États coloniaux qui encerclent l’Empire éthiopien et qui signent des traités dans le déni le plus complet de ses représentants, l’indépendance du pays ne va pas de soi. C’est notamment pour remédier à cette « sorte de relation semi-coloniale » qu’Hailé Sélassié s’engage dans une intense politique d’ouverture. Il convainc la Société des Nations d’intégrer l’Éthiopie en 1923, il effectue l’année suivante un « grand tour » d’Europe, il procède à l’« européanisation » de l’administration nationale dans les années qui suivent et, en 1930, à Addis-Abeba, il se fait couronner Empereur devant une soixantaine de dignitaires, de souverains et de chefs d’État étrangers37. Endurée, cette ascendance internationale est également stratégique. En leur garantissant la stabilité de ses frontières, l’Éthiopie participe à l’effort colonial de l’Italie (dans le nord érythréen), de la Grande-Bretagne (dans l’ouest soudano-kenyan et dans l’est somalien) et de la France (à Djibouti). En retour, l’Empire reçoit les armes et les subsides économiques nécessaires à la consolidation de son territoire récemment agrandi38. Si l’Éthiopie échappe à la colonisation en participant au colonialisme, l’influence étrangère est enfin souhaitée. Selon Berhanou Abebe, la Constitution de 1931 témoigne de la volonté d’offrir au regard international un système proche de celui en vigueur dans les pays du Nord. Hailé Sélassié s’inspire du modèle français pour faire du Parlement le symbole de l’unité nationale et la généralisation d’un système d’impôts uniques et en espèces « prépare l’introduction […] du concept de la propriété à l’occidentale39 ». Durant ce premier règne, on ne saurait dire si Hailé Sélassié use du patrimoine pour donner forme à cet ensemble national doté de traits internationaux. Il entend par contre clairement y recourir à son retour sur le trône. En 1944, il confie au ministère de l’Agriculture le soin d’établir des « zones de chasse nationales » et de réguler la collecte des « trophées » chassés par celles et ceux ayant obtenu la licence désormais prévue à 37 Bahru Zewde, op. cit., p. 89-131. La traduction est de notre fait. Siegfried Pausewang, « Democratic Dialogue and Local Tradition », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), Ethiopia in broader perspective. Papers of the XIIIth International Conference of Ethiopian Studies, Kyoto, Shokado Book, 1997, vol.2, p. 194. 39 Berhanou Abebe, Évolution de la propriété foncière au Choa (Éthiopie). Du règne de Ménélik à la constitution de 1931, Paris, Imprimerie Nationale - Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1971, coll. « Bibliothèque de l’École des Langues Orientales Vivantes », p. 210-211. 38 287 cet effet40. Après cinq années passées en exil au Royaume-Uni entre 1936 et 1941 et d’intenses négociations avec les Britanniques quant au statut de l’Éthiopie libérée, il est significatif que l’Empereur mette en place des réserves de chasse similaires à celles des colonies anglaises voisines41. Sur le plan national, le geste est tout autant symbolique. Aux commandes de la « Nouvelle Ère » annoncée par Hailé Sélassié, l’État central édite le premier Journal Officiel du pays en anglais et en amharique42 et il institue légalement le patrimoine naturel et national, tout à la fois symptôme historique et outil politique de cette stratégie qui consiste à asseoir la légitimité de la nation éthiopienne sur son existence internationale. Comme en France et en Éthiopie, l’édification politique du Canada requiert l’invention d’un patrimoine à même d’inscrire l’État dans un temps exclusivement national. Sans idée cohérente du passé à mythifier, la tâche est plus délicate. Initié par la Société Royale du Canada, le mouvement débute dans les années 1880 lorsque les défenseurs de la tradition loyaliste militent pour la protection du Chemin de Lundy où, en 1814, Canadiens et Britanniques repoussèrent l’armée américaine. Au Québec aussi, certains historiens et politiciens font le choix du système fédéral afin de promouvoir la préservation des sites emblématiques de l’histoire canadienne-française43. En 1919, avec la création de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada et le recensement des « bâtiments à commémorer », le phénomène prend une ampleur nationale et une teneur explicitement nationaliste44. L’écriture du roman national est toutefois minée par la dualité appelée à jalonner l’histoire canadienne45. D’un côté, les provinces de l’Ouest et de l’Est demandent une action en faveur de lieux empreints 40 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Proclamation No. 61 of 1944. Preservation of Game », Negarit Gazeta 3rd Year No. 9, Addis-Abeba, 29 mai 1944, p. 91-92. La traduction est de notre fait. 41 Voir notamment : Samantha Jones, « A Political Ecology of Wildlife Conservation in Africa », Review of African Political Economy vol.33 n°109, 2006, p. 484-485. 42 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie…, op. cit., p. 193-197. Publiant depuis 1942 l’ensemble des lois éthiopiennes, Negarit Gazeta signifie, en amharique, Journal Officiel. 43 C. James Taylor, Negotiating the Past. The Making of Canada’s National Historic Parks and Sites, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990, p. 4-13. 44 Juliette Dutour, « La construction du patrimoine du Canada entre reconnaissance publique et valorisation touristique : le rôle de la Commission des lieux et monuments historiques et des organismes de tourisme canadiens (1919-1956) », Québec - Paris, Université Laval - École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2009, thèse de doctorat en histoire, np. (http://theses.ulaval.ca/archimede/fichiers/ 26130 /26130. html, consulté le 22 février 2013). 45 Shannon Ricketts, « Cultural Selection and National Identity: Establishing Historic Sites in a National Framework, 1920-1939 », The Public Historian vol.18 n°3, 1996, p. 23. 288 d’une histoire à caractère régional et, d’un autre côté, le Québec et l’Ontario s’opposent à propos des sites susceptibles de commémorer le passé « national ». Très tôt, ces velléités provinciales contraignent la Commission à sélectionner « les lieux historiques du Canada » en éludant toute idéologie nationaliste46. Avec la Première Guerre mondiale et la distinction croissante qui s’opère entre une identité britannique et une canadianité véritable mais encore chancelante47, l’État fédéral se tourne vers la nature. D’apparence plus neutre, la wilderness sert de « médium à travers lequel transcender les complexités d’une nation en transformation48 ». Depuis, « l’identité culturelle du Canada [lui] doit beaucoup » : l’État en fait un thème central des musées, de la musique, de la littérature et, avant tout, de la récréation49. Instaurés au cas par cas au début du XX e siècle dans les montagnes Rocheuses et en Colombie- Britannique, les parcs nationaux sont mis au service de cette politique nationale de la nature à partir des années vingt. Le gouvernement fédéral décide que les parcs doivent être représentatifs des « conditions originelles des provinces plutôt que dédiés à la protection de certaines caractéristiques naturelles50 ». À cet effet, la Direction des parcs nationaux crée plusieurs parcs nationaux dans les provinces occidentales. Favorisant « l’incorporation de l’Ouest dans la communauté imaginée nationale canadienne », le processus légitime le vote de la « Loi concernant les parcs nationaux51 ». Répondant de façon concrète aux provinces désireuses de bénéficier de l’infrastructure « parc national » et de façon symbolique à la volonté d’officialiser l’identité nationale physique et imaginée, la loi de 1930 dédie « les parcs […] au peuple canadien ». Elle précise que « ces parcs doivent être entretenus et utilisés de manière qu’ils restent intacts pour la 46 C. James Taylor, op. cit., p. 32-34. La traduction est de notre fait. Brian S. Osborne, « Warscapes, Landscapes, Inscapes: France, War, and Canadian National Identity », in Iain S. Black et Robin A. Butlin (dir.), Place, Culture and Identity: essays in historical geography in honor of Alan R.H. Baker, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, p. 311-333. 48 George Altmeyer, « Three ideas of Nature in Canada, 1893-1914 », in Chad et Pam Gaffield (dir.), Consuming Canada. Readings in Environmental History, Toronto, Copp Clark, 1995, p. 113. La traduction est de notre fait. 49 Ken Atkinson, « Wilderness and the Canadian Mind », British Journal of Canadian Studies vol.16 n°2, 2003, p. 229. La traduction est de notre fait. 50 Alan MacEachern, Natural Selections. National Parks in Atlantic Canada, 1935-1970, Montréal Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 40-42. La traduction est de notre fait. 51 Alisa Catharine Apostle, « The View from the Hill. National Park Culture and Gatineau Park, 19201960 », Kingston, Queen’s University, 1997, mémoire de maîtrise en arts, p. 33. La traduction est de notre fait. 47 289 jouissance des générations futures52 ». Cependant, rapidement, l’État fédéral fait face à la même dualité fédérale-provinciale qui avait entravé la valorisation des lieux et monuments historiques. En subordonnant la création d’un parc à un vote parlementaire, le législateur institue une procédure à double voie. La province concernée doit accepter de céder ses terres aux autorités fédérales qui, elles, doivent juger ces terres dignes d’être classées « parc national53 ». Les difficultés que celles-ci rencontrent pour élaborer un compromis expliquent notamment pourquoi, entre 1938 et 1968, seuls trois parcs seront créés sur l’ensemble du territoire canadien. Selon Lloyd Brooks, chef de la planification de la Direction des parcs nationaux et historiques à la fin des années quarante, ce temps d’arrêt renvoie à des considérations à la fois pratiques et idéologiques. Sur le plan financier, les administrations provinciales estiment que les dépenses afférentes à l’achat des terrains relèvent du domaine fédéral tandis que, s’appuyant sur la loi de 1930, la Direction des parcs refuse pour sa part d’acquérir des terres qui ne soient pas déjà libres de droits individuels et collectifs54. Sur le plan politique, le conflit a trait à la propriété éminente de la terre. En effet, pour que la nature « canadienne » soit préservée, les gouvernements provinciaux doivent abandonner une portion de leur territoire55. En d’autres termes, l’édification d’un patrimoine strictement national exige le sacrifice préalable de la souveraineté provinciale. Au Canada, en France et en Éthiopie, les finalités du patrimoine institutionnel se révèlent ainsi définies durant le premier vingtième siècle. Ancré dans une dialectique multiscalaire du pouvoir toujours fonction du contexte national, l’objet patrimonial sert à inventer une trame nationale qui dépasse les réalités provinciales au Canada, à convertir les mémoires locales en une tradition nationale en France et, en Éthiopie, à soutenir un État central qui s’affirme d’autant plus national lorsqu’il est reconnu comme tel par la communauté internationale. 52 « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 4ème session du seizième Parlement chapitre 33, Ottawa, 30 mai 1930, p. 282. 53 Ibid., p. 288-296. 54 Lloyd Brooks, « Planning a Canadian National Park System – Progress and Problems », in J.G. Nelson et R.C. Scace (dir.), Canadian Parks in Perspective, Montréal, Harvest House, 1970, p. 316. 55 Id., cité par Jean-Marie Thibeault, « La création d’un premier parc national au Québec. Le parc Forillon, 1960-1970 », Sherbrooke, Université du Québec à Sherbrooke, 1991, mémoire de maîtrise en histoire, p. 61. 290 6.1.2. L’invention du patrimoine naturel À la fin des années soixante, alors que les musées continuent de servir l’idéal national français56, que l’État éthiopien instrumentalise de plus en plus le bâti chrétien57 et que le gouvernement fédéral canadien parvient à intégrer les monuments historiques à la sémantique nationale58, la nature fait son entrée définitive dans le domaine patrimonial. « Haut lieu » du patrimoine, elle rend possible « l’avènement d’une interprétation nouvelle de l’espace59 ». « Haut lieu » de la nation, elle incarne la « manifestation territoriale d’un système de valeurs60 » nationales. La création des parcs des Cévennes, de Forillon et du Sem n représente la concrétisation de ce processus qui, pour être compris, doit être envisagé à l’aune de l’intensification des logiques nationales présidant à l’invention patrimoniale. Au Canada, en 1969, afin d’« amener les identités et aspirations régionales vers un forum fédéral », la Direction des parcs nationaux décide de créer au moins un parc par province61. Présentée comme le résultat d’une « révision des pratiques administratives concernant les parcs nationaux62 », cette relance de la patrimonialisation nationale de la nature symbolise l’aboutissement d’une redéfinition des rapports qu’entretiennent les échelons fédéraux et provinciaux du pouvoir. Le changement est impulsé en 1949 par la création d’une Commission royale d’enquête sur les lettres, les arts et les sciences et par la mise en œuvre d’une « Politique nationale63 ». Une dizaine d’années durant, le gouvernement fédéral établit bon nombre d’institutions culturelles pour promouvoir une identité canadienne menacée par la culture américaine en pleine expansion, il réforme la fiscalité afin de disposer d’une réelle capacité d’action et il « canadianise » les symboles nationaux. Débute alors l’ère du « Peaceable Kingdom », durant laquelle le Canada se 56 Dominique Poulot, « Gloires et opprobres politiques au musée », Sociétés & Représentations n°26, 2008/2, p. 197-217. 57 Bertrand Hirsch, « Préface », in Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et Bernard Roussel (dir.), Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux, Paris, IRD Éditions, 2002, coll. « Colloques et séminaires », p. 9-13. 58 Juliette Dutour, op. cit., np. 59 André Micoud, op. cit., p. 16. 60 Bernard Debarbieux, « Du haut lieu en général et du Mont Blanc en particulier », Espace géographique tome 22 n°1, 1993, p. 6. 61 C. James Taylor, op. cit., préface np. La traduction est de notre fait. 62 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 2. 63 Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, Montréal, Boréal Express, 1986, tome II Le Québec depuis 1930, p. 353. 291 définit comme une nation égalitaire et multiculturelle défendue par un État autonome et agissant. Organisée lors de l’exposition universelle de Montréal en 1967, la célébration du centenaire de la Confédération constitue l’apogée de cette période de « réification nationale64 ». S’agissant de la dualité fédérale-provinciale, la donne a également changé. Investie dans la santé publique, l’assistance sociale et les activités culturelles, l’administration fédérale compose à présent avec des gouvernements provinciaux dont les revenus ne cessent d’augmenter. Finalement, elle consent à organiser avec eux l’économie nationale65. Au cours de cette période, le partage des prérogatives politiques et économiques favorise la cohabitation des singularités provinciales et du nationalisme fédéral66. L’abandon de l’héritage britannique suscite néanmoins une véritable « incertitude » et la nation doit sans cesse affirmer sa canadianité67. Depuis, la valorisation du patrimoine naturel constitue une priorité nationale. Après la création de deux uniques parcs nationaux dans l’Est canadien en 1947 et 195768, le ministre des Affaires indiennes et du Nord déclare en 1968 qu’entre quarante à soixante parcs doivent être créés dans l’ensemble du pays69. L’année suivante, le ministère formule sa première « Politique des parcs nationaux ». Rappelant que « le Canada est un pays jeune dont une partie importante de la population vivait, il n’y a pas bien longtemps encore, sinon dans des endroits sauvages ou à proximité d’eux », l’État jette les bases d’un « réseau de parcs nationaux » représentatifs des « beautés naturelles du Canada », « sources d’inspiration créatrice » dont « les Canadiens devraient profiter le plus possible dans l’intérêt même de l’épanouissement culturel du pays70 ». En 1970, un an après l’édition de cette seconde « Politique nationale », la création du parc Forillon se trouve à la charnière du passage du fédéralisme coopératif au 64 Ryan Edwardson, Canadian Content. Culture and the Quest for Nationhood, Toronto, University of Toronto Press, 2008, p. 16. La traduction est de notre fait. 65 Garth Stevenson, Unfulfilled Union: Canadian Federalism and National Unity, Montréal - Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2009, 5ème éd. [1ère éd. 1979], p. 84-85. 66 Kathy L. Brock, « The Politics of Asymmetrical Federalism: Reconsidering the Role and Responsibilities of Ottawa », Canadian Public Policy vol.34 n°2, 2008, p. 143-161. 67 Bryan D. Palmer, Canada's 1960s. The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 5. La traduction est de notre fait. 68 Alan MacEachern, op. cit., p. 5. 69 Kevin McNamee, « Preserving Canada's Wilderness Legacy: A Perspective on Protected Areas », in J.G. Nelson, J.-C. Day et Lucy Sportza (dir.), Protected Areas and the Regional Planning Imperative in North America, Calgary, University of Calgary Press & Michigan State University Press, 2003, p. 30. 70 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Politique des parcs nationaux », Ottawa, 1969, p. 3 et 14. 292 fédéralisme agressif. Au début des années soixante, le gouvernement provincial du libéral Jean Lesage procède à de vastes réformes politiques, institutionnelles et sociales. Il place le Québec sous le signe d’un État-providence revendiquant davantage d’autonomie au sein du Canada. À l’extérieur de la province, cette période de bouleversements – qualifiée de « Révolution tranquille » – se traduit par la reconnaissance effective de la spécificité québécoise. Non seulement le gouvernement contraint l’État fédéral à organiser une redistribution des richesses entre provinces, mais il obtient aussi le droit de refuser l’intervention fédérale et de bénéficier, le cas échéant, d’une compensation fiscale71. Dans le cadre d’un processus qu’il a largement impulsé, l’État québécois profite alors d’un programme fédéral à frais partagés pour instituer le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec. En 1968, celui-ci prévoit la mise en place du parc Forillon72. Si l’aspect négocié de l’identité canadienne est encore nettement visible, l’État fédéral œuvrant au « nation-building » tout en autorisant le « provincebuilding » québécois73, l’arrivée au pouvoir de Pierre-Elliott Trudeau met un terme au processus. Rompant radicalement avec la vision de son prédécesseur, Lester B. Pearson, lequel considérait le Québec comme « une nation au sein de la nation », Trudeau s’évertue dès 1968 à affirmer la souveraineté canadienne, à renforcer le rôle de l’État fédéral et à éliminer les ententes asymétriques entre Ottawa et Québec. Sans équivoque, sa stratégie face au nationalisme québécois « privilégie l’affrontement et vise son anéantissement74 ». Les premières heures de Forillon s’inscrivent dans ce contexte. La signature d’un bail emphytéotique75 permettant à la province de conserver symboliquement sa souveraineté témoigne de son statut de « société distincte » au sein de la Confédération. Le Québec sera le seul État provincial à rester maître d’un territoire 71 Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, op. cit., p. 360-395. Office de Développement de l’Est du Québec, Entente générale de coopération Canada-Québec. Le plan de développement du Bas Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Québec, Office d’information et de publicité du Québec, 26 mai 1968, p. 15. 73 Raymond Blake, « Intergovernmental Relations Trumps Social Policy Change: Trudeau, Constitutionalism, and Family Allowances », Journal of the Canadian Historical Association / Revue de la Société historique du Canada vol.18 n°1, 2007, p. 238. 74 Kenneth McRoberts, Un pays à refaire. L’échec des politiques constitutionnelles canadiennes, trad. de l’angl. par Christiane Teasdale, Montréal, Boréal, 1999, p. 67-87. 75 Gouvernement du Québec, ministère des Affaires intergouvernementales, « Entente en vue des transferts de l'administration et du contrôle de terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », Québec, Greffes des ententes intergouvernementales n°1970-12, 8 juin 1970, p. 24. 72 293 devenu parc national fédéral. L’incendie par Parcs Canada des résidences de populations d’ores et déjà expropriées76 atteste en revanche de la détermination fédérale à s’imposer au Québec. Le 21 mai 1969, devant la Chambre des communes, Jean Chrétien signale la création du « premier parc national au Québec » afin de « conserver intact un coin extrêmement pittoresque de notre pays ». Le ministre des Affaires indiennes explique qu’il y a « maintenant un parc national dans au moins chaque province ». Les Québécois pourront désormais « jouir des nombreux avantages qui découlent de l’association au réseau canadien des parcs nationaux77 ». Comme le démontre Claire Elizabeth Campbell à propos des parcs établis quelques années plus tard dans le nord du pays, il s’agit pour Parcs Canada de prendre position « là où le gouvernement fédéral [est] particulièrement soucieux de montrer le drapeau78 ». En juillet, le projet d’entente conclu avec le ministère provincial des Travaux publics prévoit que « le parc […] sera entretenu et utilisé de manière qu’il reste intact pour les générations futures79 ». Puis, en juin 1970, l’annonce officielle de la création du parc Forillon précise que « la loi sur des Parcs nationaux est très claire sur l’obligation de [le] préserver […] contre toute atteinte80 ». Parcs Canada omet seulement de mentionner qu’avant de sauvegarder l’intégrité du territoire, il lui faudra effacer, dans le temps et dans l’espace, la présence québécoise. Puisant sa légitimité dans la nature à défaut de la déceler dans l’histoire81 et poursuivant un objectif de canadianisation du Québec, l’administration fédérale se doit d’inventer un patrimoine naturel et national qui y soit, à l’image des parcs préservés dans le reste du pays depuis la fin du XIXe siècle, vierge d’occupation humaine. Dans la mesure où la mise en parc de la nature s’avère déterminée par le message que l’État national entend délivrer à travers elle, le flou qui pèse sur les modalités de la patrimonialisation de la nature éthiopienne suggère une difficulté notoire quant à 76 Lionel Bernier, La bataille de Forillon, Québec, Éditions Fides, 2001, p. 201-222. « Les parcs nationaux. Déclaration au sujet de l’aménagement d’un parc à Pointe-Forillon », Débats de la Chambre des communes 28ème législature - 1ère session, Ottawa, 21 mai 1969, p. 8883-8885. 78 Claire Elizabeth Campbell, « Governing a Kingdom: Parks Canada », in Id. (dir.), op. cit., p. 10. La traduction est de notre fait. 79 Ministère des Travaux Publics, « Projet du Parc Forillon. Acquisition des Terrains. Structures de l’organisation », juillet 1969, np. 80 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 11. 81 Anne Gilbert, « La nature comme légitimation », in Caroline Andrew (dir.), Dislocation et permanence. L'invention du Canada au quotidien, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1999, p. 40. 77 294 l’aménagement de l’imaginaire national. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Hailé Sélassié affirme les dimensions absolutiste et nationale de son pouvoir. Après avoir réorganisé l’armée impériale et l’administration provinciale, il promulgue en 1955 une seconde Constitution. La réintégration de l’Érythrée au territoire éthiopien est entérinée et les échelons régionaux du pouvoir sont fermement soumis à l’autorité centrale82. S’efforçant de « “nationaliser” l’Empire83 » par la loi de l’État, la culture amharotigréenne et la religion orthodoxe, Hailé Sélassié décide de doter le pays d’un patrimoine national naturel. Dès 1962, il envisage de créer des parcs nationaux afin d’« offrir des infrastructures récréatives au public […] à travers la préservation de la nature et de la faune sauvage84 ». En 1967, il évoque « la valeur nationale de ce patrimoine85 ». Il mentionne en 1968 la volonté de « préserver le patrimoine du pays pour qu’il puisse être transmis aux futures générations86 » et, en août 1969, il dédie le premier parc national d’Éthiopie, dans la vallée de l’Awash, « aux richesses naturelles de la nation87 ». La forme que doit revêtir cette nature nationale se montre cependant fort confuse. Il est question de réserves de chasse (game reserves) et de sanctuaires (game sanctuaries) en 196388, de parcs nationaux (national parks) et de zones de chasse contrôlées (controlled hunting areas) en 196689, de vingt-six zones de conservation en 196890 et de deux parcs nationaux en 197091. La confusion tient en grande partie à la précarité économique du 82 Bahru Zewde, op. cit., p. 201-206. Cédric Barnes et Thomas Osmond, « L’après-État-nation en Éthiopie. Changement de forme plus que d’habitudes ? », Politique africaine n°99, 2005, p. 9. 84 Imperial Ethiopian Government, « Decree No._of 1962. A Decree to Secure the Conservation of State Forests », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1962, np. La traduction est de notre fait. 85 Wildlife Conservation Department, « Wildlife in Ethiopia. A Vanishing National Heritage and the Need to Conserve It », Addis-Abeba, 6 décembre 1967, p. 1. La traduction est de notre fait. 86 Hailé Sélassié, Walia n°1, 1969, préface np. La traduction est de notre fait. 87 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 54. Awash National Park Order », Negarit Gazeta 28th Year No. 4, Addis-Abeba, 6 janvier 1969, p. 24. La traduction est de notre fait. 88 Ministry of Agriculture, « Draft Hunting and Game Products Regulation, 1963. Regulation No. 1 issued under the Game Proclamation of 1944 », Addis-Abeba, 18 février 1963, np. 89 The Wildlife Conservation Department, Imperial Ethiopian Government, Big Game in Ethiopia, AddisAbeba, 13 septembre 1966, p. 4. 90 Ministry of Agriculture, Imperial Ethiopian Government, « Legal Notice. Wildlife Conservation Regulations Issued Pursuant to the Game Proclamation of 1944 », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1968, p. 4. 91 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 5 novembre 1970, p. 30-33. 83 295 pays. L’EWCO ne dispose d’aucun budget durant ses premières années92 et après que le ministère de l’Agriculture ait remédié à la situation, ses responsables reçoivent chaque année un dixième des fonds nécessaires au bon fonctionnement de l’institution93. Contrairement au Canada ou à la France, l’appareil idéologique et financier dont dispose l’État éthiopien apparaît bien incapable de concrétiser l’imaginaire national. Au-delà de la contrainte matérielle, il importe tout de même à l’État de donner à croire au patrimoine naturel. Aussi, en 1962, à Paris, la délégation éthiopienne demande assistance à l’UNESCO afin de « définir une politique de conservation94 ». L’assistance est accordée. En 1963, l’ancien directeur-général de l’UNESCO, Julian Huxley, et le Professeur du Muséum national d’histoire naturelle, Théodore Monod, dirigent la première « mission » envoyée en Éthiopie « pour conseiller le gouvernement sur l’établissement d’une organisation capable de conserver les ressources naturelles du pays95 ». Après une autre mission conduite par le major Ian Grimwood et Leslie Brown, anciens conseillers du ministère de l’Agriculture kenyan, l’UNESCO recommande à l’État éthiopien d’instituer une Wildlife Conservation Organization et d’y employer des expatriés96. L’EWCO est créée en 1965 et la même année, John Blower est nommé « Adviser to the Imperial Ethiopian Government on Wildlife Conservation97 ». Depuis, le WWF et l’UICN envoient du matériel et du personnel en Éthiopie. Hailé Sélassié ne manquera pas de les remercier pour leur contribution au « développement des ressources en faune sauvage du pays98 ». Cette sollicitation permanente de la communauté internationale est là encore caractéristique de la politique menée par l’Empereur. Selon John Markakis et Asmelash Beyene, même la Constitution révisée de 1955 s’adresse 92 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 7. 93 De John Blower à H.E. Ato Abeba Retta Minister of Agriculture and Chairman of the Wildlife Conservation Board, « Wildlife Conservation and National Parks », in EWCO, classeur « Blower 6. Management », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 4 avril 1969, p. 4. 94 John Blower, « Memorandum on Present Plans for the Conservation and Development of Wildlife Resources in Ethiopia », in EWCO, classeur « Blower 8.External Aid », dossier « Peace Corps », AddisAbeba, 27 décembre 1965, p. 2. La traduction est de notre fait. 95 UNESCO, Unesco Sends Nature Conservation Mission to Ethiopia, Paris, Press Release n°2061, 10 décembre 1964, np. La traduction est de notre fait. 96 I.R. Grimwood, « Ethiopia. Conservation of Nature and Natural Resources (November 1964 - February 1965) », Paris, Unesco expanded programme of technical assistance, août 1965, p. 1-2. 97 De John Blower au Major Gizaw, « Appointment of Expatriate Game Warden », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, 27 décembre 1965, p. 1-2. 98 Hailé Sélassié, Walia n°1, 1969, préface np. La traduction est de notre fait. 296 avant tout au monde extérieur. Confirmant la centralisation du pouvoir impérial, elle instaure le suffrage universel pour la Chambre des députés du Parlement dans un unique objectif : « la reconnaissance internationale99 ». Au fil des ans, Hailé Sélassié se focalise graduellement sur le rayonnement international de l’Éthiopie. Il a à cœur d’obtenir en 1963 la construction, à Addis-Abeba, du siège de l’Organisation de l’Unité Africaine et en 1964, lors de la première session ordinaire de l’OUA, il revendique l’inviolabilité des frontières au nom de la souveraineté des États africains. Fort de son prestige de nation parlementaire moderne, et qui plus est jamais colonisée, l’État éthiopien a trouvé le meilleur moyen pour légitimement réprimer les rébellions érythréennes et somaliennes qui fragilisent les marges de la « Grande Éthiopie100 ». La stratégie qui consiste à mettre le regard international au service de la question nationale se trouve à l’origine de l’édification du patrimoine naturel éthiopien. Par définition, la « nature » naît de la menace de sa disparition imminente101. Or, dans l’Éthiopie contemporaine, le fait urbain est sporadique102. Le temps des villes est loin de l’emporter sur le temps des campagnes et l’environnement non-humain demeure bien plus productif que symbolique. Parce que cet environnement est reconnu naturel par des organisations telles que l’UNESCO, l’UICN et le WWF, Hailé Sélassié va néanmoins laisser la communauté internationale inventer une nature qui sera, de fait, reconnue nationale. Dès 1965, depuis ses bureaux de l’EWCO, John Blower indique à l’Empereur les parcs nationaux qu’il convient d’établir103. Assisté du Docteur Bernhard Nievergelt, « expert mondial de l’Ibex », Blower organise une expédition dans le Sem n qu’il ajoute, alors, à la liste des territoires à mettre en parc104. Il désigne ensuite le gardien – étranger – en charge du Simien Mountains et il supervise lui-même la construction de la 99 John Markakis et Asmelash Beyene, « Representative Institutions in Ethiopia », The Journal of Modern African Studies vol.5 n°2, 1967, p. 204. La traduction est de notre fait. 100 Christopher Clapham, « Haïlé Sélassié et son temps », in Gérard Prunier (dir.), L’Éthiopie contemporaine, Paris, Karthala - Centre Français des Études Éthiopiennes, 2007, coll. « Hommes et sociétés », p. 128. 101 Jean Davallon, Gérald Grandmont et Bernard Schiele, L’environnement entre au musée, Lyon Québec, Presses Universitaires de Lyon - Musée de la Civilisation de Québec, 1992, coll. « Muséologies », p. 37. 102 Bertrand Hirsch et François-Xavier Fauvelle-Aymar, « Cités oubliées », Journal des africanistes vol.74 n°1-2, 2004, p. 299. 103 De John Blower à Hailé Sélassié, « His Imperial Majesty », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », Addis-Abeba, juin 1966, p. 3. 104 De John Blower au Major Gizaw, « Report on a Visit to the Simien Mountains », in EWCO, classeur « Blower 11. », Addis-Abeba, 29 novembre 1966, p. 1. La traduction est de notre fait. 297 route entre Debark et Sankaber financée, apparemment grâce à son intervention, par l’UNDP et la FAO105. Puis, en 1969, quelques mois après que le WWF se soit plaint qu’« aucun progrès n’ait été accompli106 » dans le Sem n et que l’UNESCO ait suggéré au gouvernement « de mettre de l’ordre107 » dans sa législation, le parc national est instauré pour « la préservation de la faune sauvage » et des « richesses naturelles de la nation108 ». Ainsi, au gré d’une entente entre deux dispositifs de pouvoir, l’un national, l’autre global, une réelle « hybridation institutionnelle109 » émerge. Elle autorise la communauté internationale à sauvegarder ce qu’elle considère comme « naturel » et elle permet à l’État impérial de convertir un espace local en un symbole national. Impulsée par le Nord et réglée par le pouvoir central, l’histoire locale procède toujours d’en haut. La signification des lieux est transformée et singularisée par l’État qui patrimonialise au fur et à mesure qu’il nationalise. En un processus strictement endogène, en France aussi, il est davantage question d’intensification des logiques nationales que de rupture. Emblèmes « des France110 » d’en bas, les campagnes sont saisies par le pouvoir à partir des années cinquante. En 1945, la IVe République instaure une « commission supérieure des sites, perspectives et paysages », laquelle doit identifier, dans chaque département, les « monuments naturels » dignes d’être préservés111. Centrée sur la « conservation […] des espèces », la notion de « réserve naturelle » est instituée en 1957112 et, trois ans plus tard, la loi sur les parcs nationaux 105 John Blower, « Development of Roads and Tracks in National Parks: Outline Programme of Work », in EWCO, classeur « Blower 8.External Aid », dossier « USSR », Addis-Abeba, 15 mai 1968, p. 2. 106 F. Vollmar, Conservation in Ethiopia, Morges, 10 janvier 1969, p. 2. La traduction est de notre fait. 107 De John Blower à H.E. Ato Abeba Retta Minister of Agriculture and Chairman of the Wildlife Conservation Board, « Memo. Subject: Wildlife Conservation and National Parks », in EWCO, classeur « Blower 6. Management », Addis-Abeba, 4 avril 1969, p. 8. La traduction est de notre fait. 108 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6. La traduction est de notre fait. 109 Jean-Pierre Gilly et Frédéric Wallet, « Enchevêtrement des espaces de régulation et gouvernance territoriale. Les processus d’innovation institutionnelle dans la politique des Pays en France », Revue d’Économie Régionale & Urbaine n°5, 2005, p. 707. 110 « Les France », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.2 et 3, p. 2219-4719. Après deux sections intitulées « La République » et « La Nation », Les Lieux de mémoire proposent une troisième partie, « Les France », laquelle met en avant la dialectique indivisibilité - divisibilité de la France contemporaine. 111 « Ordonnance n°45-2633 du 2 novembre 1945 », in « Loi du 2 mai 1930 relative à la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque », Journal officiel de la République française n°1345 « Protection du patrimoine historique et esthétique de la France », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 67. 112 « Loi n°57-740 du 1er juillet 1957 complétant la loi du 2 mai 1930 réorganisant la protection des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque », Journal officiel de la 298 réunit la protection des sites et des espèces. Palliant une législation qui « permet uniquement […] de classer […] des stations où se rencontrent des éléments de faune ou de flore rares ou menacés », un parc national doit enclore « le territoire de tout ou partie d’une ou plusieurs communes » lorsque « la conservation de la faune, de la flore, du sol, du sous-sol, de l’atmosphère, des eaux et, en général, d’un milieu naturel présente un intérêt spécial113 ». Cet « intérêt spécial » renvoie à la conception française de la « nature ». Au début du XX e siècle, avec l’existence d’une seule « réserve artistique » dans la forêt de Fontainebleau, les sociétés savantes, les associations de tourisme et les clubs d’alpinistes s’associent à l’administration des Eaux et Forêts pour promouvoir l’idée de parc national. Insistant sur le sublime de paysages inoccupés par l’homme, leurs initiatives n’aboutissent guère et ils se concentrent sur la création de réserves dans l’Empire colonial114. Cependant, au tournant des années cinquante, avec l’exode rural et les transformations économiques et sociales qui bouleversent les campagnes françaises, le romantisme agraire qui balbutiait au début du siècle115 connaît un essor sans précédent. La demande sociale est à la préservation de la société paysanne et la campagne toute entière devient monument historique116. Le phénomène participe plus largement de la démocratisation culturelle mise en œuvre par la Ve République. Créé par le général de Gaulle en 1959 pour être confié à André Malraux, le ministère des Affaires culturelles entend transmettre des valeurs empruntées au passé. Il s’investit pour cela dans la valorisation publique du patrimoine, « réception collective de certains biens qualifiés de la tradition nationale et/ou de l’identité locale117 ». Les parcs nationaux s’inscrivent dans cette politique d’unification du patrimoine et de la culture. Les premiers parcs de montagne apparaissent en 1963 et République française n°1454-II « Protection de la nature. Textes généraux », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 3. 113 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 1-2. 114 Adel Selmi, « L’émergence de l’idée de parc national en France. De la protection des paysages à l’expérimentation coloniale », in Raphaël Larrère, Bernadette Lizet et Martine Berlan-Darqué (dir.), Histoire des Parcs Nationaux. Comment prendre soin de la nature ?, Éditions Quae - Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 2009, p. 43-56. 115 Voir notamment : Jacques et Mona Ozouf, « “Le Tour de la France par deux enfants” », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.1, p. 277-301. 116 Voir notamment : Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Éd. Textuel, 2001, p. 14. 117 Yvon Lamy, « Patrimoine et culture : l’institutionnalisation », in Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture Fondation Maison des sciences de l’homme - La Documentation française, 2003, p. 52. 299 en 1967, en Vanoise et dans les Pyrénées118. L’État affirme leur « caractère national119 » en les plaçant sous la tutelle du Conseil national pour la protection de la nature et d’un comité interministériel120 et, dès leurs débuts, il les dédie à la sauvegarde d’un « cadre de vie » et d’une « source d’identité culturelle121 ». Créé en 1970122, le parc national des Cévennes ne fait pas exception. Aux dires d’Yves Bétolaud, ingénieur agronome des Eaux et Forêts employé par le ministère de l’Agriculture pour planifier la mise en place des parcs, il s’agit de « faire quelque chose pour la civilisation de la montagne, c'est-àdire un mode de vie d’une haute valeur sociale et culturelle, qui a été celui de presque toutes les montagnes françaises123 ». Le 21 septembre 1970, lors de l’inauguration du parc national, le ministre de l’Agriculture Jean Duhamel insiste sur « l’intérêt du monde rural qui est à la base et qui doit toujours inspirer l’activité des Parcs nationaux124 ». Achevant sa transition vers la modernité urbaine, la France découvre en Cévennes un symbole de « son ancrage terrien et [elle] inventa, par le lien symbolique et distant au paysage, un substitut à l’emprise agraire125 ». Nous avons eu l’occasion de voir combien la place accordée aux hommes différait, en parc national, selon que l’on observe l’espace français ou les espaces canadien et éthiopien126. Derrière ces dissemblances relatives aux façons de faire le patrimoine, les logiques identitaires nationales se dessinent. Du côté français, l’État use de la ruralité menacée de ses campagnes afin d’illustrer un roman national qui s’écrit au passé. Mobilisant le parc en tant que substitut à l’historicisation du territoire, l’État fédéral 118 Protection de la nature, Espaces naturels et institutions communes, Législation et réglementation, Paris, Journaux Officiels, 1998, p. 15-104. 119 « Décret n°61-1195 du 31 octobre 1961 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 6. 120 « Arrêté du 28 février 1962 relatif au fonctionnement du comité interministériel des parcs nationaux », ibid., p. 121-122. 121 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, Travail, culture et nature. Le développement local dans le contexte des parcs nationaux et naturels régionaux de France, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 119 et 169. 122 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel…, ibid., p. 67-85. 123 Yves Bétolaud, cité par Claire Reverchon, Pierre Gaudin et Christophe Reverchon, « Enquête sur les origines du Parc des Cévennes (1982-1983) », Florac, Parc national des Cévennes, 1983, p. 341. 124 Jacques Duhamel (ministre de l’Agriculture), « Allocution prononcée lors de l'installation solennelle du Conseil d'Administration du Parc national des Cévennes à Florac le 21 décembre 1970 », in CDA-PNC, Fonds Leynaud, 1970, np. 125 Pierre Cornu, « Déprise agraire et reboisement. Le cas des Cévennes (1860-1970) », Histoire & Sociétés Rurales n°20, 2003, p. 199. 126 Cf. supra, « 5.1.2. La place de l’homme au milieu de la nature », p. 232-243. 300 canadien orchestre pour sa part une naturalisation de la nation supposée dépasser les conflits matériels et mémoriels qui l’opposent aux provinces. Quant à l’Éthiopie, la nature y devient patrimoine pour mieux servir l’internationalisation de la nation, procédé d’ores et déjà indispensable à la nationalisation des territoires. 6.2. Quand le patrimoine naturel devient métarécit Au tournant des années soixante, les administrations responsables des parcs nationaux ont défini les manières de construire la nature nationale. Au temps des prémices succède le temps du « métarécit ». Caractérisant à l’origine « les grands récits […] de la Modernité127 », le métarécit désigne plus généralement une rhétorique politique. S’agissant de l’institutionnalisation de l’environnement, Béatrice Jalenques-Vigouroux évoque pour le second vingtième siècle un « métarécit environnemental […] faisant intervenir des registres de discours qui font émerger des tendances “lourdes”128 ». Pour notre part, des années soixante-dix au début du vingt-et-unième siècle, nous identifions un métarécit patrimonial et national. Français, canadien ou éthiopien, l’État produit un discours normatif destiné à faire de la nature patrimonialisée l’expression signifiante de la nation patrimonialisante. Dans les Cévennes, à Forillon et dans le Sem n, en tant que haut lieu national, c'est-à-dire en tant que lieu de nature protégé pour faire valoir la nation, le parc national est le locuteur privilégié de ce métarécit patrimonial. Cette approche par le haut puis par le bas – les parcs tels que les envisage la nation et la nation telle qu’elle est énoncée par les parcs – vise à démontrer que les logiques identitaires président plus que tout autre facteur aux différents façonnements de la nature nationale, la France décidant de verser dans la folklorisation des communautés rurales, le Canada choisissant de magnifier la nature millénaire d’une presqu’île tout juste vidée de ses populations, et l’Éthiopie s’évertuant, en vain, à extraire l’homme d’un espace naturel toujours plus anthropique. 127 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 7. 128 Nicole d’Almeida et Béatrice Jalenques-Vigouroux, « Dire le développement durable », Responsabilité & Environnement n°48, 2007, p. 48. Voir également : Béatrice Jalenques-Vigouroux, « Dire l’environnement : le métarécit environnemental en question », Paris, Université de Paris IV, 2006, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, 2 vol. 301 6.2.1. La nation dit la nature Dans les années soixante-dix, en France, le patrimoine demeure le fait du pouvoir. La « centralité de l’État culturel » se renforce et la « culture nationale » se diffuse129. À cette fin, le pouvoir déploie les moyens traditionnels de l’édification de la mémoire collective, ainsi les « rétrospection, célébration et commémoration130 ». Il élargit également le patrimoine au territoire pour valoriser « une image de la diversité des cultures et des pratiques sociales131 ». Comme l’explique Françoise Péron, à cette époque, « les Français comprennent qu’une longue phase de leur passé rural est en train de se clore à jamais132 ». Aussi, il est logique que l’État se donne les moyens de patrimonialiser la nature. Georges Pompidou met sur pied le ministère de la Protection de la Nature et de l’Environnement en 1971133, la « protection des espaces naturels et des paysages » est décrétée « d’intérêt général » en 1976134 et l’année suivante, le Conseil national pour la protection de la nature est chargé « d’améliorer la protection des espaces naturels […], notamment en matière de parcs nationaux135 ». Cette politique se traduit par la création de nouveaux parcs dans les Alpes françaises136 et par la nationalisation du système des parcs nationaux. Selon le ministère, les parcs représentent les « dépositaires d’éléments parmi les plus prestigieux du patrimoine national » et à ce titre, il importe de trouver « une définition claire de l’image parc ». Concrètement, l’administration cherche à « imposer un style, un système d’expression graphique à tous 129 Philippe Poirrier, « Les territoires des Affaires culturelles. Le développement du partenariat entre l’État et les villes (1959-1999) », Revue historique tome 301 n°4, 1999, p. 859-860. 130 Pascal Ory, Une nation pour mémoire : 1889, 1939, 1989, trois jubilés révolutionnaires, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, p. 8. 131 Dominique Poulot, « De la raison patrimoniale aux mondes du patrimoine », Socio-anthropologie n°19, 2006, np. (http://socio-anthropologie.revues.org/index753.html, consulté le 23 février 2012). 132 Françoise Péron, « La construction du patrimoine maritime en Bretagne : processus et significations », in Maria Gravari-Barbas et Sylvie Guichard-Anguis (dir.), Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 322-323. 133 Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, Éditions La Découverte, 2003, coll. « Textes à l’appui / Anthropologie des sciences et des techniques », p. 149. 134 « Loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature », Journal officiel de la République française n°1454-II « Protection de la nature. Textes généraux », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 1. 135 « Décret n°77-1300 du 25 novembre 1977 pris pour l’application de la loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et concernant le conseil national de la protection de la nature », ibid., p. 19. 136 Lionel Laslaz, Vanoise, 40 ans de Parc National. Bilan et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 383-385. 302 les parcs nationaux137 ». Il s’agit notamment d’adopter une typographie commune à l’ensemble des Établissements Publics « Parc national138 ». Au-delà de ces attentions pratiques, le ministère de l’Environnement et du Cadre de vie considère que les parcs « témoignent pour la plupart d’entre eux de l’effort tenace qu’on fait les sociétés rurales montagnardes pour vivre et se développer ». Dans cette perspective, il met en avant « la place de l’homme dans le parc, […] celle du montagnard, et donc de l’agriculture de montagne », et il souligne l’importance de la « préservation du patrimoine national que constitue désormais l’existence des Parcs139 ». Comme dans bon nombre de pays européens à la même période, cette insistance sur « la figure du “montagnard” » participe à la valorisation nationale de « communautés durables140 ». En France, on se situe dans le cadre plus précis de la promotion de territoires ethnologiques. L’État patrimonialise depuis 1980 jusqu’aux éléments vivants de la campagne, ainsi les fêtes, les croyances et les modes de vie141, et « dans ce récit-là, le patrimoine rural peut bien sembler être toujours celui d’un collectif national142 ». La « fièvre patrimoniale143 » française s’intensifie au fur et à mesure que progresse la décentralisation de l’administration nationale144. Loin d’abandonner sa vocation culturelle, celle-ci se concentre sur la « fabrique des lieux », faisant des « anciens “trous perdus” » des entités signifiantes et de la nature une donnée « historicisée, “écologisée”145 ». En termes législatifs, l’État reste d’abord silencieux quant à la 137 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, « 1979. Quinze ans de Parcs nationaux français : comptes-rendus et recommandations des quatre groupes de travail », Paris, 1979, p. 1 et 19. 138 Les rapports d’activité et les programmes d’aménagement produits par les parcs nationaux des Cévennes, de la Vanoise et des Pyrénées utilisent depuis la même typographie et la même présentation. 139 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, ibid., p. 1 et 33. 140 Bernard Debarbieux, « Construits identitaires et imaginaires de la territorialité : variations autour de la figure du "montagnard" », Annales de Géographie n°660-661, 2008, p. 105. 141 « Décret n°80-277 du 15 avril 1980 instituant un conseil du patrimoine ethnologique », Journal officiel de la République française n°1345 « Protection du patrimoine historique et esthétique de la France », Paris, Journaux officiels, 1980, p. 423-427. 142 André Micoud, « Des patrimoines aux territoires durables. Ethnologie et écologie dans les campagnes françaises », Ethnologie française tome 37 vol.2, 2004, p. 16. 143 Daniel Fabre, « "Ethnologie et patrimoine en Europe". Conclusions et perspectives du colloque de Tours », Terrain n°22, 1994, p. 148. 144 Nous faisons référence aux « lois Defferre » relatives à la répartition des droits et des compétences entre l’État et les communes, départements et régions (lois n°82-213 du 2 mars 1982, n°83-8 du 7 janvier 1983), à la déconcentration initiée en 1985, ainsi qu’à la « Loi d’amélioration de la décentralisation » du 5 janvier 1988. 145 Alban Bensa, « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine », in Alban Bensa et Daniel Fabre (dir.), Une histoire à soi, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, Cahiers d’Ethnologie de la France n°18, p. 2-4. 303 contribution des parcs nationaux à cet encensement de la ruralité. Laissant leurs responsables agir sur place146, il coordonne l’action collective. Il instaure un programme baptisé « Parcs Horizon 7 » pour « développer la notoriété commune des parcs nationaux […] et préparer la vente en commun de “produits” de nos parcs147 », il crée une « papeterie des Parcs nationaux148 » et il met en place une signalétique commune dans les sept parcs nationaux de France149. En 1994, après avoir étendu le principe de « mise en valeur des paysages » à l’échelle du pays150, l’administration nationale fonde le réseau « Parcs Nationaux de France » et l’« Atelier Technique des Espaces Naturels (ATEN)151 ». L’État inscrit alors les parcs à l’enseigne du « tout patrimoine152 ». Dans une « note de doctrine » publiée en 1999, la nouvelle Direction de la nature et des paysages articule « les grandes missions des parcs nationaux » autour de la préservation du « caractère du parc ». Selon la Direction, la notion réunit « les paysages et le patrimoine […] appropriés par la culture locale ou nationale », une série d’éléments matériels tels que les « hameaux ou habitations isolées », et un « contexte immatériel d’histoires, de foi populaire, de légendes et de traditions153 ». L’ATEN précise en 2001 les modalités de l’entreprise. Il importe de « restaurer et gérer le patrimoine naturel et culturel » des parcs nationaux. Le premier nécessite la protection de la diversité biologique et des espèces animales et végétales, le second commande l’intégration du « regard que les hommes portent sur ce patrimoine naturel » et la préservation des espaces « historiques », « construits » et « immatériels154 ». Ainsi l’État fait-il son « devoir », pour reprendre l’expression d’Armand Frémont. Grâce au 146 Cf. infra, « 6.2.2. La nature dit la nation », p. 318-322. Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1986 », Florac, 1987, p. 3. 148 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 22. 149 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 24. 150 « Loi n° 93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages et modifiant certaines dispositions législatives en matière d'enquêtes publiques », Journal officiel de la République française n°7, Paris, Journaux officiels, 9 janvier 1993, p. 503. 151 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, p. 21. 152 Monique Poulot, « De la clôture patrimoniale des territoires périurbains dans l’ouest francilien », Socio-anthropologie n°19, 2006, np. (http://socio-anthropologie.revues.org/index663.html, consulté le 22 février 2012). 153 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006. Annexe 1. Les fondements juridiques des Finalités des parcs nationaux. Note de doctrine », Florac, 2000, p. 1-3. 154 Atelier Technique des Espaces Naturels, Guide de référence des programmes d’aménagement des Parcs Nationaux, Montpellier, ATEN, 2001, Cahiers Techniques n°64, p. 17-18. 147 304 patrimoine, il entretient « le poème collectif écrit sur la terre depuis sept millénaires » et « la terre des agriculteurs […] devient plus que jamais lieu de mémoire155 ». L’État recourt tout autant aux musées des arts et traditions populaires, aux inventaires du patrimoine et aux écomusées qu’aux parcs nationaux. Par la sauvegarde de la nature et la valorisation d’une culture de la nature, les parcs servent une mise en patrimoine de la nation devenue mise en mémoire du territoire national. Ce regard passéiste que la France porte sur la campagne et les hommes qui l’ont façonnée mériterait que l’on y parle de protection de la ruralité plutôt que de la « nature ». L’administration emploie néanmoins le terme d’usage en matière de parc national. Ici, le Canada se distingue du cas français en revendiquant une nature synonyme de wilderness, « réalité canadienne » proche de celle des États-Unis156. À l’image de son voisin, l’État fédéral se fait le protecteur de « régions naturelles » et le « réseau des parcs nationaux » y est explicitement idéologique. Rebaptisée Parcs Canada en 1973157, la Direction des parcs nationaux offre « aux Canadiens des repères qui leur permettent d’apprécier leur pays et ses cultures, de consolider leur unité nationale, grâce à l’observation de la diversité des régions158 ». À la fin des années quatre-vingt, rappelant que les parcs constituent « un trésor national sans prix159 », Parcs Canada participe également au « Programme de coordination de l’image de marque » initié par l’État fédéral. Afin de « permettre au public de reconnaître facilement les activités fédérales au moyen d’une image de marque uniforme », chaque parc national, du Pacifique à l’Atlantique, propose à ses portes d’entrée, au sein de ses sentiers ou sur ses prospectus, un « design » commun160. Depuis, Parcs Canada affirme sa qualité nationale. Reformulant sa politique directrice en 1994, elle estime que les lieux placés sous sa responsabilité représentent « l’essence même de notre identité nationale » : « ils donnent forme à la perception que nous avons de nous-mêmes ». L’agence s’occupe aussi bien 155 Armand Frémont, « La terre », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.3, p. 3048 et 3072. Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 2. 157 Parcs Canada, « Programme de Parcs Canada », 1975, p. 1. 158 Id., « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 11. 159 L’honorable Tom McMillan, ministre de l’Environnement, « “Conserver et protéger”. Aperçu des modifications à la Loi sur les parcs nationaux », Ottawa, Environnement Canada. Parcs, 1986, p. 1. 160 Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, « Programme de coordination de l'image de marque », Ottawa, 1990, p. 1-17 ; Parcs Canada, « Programme de l’image de marque de Parcs Canada. Signalisation extérieure : normes et lignes directrices », Ottawa, 2007, np. 156 305 des parcs « naturels » que des parcs « historiques ». Mais si le ministre du Patrimoine canadien signale dans l’introduction de cette réédition l’impératif de « connaître les activités du passé », il souligne avant tout « la beauté de la nature sauvage » et « le sentiment d’émerveillement et de vénération » qu’elle suscite161. De plus, l’opération des parcs historiques continue d’être « enfouie dans l’opération plus vaste des parcs nationaux [naturels]162 ». Après la valorisation de la rudesse de la wilderness domptée et préservée par les Canadiens163, l’État fédéral continue ainsi à faire de la « nature » et de la « géographie » le ciment de la « culture canadienne164 ». Cette offre permanente d’une nature autour de laquelle agréger la communauté cherche à combler l’écart qui se creuse entre les échelons fédéraux et provinciaux du pouvoir. Tout au long des années soixante-dix, afin de renforcer les contours idéels et matériels de la nation, le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau donne « son contenu à la culture canadienne165 » et, simultanément, il défend un nationalisme d’attaque selon lequel seule la nation canadienne doit être reconnue dans les provinces du pays166. Or, à mesure que le Canada structure sa canadianité, le Québec revendique sa « québécitude167 ». Aussi, malgré l’échec d’un premier référendum sur l’indépendance de la province en 1980, le pancanadianisme promu par l’État fédéral sur un fond officiel de « nation multiculturelle » ne fait qu’exacerber les différences. Au début des années quatre-vingt-dix, après une décennie de débats constitutionnels entre les élus fédéraux et provinciaux, la « Réconciliation nationale » échoue168. Profitant de l’échec du second référendum sur l’autonomie québécoise en 1995, le gouvernement fédéral soutient depuis un « nationalisme compétitif ». Il reconnaît que chaque province, le Québec en 161 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Principes directeurs et politiques de gestion », 1994, p. 3. C. James Taylor, op. cit., préface np. La traduction est de notre fait. 163 Canada, Département de l’Intérieur, Direction des parcs nationaux, « The Kicking Horse Trail Scenic Highway from Lake Louise, Alberta to Golden, British Columbia », 1928, cité par Alisa Catharine Apostle, op. cit., p. 47. 164 Robert Fulford, cité par Eric Kaufmann, « "Naturalizing the Nation": The Rise of Naturalistic Nationalism in the United States and Canada », Comparative Studies in Society and History vol.40 n°4, 1998, p. 689. La traduction est de notre fait. 165 Ryan Edwardson, op. cit., p. 20. La traduction est de notre fait. 166 Robert Bothwell, Canada and Quebec: One country, Two Histories, Vancouver, University of British Columbia Press, 1998, 2nde éd. [1ère éd. 1995], 279 p. 167 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 162. 168 Robert Bothwell, Ian Drummond et John English (dir.), Canada since 1945: Power, Politics, and Provincialism, Toronto, University of Toronto Press, 1989, 2nde éd. [1ère éd. 1981], p. 438. La traduction est de notre fait. 162 306 tête, détient « sa propre façon d’être une communauté politique au sein de la fédération canadienne » mais, de son côté, il s’évertue à renforcer l’unité, l’économie et l’assistance sociale nationales169. Au-delà des affres d’une identité nationale immobilisée politiquement dans la confrontation fédérale-provinciale, la production fixiste et ininterrompue du récit patrimonial atteste alors de l’effort accompli par l’État canadien pour protéger la nation. Il se sert des parcs pour transcender, d’une part, les frontières provinciales. La Direction des parcs nationaux réorganise ses bureaux régionaux en 1973 et la nouvelle agence « Parcs Canada » se retrouve à la tête des régions de l’Ouest, des Prairies, de l’Ontario, du Québec et de l’Atlantique170. Élaborant une trame canadienne qui s’élève au-dessus des divisions territoriales administratives, le pouvoir fédéral s’assure également de transcender jusqu’au temps des hommes. À partir d’un découpage du pays en trente-neuf régions, il structure le « réseau des parcs nationaux du Canada ». « Physiographiques », « géographiques » ou « naturelles », ces régions sont sélectionnées selon une « catégorie géologique ou écologique » de « l’histoire naturelle » du Canada. Leur préservation nécessite en revanche l’exclusion de toute « valeur pittoresque […], produit de la pensée humaine171 ». En d’autres termes, un parc national existe autant hors des frontières des sociétés humaines qu’en dehors de leur histoire. L’État fédéral se fait le garant d’un paysage qui, « pendant des siècles, […] n’a subi […] que l’action des agents naturels », il prend la tête de « cette famille canadienne de parcs, […] régions naturelles ayant une importance nationale172 » et, en 1981, il se félicite d’avoir instauré vingt-huit parcs nationaux dans dix-sept des trenteneuf régions naturelles du pays173. Il affine ensuite son argumentaire naturaliste avec la notion d’« intégrité écologique ». Évoquée à la fin des années soixante-dix comme le « grand principe qui régira l’utilisation des richesses du patrimoine174 », sa dimension 169 André Lecours et Daniel Béland, « Federalism and Fiscal Policy: The Politics of Equalization in Canada », Publius: The Journal of Federalism vol.40 n°4, 2010, p. 582. La traduction est de notre fait. 170 William Fergus Lothian, Histoire des parcs nationaux du Canada, Ottawa, Parcs Canada, 1977, vol.2, p. 30-31. 171 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 48. 172 Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 37. 173 Environnement Canada, Parcs Canada, Direction des parcs nationaux, Division du réseau des parcs nationaux, « La protection du patrimoine naturel du Canada – Le réseau des parcs nationaux du Canada », 1981, p. 12. 174 Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 12. 307 nationaliste est de plus en plus explicite. En 1985, le ministre de l’Environnement Tom McMillan estime que dans la mesure où « les parcs représentent notre réalité territoriale en tant que peuple », « ils peuvent aider à protéger l’intégrité de la souveraineté territoriale175 ». L’interprétation est légalisée en 1988. La nouvelle loi sur les parcs nationaux donne « la primauté […] à la préservation de l’intégrité écologique par la protection des ressources naturelles176 ». Ainsi, non seulement la nature est-elle écologisée, la nation toute entière l’est aussi. En 1990, aux dires de Parcs Canada, « les parcs nationaux […] célèbrent la beauté et l’infinie diversité de notre pays ». Chaque parc « est un sanctuaire où la nature peut évoluer selon ses propres règles, comme elle le fait depuis la nuit des temps » et depuis peu au sein de « chacune des régions naturelles qui caractérisent notre pays et qui ont façonné notre histoire177 ». L’histoire récente, celle des hommes, pas celle de la nature, est ici insignifiante. Les provinces et leurs représentants peuvent se déchirer quant à l’importance à accorder aux héritages autochtones, français et britannique, les parcs nationaux continuent eux-mêmes d’illustrer la canadianité. La Vice-première ministre du Patrimoine canadien l’indique d’ailleurs clairement : « ils sont à notre image, et reflètent notre histoire et nos cultures, nos espoirs et nos aspirations, nos réussites et nos échecs178 ». Aujourd’hui, suivant l’obligation légale qui lui est faite, Parcs Canada poursuit un objectif de « rétablissement de l’intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques179 ». Avec quarante-deux parcs nationaux180, vingt-huit régions naturelles canadiennes sont préservées en 2010 au nom d’une nation, avant tout, naturelle. En France comme au Canada, la déclinaison nationale du patrimoine naturel se montre fonction d’une certaine idée, ou disons d’une certaine instrumentalisation, du temps social. La première s’appuie sur le temps des hommes, tandis que le second mise 175 Tom McMillan, in J.G. Nelson et R.C. Scace (dir.), Patrimoine de demain, Ottawa, Parcs Canada, 1986, vol.1, p. 272 et 275. 176 « Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux et la Loi modifiant la Loi sur les parcs nationaux », Statuts du Canada 33ème législature - 2ème session chapitre 48, Ottawa, 18 août 1988, p. 1229-1277. 177 Environnement Canada, Service des Parcs, « Projet de réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1990, p. 3. 178 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1997, préface np. 179 « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 36ème législature - 2ème session chapitre 32, Ottawa, 20 octobre 2000, p. 5. 180 Kevin McNamee, « Combler les lacunes : créer de nouveaux parcs nationaux », The George Wright Forum vol.27 n°2, 2010, p. 256. 308 sur le temps de la nature. L’Éthiopie offre un tout autre cas de figure. Avec la communauté internationale comme énonciatrice du récit patrimonial, le temps de la nature éthiopienne s’inscrit dans le temps du patrimoine mondial. Le processus débute à la fin des années soixante. Né de la remise en cause d’une « civilisation de puissance181 », le « paradigme écologique182 » se propage au-delà des frontières nationales et le patrimoine devient un objet universel. À Paris, en novembre 1972, l’UNESCO ratifie la « Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel ». Sont décrétés « “patrimoine naturel” les monuments naturels constitués par des formations physiques et biologiques ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique183 ». En répertoriant ces monuments sur une « Liste » et en les représentant par des points sur une carte mondiale muette, l’UNESCO procède à la « déterritorialisation des objets patrimonialisés184 ». Comme bien d’autres pays du Sud185, l’Éthiopie entrevoit là un moyen d’accroître son prestige national et dès 1972, elle propose l’inscription des montagnes du Sem n et des églises monolithiques de Lalibela sur la Liste du Patrimoine mondial186. Leur classement sera entériné en 1978187. Profitant d’un patrimoine qui a l’avantage de rentrer dans les catégories définies par la Convention188, l’État prend soin de promouvoir l’approche adéquate. Sous Hailé Sélassié, le gouvernement éthiopien demande à l’UNDP et à la FAO de financer « le déplacement des populations vivant à l’intérieur des parcs à venir189 » et de créer un circuit touristique au sein des « grands espaces vierges » du sud du pays190. Durant les 181 Bertrand de Jouvenel, La civilisation de puissance, Paris, Fayard, 1976, p. 43. Robert Delort et François Walter, Histoire de l’environnement européen, Paris, PUF, 2001, coll. « Le nœud gordien », p. 121. 183 UNESCO, « Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel », Paris, 16 novembre 1972, p. 1-2. 184 Marie Bridonneau, « Lalibela, une petite ville d’Éthiopie amarrée au monde », Paris, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2013, thèse de doctorat en géographie, p. 70. 185 Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1996, p. 155. 186 Ethiopian Government, Wildlife Conservation Organization, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 2. 187 UNESCO, Comité intergouvernemental de la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, « Deuxième session. Rapport final », Washington, 5-8 septembre 1978, p. 7. 188 Bertrand Hirsch, « Préface », op. cit., p. 9-10. 189 Melvin Bolton, « S. F. request for a national parks and conservation planning project », Addis-Abeba, 13 avril 1970, p. 4. La traduction est de notre fait. 190 Planning Commission Office, « Resort Tourist Circuit in Ethiopia », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Tourism », Addis-Abeba, 4 juin 1971, p. 1. La traduction est de notre fait. 182 309 années quatre-vingt, c’est au tour de l’administration socialiste de requérir l’aide de l’UNESCO afin de « rendre les montagnes du Sem n, les montagnes du Bale et les lacs d’Abijata-Shalla conformes à l’inscription Patrimoine mondial191 ». Un « programme de resettlement » et un « Plan d’Action pour la Conservation de la Faune sauvage » sont nécessaires et le WWF soutient leur mise en œuvre192. Puis, sous le régime fédéral, l’EWCO va jusqu’à concevoir un « trust fund » regroupant les fonds alloués par le WWF, l’UNDP et l’Union Européenne pour dédier de nouvelles « zones protégées » à la flore, à la faune et au paysage193. Loin d’être cantonnée au domaine du patrimoine, l’adoption d’un modèle aux traits occidentaux se poursuit sur le plan politique. La « respectabilité internationale194 » de la nation constitue la pierre angulaire de la politique conduite par Hailé Sélassié et il en va de même aux époques socialiste et fédérale. Le Därg s’allie officiellement à l’URSS pour mieux contenir les sécessionnistes érythréens, somali et oromo195 et aujourd’hui, l’EPRDF se sert de l’aide internationale pour accélérer la modernisation du pays, mais aussi pour légitimer le contrôle fédéral des économies régionales196. Choisie dans une certaine mesure par l’Éthiopie, l’entreprise est lourde de conséquences. Audelà d’une version officielle selon laquelle la vocation des agences internationales est de « faire souscrire les États à la notion d’universalité de la culture197 » se cache en effet une appropriation transnationale – c'est-à-dire occidentale – de la souveraineté nationale. De 1970 à 1974, après le départ de John Blower, l’Américain Melvin Bolton assure le rôle d’« Acting Advisor » auprès de l’EWCO. Il engage un « Technical Advisor » britannique, deux « Chief Warden » américains, un biologiste de la Fauna Preservation Society de Londres et il obtient de la Zoological Society de Francfort le prêt d’un 191 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 43. La traduction est de notre fait. 192 World Wildlife Fund, WWF Reports December 1988-January 1989, Gland, 1989, p. 11. La traduction est de notre fait. 193 EWCO - WWF, « Establishment of a Trust Fund for Ethiopia’s Protected Areas. Proceedings of a Workshop 12 & 13 january 1996 », Addis-Abeba, janvier 1996, p. 1-7. La traduction est de notre fait. 194 Paul B. Henze, Histoire de l’Éthiopie. L’œuvre du temps, trad. de l’angl. par Robert Wiren, Paris, Moulin du pont, 2004, p. 275. 195 Colin Legum, « L’Éthiopie : le nouvel allié africain de Moscou », Politique étrangère vol.49 n°4, 1984, p. 873-881. 196 Alain Gascon, « Shining Ethiopia: l’Éthiopie post-communiste du nouveau millénaire », Autrepart n°48, 2008/4, p. 148. 197 Michel Parent (Président de l’ICOMOS), cité par Dominique Poulot, Une histoire…, op. cit., p. 176. 310 aéronef permettant d’opérer sur l’ensemble du territoire198. À la chute de l’Empire, cette communauté de donateurs et de techniciens se maintient. Le WWF offre à l’administration nationale quatre voitures tout-terrain et un équipement autorisant la formation d’une « unité anti-braconnage199 ». Francfort assure la maintenance de son aéronef et, en 1978, le gouvernement japonais envoie un écologue à l’EWCO200. Au milieu des années quatre-vingt, avec la famine et la guerre civile qui menacent le pays, seul restent les universitaires suisses201. Il faut attendre 1992 pour que le WWF reprenne son activité en finançant la « Division Éducation » de l’EWCO202. Depuis, toujours avec le WWF, l’UNDP et plusieurs pays européens, l’Autriche et la Suisse en tête, participent à l’élaboration des politiques environnementales nationales et à l’aménagement des parcs nationaux créés et à créer203. De cet entremêlement des pouvoirs émerge ainsi un ordre naturel et occidental. Mettant l’accent sur les « richesses naturelles » que constituent la « faune », la « flore » et les « panoramas » éthiopiens204, la première loi relative à la protection de la faune sauvage est produite par des étrangers. Juriste au Bureau du Premier ministre, l’Américain Donald Paradis en recommande la rédaction au ministre de l’Agriculture en janvier 1967205 et, à sa demande, John Blower en rédige une première version206. Il la transmet au responsable de l’EWCO en rappelant que « l’UNESCO demande de légiférer207 ». Puis, une année et demie durant, Leslie Brown et lui-même peaufinent leur 198 « A summary of the external assistance requested and received by the Wildlife Conservation Organization from May 1972 to December 1975 », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCOGeneral », Addis-Abeba, 1975, p. 1-2. 199 World Wildlife Fund, Yearbook 1975-1976, Morges, 1976, p. 59. La traduction est de notre fait. 200 EWCO, « Annual Report », Addis-Abeba, 1979, p. 18-19. 201 Jesse C. Hillman, « Ethiopia: Compendium of Wildlife Conservation Information », New York Addis-Abeba, The Wildlife Conservation Society - International New York Zoological Park - Ethiopian Wildlife Conservation Organization, 1993, vol.1, p. 13. 202 Ibid., p. 26. La traduction est de notre fait. 203 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « State of Environment Report for Ethiopia », Addis-Abeba, août 2003, p. 33-37. 204 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 5 novembre 1970, p. 30-32. La traduction est de notre fait. 205 De Donald E. Paradis à H.E. Dedjazmatch Ghermatchew Tekle Hawariat, « Memorandum. Re: Wildlife Regulations », in EWCO, classeur « Blower 6. Management », dossier « Legislation », AddisAbeba, 1967, np. 206 Classeur « Blower 6… », ibid., 1966-1967. Entre juillet 1966 et février 1967, les deux hommes s’envoient au moins douze lettres, dont huit d’entre elles évoquent la préparation de la loi. 207 John Blower, « Wildlife Conservation Regulations », ibid., p. 1. La traduction est de notre fait. 311 première Wildlife Policy208. Stipulant « l’importance d’agir pour une meilleure conservation de la faune sauvage et pour l’établissement de parcs nationaux », le Préambule de cette politique est mot pour mot celui de la loi publiée en 1970 par le Journal Officiel éthiopien209. L’administration nationale a seulement souligné « l’importance de se conformer aux critères internationaux210 ». Ancré dans « une action publique internationale “occidentale”211 », le patrimoine éthiopien devient le réceptacle et le transmetteur de « l’image traditionnelle d’une Afrique, lieu privilégié d’expression de la nature et non du génie des hommes212 ». À la suite de cette loi, les programmes et plans d’aménagement produits par l’EWCO associent en effet systématiquement le patrimoine naturel à un idéal de faune, de flore, de panorama et, surtout, d’espace libéré des hommes qui en menacent l’intégrité213. Les années quatre-vingt et la remise en cause internationale de la « forteresse de la conservation » n’entament en rien le processus214. Tout en revendiquant le principe de la community conservation, l’EWCO se concentre sur les « zones pouvant être reconnues Patrimoine mondial215 ». Pour cela, en charge de « coordonner l’action internationale » de l’institution, l’Américain Jesse C. Hillman veille à « accroître la sensibilisation des peuples éthiopiens » tout en « assurant la continuité des espèces sauvages dans les zones protégées » du pays216. Avec la République fédérale, le discours se fait de plus en plus participatif. L’EWCO affiche en 1995 une volonté de « réorienter son approche en se concentrant sur les populations 208 John Blower et Leslie H. Brown (WWF), « Declaration of Wildlife Policy », in EWCO, classeur « Blower 6. Management », dossier « Legislation », Addis-Abeba, 1968, p. 1. 209 John Blower, « Draft Wildlife Conservation Order », ibid., 1969, p. 1. La traduction est de notre fait. 210 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 5 novembre 1970, p. 30. La traduction est de notre fait. 211 Véronique Andrée, « Statut de la nature et nature de l’action publique environnementale », in Paul Arnould et Éric Glon (dir.), La nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 117. 212 Alain Sinou, « Dispositifs et enjeux du processus de mondialisation du patrimoine bâti », Paris, Université Paris 8, 2001, thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches de géographie, p. 23. 213 Ethiopian Wildlife and Natural History Society, « Ethiopia’s National Parks », AGAZEN n°1, 1973, np. ; Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, novembre 1978, p. 3-5. 214 Bill Adams et David Hulme, « Conservation and Communities: Changing Narratives, Policies and Practice in African Conservation », in Institute for Development Policy and Management, Community Conservation Research in Africa: Principles and Comparative Practice, Manchester, University of Manchester, 1998, p. 5-9. La traduction est de notre fait. 215 Forestry and Wildlife Conservation Development Authority, « Evaluation Report on Forestry and Wildlife & Development Activities », Addis-Abeba, juillet 1981, p. 46. La traduction est de notre fait. 216 Jesse C. Hillman, op. cit., p. 2. La traduction est de notre fait. 312 locales217 » tandis qu’en 1997, l’Environmental Protection Authority promulgue une « Stratégie Nationale de Conservation ». Celle-ci doit « promouvoir un développement économique et social durable218 » et « renouveler les lignes directrices de la gestion nationale de la biodiversité219 ». Là encore, la norme est exogène. Exigée en 1992 des signataires de la Convention sur la diversité biologique, la naissance d’une « Conservation Strategy » indique qu’à l’image de nombreux pays du Sud, l’Éthiopie essaie de se tailler une place honorable au sein de « la distribution asymétrique du pouvoir » qui caractérise la gestion mondiale de la biodiversité220. Il est également significatif qu’en 2007, l’État fédéral considère qu’afin de « satisfaire aux standards internationaux », les parcs nationaux doivent encore et toujours être dédiés à la conservation de la « faune sauvage » et à la préservation des « valeurs scéniques221 ». Entre le « métarécit du “développement durable”222 » des agences transnationales et l’« impérialisme vert223 » des anciennes puissances coloniales, la différence est ténue. L’Afrique continue d’apparaître comme un Éden en voie de disparition et les populations rurales africaines continuent d’être perçues comme dévastatrices. Les États européens ont néanmoins cédé leur place aux institutions internationales et la colonisation s’est effacée derrière le paradigme de la « gouvernementalité verte224 ». Sociologues, géographes et historiens ont largement démêlé les mécanismes de ces « écologies globales » qui s’imposent au Sud comme « une nouvelle forme de gouvernance225 ». S’agissant de l’Éthiopie, l’anthropologue Alan Hoben démontre 217 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 76. La traduction est de notre fait. 218 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « The Conservation Strategy of Ethiopia. Executive Summary », Addis-Abeba, 1997, p. 20. La traduction est de notre fait. 219 Ibid., vol.II, 1997, p. 57. La traduction est de notre fait. 220 Marc Hufty, « La gouvernance internationale de la biodiversité », Études internationales vol.32 n°1, 2001, p. 5. 221 Federal Democratic Republic of Ethiopia, « Proclamation No. 541/2007. Development Conservation and Utilization of Wildlife Proclamation », Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia 13th Year No. 51, Addis-Abeba, 21 août 2007, p. 3740. La traduction est de notre fait. 222 Yannick Rumpala, « “Développement durable” : du récit d’un projet commun à une nouvelle forme de futurisme ? », A contrario n°14, 2010/2, p. 127. 223 Richard H. Grove, Green Imperialism: Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism, 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 16-72. 224 Timothy W. Luke, « Environmentality as green governmentality », in Éric Darier (dir.), Discourses of the Environment, Oxford, Blackwell Publishers, 1999, p. 121-151. La traduction est de notre fait. 225 Kenneth Iain MacDonald, « Global hunting grounds: power, scale and ecology in the negociation of conservation », Cultural geographies n°12, 2005, p. 283. La traduction est de notre fait. 313 d’ailleurs que l’absence de passé colonial ne l’empêche pas d’être sous l’influence de ce « récit néo-malthusien […], reflet de l’hégémonie des discours occidentaux226 ». Le comparatisme apporte toutefois un élément de plus à l’analyse. De l’hybridation institutionnelle inaugurée par Hailé Sélassié a émergé, en quelques décennies, une relative confiscation de la souveraineté nationale et patrimoniale. Privé du pouvoir d’inventer la nature, l’État est amoindri dans sa capacité à inventer la nation. Il existe bel et bien un métarécit patrimonial éthiopien. Seulement, là où la France s’empare du temps des paysans pour pérenniser l’image rurale de la nation, là où le Canada recourt au temps de la nature immémoriale pour enraciner les populations dans un contexte national apolitique, l’Éthiopie compose avec un patrimoine naturel qui doit évoluer dans le temps global – et occidental – avant de pouvoir être ancré dans l’imaginaire national. 6.2.2. La nature dit la nation En matière de paysage politique, selon Kenneth Olwig, deux types de configurations sont possibles. Il y a le paysage de la « coutume », centré sur la pratique quotidienne des lieux, et le paysage de la « nature », décentré sur la vision des lieux saisis par l’État227. Patrimonialisés par un pouvoir venu d’en haut, les parcs nationaux font partie de la deuxième catégorie. En Éthiopie, en France, au Canada, ils sont le produit d’un travail institutionnel, matériel et symbolique répondant à la volonté étatique d’offrir à une majorité l’espace vécu d’une minorité. Tantôt naturalisé, tantôt ruralisé et parfois mondialisé, le paysage « parc national » est alors bel et bien fonction des logiques nationales qui ordonnent son façonnement. À Forillon, la tentative d’écrire le récit d’une nation naturelle préside à l’histoire canadienne du parc québécois. Territoire de pêche et d’agroforesterie largement distinct des espaces esseulés saisis au début du siècle par l’administration du Dominion, Forillon doit livrer une histoire similaire à celle que racontent, du Pacifique à l’Atlantique, les autres parcs nationaux du pays. Cette histoire débute dès 1971 : 226 Alan Hoben, « Paradigms and Politics: The Cultural Construction of Environmental Policy in Ethiopia », World Development vol.23 n°6, 1995, p. 1008. La traduction est de notre fait. 227 Kenneth R. Olwig, « The Landscape of “Customary” Law versus that of “Natural” Law », in Kenneth R. Olwig et Don Mitchell (dir.), Justice, Power and the Political Landscape, New York, Routledge, 2009, p. 11-32. La traduction est de notre fait. 314 La création du Parc national Forillon ajoute une dimension nouvelle au réseau des parcs nationaux parce que ce territoire renferme des caractéristiques qui ont, sur le plan national, une signification et un intérêt particulier. […] Son principal objectif est la préservation du caractère naturel du parc, et cela pour le bénéfice de tous les Canadiens228. Sanctionnant l’existence légale d’un patrimoine national au Québec, le pouvoir fédéral entend ainsi poursuivre son effort de nationalisation des territoires. Le caractère naturel et national de Forillon est entériné, chacune des provinces est à présent dotée d’au moins un parc national et le ministère des Affaires indiennes souligne non sans fierté la complétion d’un réseau de parcs « exactement représentatif du pays229 ». Après son inauguration en 1977 par le Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, le parc Forillon est défini par Parcs Canada comme un moyen de « prendre conscience de la valeur du patrimoine national230 » en 1978, comme un « patrimoine intact légué pour le bénéfice des générations à venir231 » en 1988, et comme l’emblème d’une « fierté nationale232 » en 1994. De façon toujours plus explicite, en 2010, le ministre de l’Environnement Jim Prentice érige le parc au rang de ces « lieux d’apprentissage merveilleux [qui] aident la population à mieux comprendre et apprécier le Canada233 ». Territoire national, ce que l’État fédéral dédie aux Canadiens est aussi, et surtout, un territoire naturel. En 1972, une fois les populations expropriées, leurs maisons brûlées et les terrains enherbés, Forillon intègre le nouveau découpage du pays en « régions naturelles ». Avant d’être gaspésienne, québécoise ou canadienne, la presqu’île est désormais l’agrégat préservé de la région des monts Notre-Dame et Mégantic, « région n°30 » dans l’« histoire naturelle » du Canada234. Une quinzaine d’année durant, afin de mieux en « assurer la conservation235 » et de « permettre au public de situer le parc 228 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire », 1971, p. 2. 229 Id., « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 1. 230 Parcs Canada, « Parc national Forillon : plan directeur », 1978, np. 231 Tom McMillan (ministre de l’Environnement), in Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 3. 232 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 7. 233 Jim Prentice (ministre de l’Environnement), in Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 111. 234 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Parcs Canada, « Manuel de planification du réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1972, p. 9. 235 Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 8. 315 national Forillon dans l’ensemble du réseau canadien des parcs nationaux236 », les responsables du parc s’efforcent de naturaliser l’espace. Après avoir protégé, déplacé ou réintroduit des orignaux, des cerfs, des ours, des castors ou des faucons, ils réhabilitent le couvert végétal et forestier de la presqu’île et, en 1986, ils peuvent se vanter d’offrir à la nation « l’authenticité d’un milieu […] non modifié par l’activité humaine237 ». Fort de cette réussite, Parcs Canada œuvre à la pérennisation du travail accompli. L’agence s’évertue à « maintenir […] dans un état naturel » le « paysage […] le plus spectaculaire à l’est des Rocheuses238 » et depuis 1995, elle assure « l’intégrité écologique des écosystèmes représentatifs de la région naturelle des monts Notre-Dame et Mégantic239 ». Ce double processus de canadianisation de la nature et de naturalisation du Canada nécessite une refonte inédite de la mémoire des lieux. Une fois le parc Forillon légalisé, l’État fédéral affirme qu’il ne sera pas un parc comme les autres. « On s’attachera particulièrement à illustrer le mode de vie traditionnel des pêcheurs artisans. Cette dimension […] marquera un précédent dans l’histoire des parcs nationaux240 ». L’objectif est clair : il s’agit de « recréer le Forillon […] de la fin du XIX e siècle241 ». Pour cela, une quinzaine d’années durant, les gestionnaires du parc agencent l’intérieur et l’extérieur des quatre habitations encore existantes242, ils entretiennent les « anciennes terres agricoles […] témoins de l’occupation humaine antérieure à la création du parc243 », ils réaménagent le long de la côte les trois havres de pêche déjà existants244 et en 1984, ils peuvent se targuer d’avoir su « redonner un aspect humain au site245 ». Certains voient dans cet effort de « “recréer l’adaptation de l’homme à la nature” » la 236 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 95. Id., « Activités et organisation du service de conservation du Parc national Forillon », 1986, p. 7. 238 Environnement Canada, Service des Parcs, « Projet de réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1990, p. 4. 239 Id., « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 12. 240 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire », 1971, p. 3. 241 Jean Simard, « Inventaire des documents figurés (artefacts) du Parc National Forillon », 1971, p. 2. 242 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 12. 243 Parcs Canada région du Québec, Service de la conservation des ressources naturelles, « Plan de gestion des terres agricoles en friche. Parc national Forillon », 1983, p. 1. 244 Parcs Canada, Service de la planification, « Parc national Forillon. Révision du Plan de Gestion », 1985, p. 6. 245 Parcs Canada, Région du Québec, Richard Gauthier (Chef conservateur), « Parc historique National Forillon, Anse-Blanchette. Concept-plan d’ameublement et d’équipement historique », 1984, p. 20. 237 316 marque d’une « mentalité coloniale propre à des organismes comme Parcs-Canada […], qui commande qu’on écrase d’abord toute résistance indigène, même culturelle, à l’intérieur des “colonies” conquises246 ». L’opération est en réalité plus subtile ou, en tous les cas, plus complexe. Comme en Mauricie où il vient de fonder son deuxième parc québécois, l’État canadien se livre à une réinterprétation scientifique et écologique de l’espace-parc247. Puis, afin de dépolitiser le territoire pour mieux y construire la nation, Parcs Canada procède à une véritable mise en abîme de l’histoire humaine de Forillon. Dès 1973, aux côtés « d’évènements qui ont forgé la destinée de ce pays », l’agence met en avant les « forces de la nature […] qui influent sur le caractère et la culture d’un peuple248 ». Elle reconnaît ensuite aux Gaspésiens un « passé très riche et recelant un paysage harmonieux », mais elle affirme que « l’essence même de ce paysage caractéristique des monts Notre-Dame fut mise en place au Siluro-dévonien, il y a 395 millions d’années249 ». Mêlant progressivement les « paysages culturels » au « paysages exceptionnels », elle annonce en 1988 son intention de « maintenir l’intégrité des écosystèmes », d’« assurer l’évolution naturelle des ressources du parc » et de « commémorer l’occupation humaine de Forillon250 ». Avec « ses cinq cent millions d’années d’histoire naturelle entremêlées à plus de trois cents ans d’histoire humaine251 », la naturalité de la presqu’île l’emporte radicalement sur son humanité. L’histoire qui tend à séparer le Québec du Canada n’est pas ici reniée. Depuis les années soixante, face à un mouvement trop souvent impulsé par la province québécoise, l’État fédéral peine à inventer le compromis qui ancrera les provinces, et de surcroît le Québec, dans l’imaginaire national canadien. Or, en réinventant la singularité historique d’une portion du territoire québécois, Parcs Canada peut subordonner la province à l’histoire sans borne de la nature canadienne. À tort ou à raison, tel est le récit patrimonial qu’a choisi l’État fédéral et qu’il continue, en 2010, de livrer. Multiculturel par le passé, Forillon est une « terre d’accueil unique [qui] a façonné les humains qui y ont laissé leur 246 Léonce Naud, « L’impact culturel des parcs fédéraux », Le jour, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 1er mai 1974, np. 247 Olivier Craig-Dupont, op. cit., p. 190-198. 248 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 4. 249 Id., « Secteur d’aménagement de Grande-Grève. Parc national Forillon », 1981, p. 3. 250 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 10-24. 251 Parcs Canada, Service de la planification, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 35. 317 empreinte, des Autochtones de la paléohistoire aux derniers occupants avant la création du parc ». Haut lieu de la nation, Forillon « tel qu’il se révèlera à nos enfants » est aussi et surtout « un témoin authentique » d’une région – naturelle – canadienne252. Cette substitution d’une réalité anthropique par une symbolique naturelle renvoie à un contexte canadien où contrairement à la France, selon Cole Harris, « l’histoire et les apports successifs des générations cèdent leur place à la nature ». Simplement effleurée par le géographe au cours de sa réflexion sur une nature canadienne qu’il juge encore « belle, rude et présente253 », la dissemblance tient moins à la matérialité de l’espace qu’aux finalités poursuivies par ces deux États nationaux. L’administration française doit elle aussi composer, en Cévennes, avec un territoire humanisé. Certes, son occupation est bien antérieure à celle de la presqu’île de Forillon. Le poids du temps n’incite pas pour autant l’État français à valoriser l’anthropisation des lieux. Seul le poids d’une « mémoire-patrimoine254 » d’ores et déjà en voie d’édification justifie que l’État se saisisse de la campagne et, pour reprendre son expression, du « campagnard » : Le campagnard, dans des maisons dont le style traditionnel sera restauré, et sur des prairies et terres de parcours dont l’état d’exploitation sera maintenu, associe l’homme à la protection (sic) […]. Ainsi […] les vieux mas, leurs près et leurs terrasses doivent-ils être sauvegardés, au même titre que les déserts stériles et les fourrés les plus sauvages255. Préambule de la première pochette « sentiers » du parc national, ce texte inaugure un modèle du genre en matière d’invention de la tradition. « Esprit durable d’une culture » destinée à symboliser la cohésion sociale256, la tradition nationale s’empare des Cévennes au début des années soixante-dix. En 1971, le directeur du parc Alexis Monjauze évoque à propos du maintien de l’écobuage et de l’activité pastorale un « phénomène qui fait rêver ». Par l’entretien des champs et des pelouses comme de l’architecture rurale, il entend faire du parc national une « capitale du souvenir, un conservatoire de l’esthétique provinciale, un objet d’art […] consacré à la double 252 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 33. 253 Cole Harris, « Le Canada et la nature : quelques réflexions à l’échelle d’un pays », Annales de Géographie n°649, 2006, p. 267. 254 Pierre Nora, « La nation-mémoire », in Id. (dir.), op. cit., vol.2, p. 22. 255 Parc national des Cévennes, pochette « Les sentiers », Florac, 1971, np. 256 Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain n°9, 1987, p. 15. 318 glorification du passé et de l’environnement257 ». Deux ans plus tard, les responsables du parc publient le numéro « 0 » de la revue Cévennes. Adoptant l’approche de leur directeur, ils qualifient les Cévennes d’« œuvre nationale » à conserver pour le « prestige national ». Ils se déclarent prêts à rendre au lieu « sa pure beauté et [à] vivifier son témoignage258 ». Comme l’écrit Eric Hobsbawm à l’égard de la production des traditions, « les exemples de manipulation les plus réussis reposent sur l’exploitation de pratiques qui font écho à un besoin ressenti […] par certains groupes constitutifs du peuple259 ». Cette élaboration d’une nature mémorielle confirme l’hypothèse. Dès 1975, le quotidien Le Monde évoque avec admiration le potentiel du parc cévenol, « peut-être l’un des lieux de dépaysement les plus recherchés de l’Hexagone » où l’on « trouvera à la fois la nature et les hommes, c'est-à-dire une campagne, un coin miraculeux qui aurait échappé à la fois au maquis et au bulldozer260 ». L’État se fait dès lors le devoir d’alimenter et de pourvoir cette demande sociale de campagne. Pour la « nature », il veille au « repeuplement animalier » du territoire261 et à la bonne « évolution des unités écologiques262 ». Pour les « hommes », il prend garde de conserver les « paysages qu’on ne peut dissocier de l’architecture263 » et de « permettre à ceux qui vivent sur ce territoire de s’y maintenir264 ». Durant les années quatre-vingt, le travail se poursuit. Au sein d’« unités biologiques » réhabilitées265, l’administration gestionnaire soutient l’activité agricole et entretient les pâturages, les chemins de transhumance et le bâti266. Usant progressivement du registre patrimonial, ses dirigeants accompagnent la décentralisation qui consiste, à l’échelle locale, à donner de l’autonomie aux collectivités et, à l’échelle 257 Alexis Monjauze (Directeur du Parc National des Cévennes), « Un parc national adapté aux vieilles civilisations », Options Méditerranéennes n°9, octobre 1971, p. 88-89. 258 Parc national des Cévennes, Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°0, Florac, 1973, p. 4. 259 Eric Hobsbawm, « Production en masse des traditions et traditions productrices de masses : Europe, 1870-1940 », in Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), op. cit. p. 320. 260 Marc Ambroise-Rendu, « La campagne s’est réfugiée dans les Cévennes », Le Monde, in CDA-PNC, Fonds Leynaud, 24 mai 1975, p. 19. 261 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », 1976, p. 1. 262 Id., « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 102. 263 Id., « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 17. 264 Id., « Rapport d’activité 1978 », Florac, 1979, p. 34. 265 Id., « Programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1981, p. 98. 266 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 6 ; Id., « Rapport d’activité 1988 », Florac, 1989, p. 23. 319 nationale, à enrichir le patrimoine267. Ils voient dans les Cévennes « un conservatoire de riches traditions » évoluant au sein « de milieux équilibrés […] qu’il convient de gérer en bon père de famille » et sur ce fond d’unification de la nature et de la culture, ils œuvrent « à la pérennité de paysages remarquables que la nation veut sauvegarder268 ». Les communes ayant obtenu les moyens de financer leurs propres politiques culturelles, les responsables du parc cessent de subventionner les activités du Centre d’animation cévenol269. Par le biais d’une nouvelle « Commission culturelle », « lieu de réflexion sur la culture et l’avenir des Cévenols270 », ils affinent leur action et définissent trois domaines d’intervention. Il y a, d’une part, les écomusées. En milieux fermé et ouvert, ils offrent à la population « l’explication du territoire auquel elle est attachée, jointe à celle des populations qui l’ont précédée, dans la discontinuité ou la continuité des générations271 ». Il y a, d’autre part, le patrimoine architectural. Abandonnant aux départements la tâche de « consultance architecturale » dans laquelle ils étaient jusque-là impliqués272, les gestionnaires du parc mettent en œuvre une « stratégie de transmission du patrimoine ». À ce titre, ils se focalisent sur des « constructions traditionnelles » comme les bancels et les ouvrages vernaculaires273. Ils se préoccupent enfin du « patrimoine ethnologique » et conduisent diverses « actions […] pour répertorier, protéger, conserver et mettre en valeur tout ce qui concerne la tradition orale, les coutumes, le patrimoine mobilier et immobilier274 ». À l’image du processus qui modèle les territoires périurbains et ruraux, la « campagne ordinaire » devient de ce fait « espace public275 ». Au cœur de cette « nostalgie régionaliste […] coextensive à l’affirmation de la nation276 », le potentiel du parc national mérite d’être souligné. En effet, non seulement l’État veut y protéger la nation en patrimonialisant les éléments susceptibles 267 Maurice Agulhon, La République, Paris, Hachette, 1997, 2nde éd. [1ère éd. 1990], coll. « Pluriel », tome II 1932 à nos jours, p. 413. 268 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 10 et 37. 269 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 2. 270 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°40 « Les gens d’ici… », Florac, 1989, p. 2. 271 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 45. 272 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 26. 273 Id., « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 20-36. 274 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990… », ibid., p. 57. 275 André Micoud, « La campagne comme espace public ? », Géocarrefour vol.76 n°1, 2001, p. 71. 276 Jacques Revel, « La région », in Pierre Nora (dir.), op. cit., vol.2, p. 2927. 320 de remémorer son passé rural, il parvient également à faire croire à la naturalité de ce patrimoine. Au milieu de forêts entretenues et de châtaigneraies restaurées277, en un espace où les aigles et les castors font leur « retour naturel » et où les pelouses steppiques et les zones « floristiquement remarquables » demeurent278, la « diversité des milieux naturels » et les « paysages forgés de la main de l’homme » se côtoient au point de ne faire qu’un. Naturellement culturel, le seul territoire qu’offrent les Cévennes est celui que la nation installe « à l’abri des transformations qui lui feraient perdre son identité et sa valeur de témoin de la vie et du travail des générations précédentes279 ». Au début du vingt-et-unième siècle, orienté par une « politique pour le patrimoine rural 280 » puis par l’Établissement Public « Parcs Nationaux de France281 », le récit national se veut de plus en plus nostalgique. L’administration responsable se fait la promotrice d’un parc qui « possède de par sa géographie et son histoire une très forte identité » et elle s’attache à « conserver l’essentiel de sa qualité et de son authenticité282 ». Aux côtés des aides financières destinées à l’élevage du bœuf pascal et de l’agneau de parcours, « preuve vivante […] que les traditions se perpétuent », la sauvegarde de la châtaigneraie « signe l’identité des Cévennes283 », le maintien de l’agro-pastoralisme permet de « recréer la nature284 » et la protection des milieux contribue au « retour naturel d’espèces d’intérêt patrimonial285 ». Réinventant la ruralité d’un territoire exploité dans le passé par les communautés locales et entretenu aujourd’hui grâce à son soutien, l’État consigne les Cévennes au rang de l’identité et du patrimoine. Autrefois espace vécu, les Cévennes sont converties en « archétypes 277 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 21. Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 3 ; Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, np. 279 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 43. 280 Isaac Chiva, Une politique pour le patrimoine culturel rural, Paris, ministère de la Culture, 1994, p. 2. 281 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux », Journal officiel de la République française n°90, Paris, Journaux officiels, 2006, p. 5687. 282 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1994-1999 », Florac, 1994, p. 2. 283 Id., « Les Authentiques du Parc. Gérer Ensemble l’Espace et Valoriser l’Authentique », Florac, 1995, np. 284 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 3. 285 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2001 », Florac, 2002, p. 7. 278 321 paysagers, porteurs et marqueurs de l’identité et héritage culturel précieux286 ». Si le phénomène témoigne de la vigueur de ce « retour » décrit par Bertrand Hervieu et Jean Viard, celui de la « France charnelle […], terrienne et paysanne, sauvage et naturelle, terre de plaisir et de mémoire287 », l’histoire du parc national des Cévennes suggère surtout le rôle directeur de la puissance publique. Conscient que c’est « au regard de la mémoire et de la mémoire seule que la “Nation” […] garde sa pertinence et sa légitimité288 », l’État s’ingénie à faire de la France une « nation-mémoire » et il recourt, entre autres objets et artifices, aux parcs nationaux. Selon l’UNESCO, la « tradition agro-pastorale » qui se perpétue en Cévennes représente une « valeur universelle exceptionnelle ». À ce titre, elle inscrit en 2011 une portion du parc national sur la « Liste du Patrimoine mondial289 ». Le contraste avec le parc national du Sem n est dès lors des plus saisissants. En 1996, vingt ans après avoir labellisé son « paysage », ses « espèces » et sa « biodiversité », l’UNESCO inscrit le parc sur la « Liste du patrimoine mondial en péril ». Valeur universelle exceptionnelle. […] Les menaces pesant sur l’intégrité du parc sont l’installation humaine, les cultures et l’érosion des sols, en particulier autour du village de Gich […]. Les activités agricoles et pastorales […] ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du bien290. Là où l’Européen façonne, l’Africain détruit et là où l’État français renforce sa légitimité, l’État éthiopien reçoit donc un blâme. Aux yeux des autorités nationales, cette sanction est toutefois « regrettable291 ». Il faut dire que depuis la fin des années soixante, elles entendent se servir des montagnes du Sem n pour participer à l’universalisation du patrimoine qui s’étend de l’Europe à l’Amérique et, rapidement, de l’Afrique à l’Asie292. 286 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 44. 287 Bertrand Hervieu et Jean Viard, Au bonheur des campagnes (et des provinces), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005 [1ère éd. 1996], p. 7. 288 Pierre Nora, « La nation-mémoire », op. cit., p. 2214. 289 « Les Causses et les Cévennes, paysage culturel de l’agro-pastoralisme méditerranéen », np. (http://whc.unesco.org/fr/list/1153, consulté le 28 septembre 2012). 290 « Parc national du Simien », np. (http://whc.unesco.org/fr/list/9, consulté le 28 septembre 2012). 291 De Bernd Von Droste (World Heritage Center Director) à Mulugeta Eteffa (Ambassador Permanent Delegate), « Re: Stakeholders and Donors Meeting – Simen National Park World Heritage site, Ethiopia », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 21 janvier 1998, np. La traduction est de notre fait. 292 Johan Milian et Estienne Rodary, « Les parcs nationaux dans le monde, un aperçu cartographique », in Stéphane Héritier et Lionel Laslaz (dir.), Les parcs nationaux dans le monde. Protection, gestion et développement durable, Paris, Ellipses, 2008, coll. « Carrefours. Les dossiers », p. 40-41. 322 Dès 1972, après que l’UICN ait formulé une définition internationale du concept « parc national » et que l’UNESCO ait adopté la Convention sur le patrimoine mondial293, l’État impérial fait appel à ces deux agences. Son objectif est double. Il s’agit d’ériger le Simien Mountains en « Patrimoine mondial294 » et pour cela, il importe de le valoriser en tant que « Parc national295 ». L’entreprise est couronnée de succès en 1978. À Washington, à l’occasion de sa session annuelle, l’UNESCO déclare le Simien Mountains « Patrimoine Mondial de l’Humanité296 ». Bien décidée à rester dans les rangs des pays reconnus par la communauté internationale pour la valeur de leur patrimoine, l’Éthiopie s’efforce de promouvoir les éléments ayant justifié le classement du parc national. Par le biais d’une réglementation édictée en 1969297 et renforcée par le Därg298 et l’EPRDF299, l’administration gestionnaire œuvre avant tout à l’accroissement des populations de walya ibex. De cent cinquante en 1968, ils sont quelques six cents spécimens à être recensés en 2006300. D’autre part, une stricte restriction des activités humaines lui permet de faire état d’un « retour de la végétation » au début des années quatre-vingt301 et d’une progression du « couvert forestier » à la fin des années quatrevingt-dix302. L’administration rappelle enfin avec attention le soin porté aux « paysages du Sem n303 » et à « l’enchantement » qu’ils doivent procurer au public304. Au-delà de 293 Marie-Christine Cormier-Salem et Bernard Roussel, « Patrimoines naturels : la surenchère », La Recherche n°333, 2000, p. 106-110. 294 World Wildlife Fund, Yearbook 1973-1974, Morges, 1974, p. 130. La traduction est de notre fait. 295 De P.D. Stracey au Général Mebratu, « Mr. Hammersley’s Note on Simien », in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 22 février 1972, p. 1. La traduction est de notre fait. 296 UNESCO, Comité du patrimoine mondial, « Deuxième session. Rapport final », Washington, 1978, p. 7. 297 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6. 298 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 26. 299 Guy Debonnet, Lota Melamaria et Bastian Bomhard, « Reactive Monitoring Mission to Simien Mountains National Park Ethiopia, 10-17 May 2006 », Paris, Joint World Heritage Center - IUCN Monitoring Mission, juillet 2006, p. 13. 300 UNESCO, « Mission Report from Simen Mountains National Park », Addis-Abeba, 2006, p. 14. 301 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 12. La traduction est de notre fait. 302 Eva Ludi, Simen Mountains Study 2004. Intermediate Report on the 2004 Field Expedition to the Simen Mountains in Northern Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2005, coll. « dialogue », p. 22. La traduction est de notre fait. 303 De Gizaw Gedlegeorgis à John H. Blower, « Investment Project », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Budget », Addis-Abeba, décembre 1966, p. 1. La traduction est de notre fait. 323 l’image éculée de la misère et de la famine, l’Éthiopie ordonne ainsi un patrimoine conforme aux critères internationaux. Avec un parc fait de flore mais surtout de faune, de paysages spectaculaires plutôt qu’anthropiques, l’État peut disposer d’une « vitrine à exposer et à vendre sur la scène internationale305 ». Tant que cette image est celle d’un patrimoine national, le pouvoir – impérial, socialiste ou fédéral – demeure nommément national. Choisissant d’internationaliser l’espace local pour mieux nationaliser le territoire éthiopien, l’État se retrouve cependant confronté à une universalisation du patrimoine profondément inégale. Au Canada, l’autorité fédérale mentionne régulièrement sa collaboration avec les organisations internationales. Elle évoque en 1983 la mise en place de réserves de biosphère en partenariat avec l’UNESCO306, elle intègre en 1995 à la politique directrice du parc Forillon la « stratégie mondiale de la Conservation » définie par l’UICN et, en 2011, elle se félicite de l’obtention du prix « Don à la Terre », distinction discernée par le WWF aux institutions qui contribuent « à la protection de la planète307 ». Le regard de la communauté internationale est tout aussi peu contraignant du côté français. Si l’UICN refuse de classer les Cévennes dans sa « catégorie “Parc national” » tant que la chasse y est pratiquée308, elle sollicite volontiers leurs gestionnaires pour accueillir l’opération « chevaux de Przewalski ». Afin de réintroduire ces chevaux sur les steppes de Mongolie, l’UICN finance dans les années quatre-vingt l’entretien des milieux nécessaires à la bonne « évolution » de l’espèce309. L’administration du parc national français travaille également avec l’UNESCO et le WWF. Avec la première, elle bénéficie du label « Réserve de la biosphère310 » et, avec le second, elle met en avant un sigle de renom pour attirer davantage de public dans ses « gîtes Panda311 ». Source de prestige dans les pays du Nord, la reconnaissance 304 Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park », Addis-Abeba, 1983, p. 5. La traduction est de notre fait. 305 Marie Bridonneau, op. cit., p. 229. 306 Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1983, p. 12. 307 Id., « 100 ans / years 1911-2011 », La Revue Parc Canada « Édition du centenaire », 2011, p. 1. 308 Anne Vourc’h et Valentin Pelosse, « La chasse en Cévennes lozériennes – éléments d’une problématique sociologique », Paris, PIREN Causses-Cévennes, 1982, p. 5. 309 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 17. 310 Id., « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 50. 311 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, p. 18-19. 324 internationale est en revanche source de contraintes en Éthiopie. D’une part, les responsables du parc du Sem n doivent œuvrer à la pérennisation d’un idéal de type « faune – flore – panorama ». Ils se doivent d’autre part d’enrayer un cercle vicieux de type « surpâturage – surexploitation – déforestation ». En 1970, l’UNESCO recommande le « départ et la réinstallation des villageois » afin de mettre un terme à la « destruction des forêts » et des « habitats naturels312 ». Aussitôt, les autorités impériales abrogent le droit de résidence au sein du parc313 et proposent à ses occupants d’être relogés quelques six cents kilomètres plus au sud314. Sous le Därg, c’est le conseiller américain de l’EWCO, J.G. Stephenson, qui préconise « des mesures pour stopper la croissance démographique315 ». L’administration s’exécute en 1978. Elle détruit sept villages et expulse mille deux cents habitants316. La guerre civile l’empêche de poursuivre son effort et quelques années après l’arrivée au pouvoir de l’EPRDF, les experts internationaux soulignent « l’impact des hommes et du bétail sur l’intégrité des ressources naturelles ». Arrivés à Addis-Abeba le 2 novembre 1996 et repartis sept jours plus tard, ils estiment qu’« étant donné les menaces actuelles et imminentes, […] le site devrait être inclus sur la Liste du patrimoine mondial en péril317 ». Le Comité du patrimoine mondial entérine leur décision au mois de décembre318. Pour « restaurer le statut du parc », l’État fédéral met promptement en place une politique de « réduction de l’occupation humaine319 ». Il pénalise les bergers faisant paître leurs troupeaux320 et 312 De John Blower au Major Gizaw, « Board Meeting », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Conservation », Addis-Abeba, 22 février 1969, p. 2. La traduction est de notre fait. 313 « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 37. 314 Leslie H. Brown (WWF Consultant for Ethiopia), « A Report on the Wildlife Situation in Ethiopia », Karen (Kenya), 16 novembre 1975, p. 3. 315 J.G. Stephenson, « An Appraisal of the Current State of the Wildlife of Ethiopia with a Resultant Recommendation on the Banning of Sport Hunting », Addis-Abeba, 23 août 1978, p. 1. La traduction est de notre fait. 316 Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park », Addis-Abeba, 1983, p. 9. 317 The World Heritage Center - UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996. Consultants’ Report Including Agreed Minutes of Bahrdar Workshop », Bahir Dar, novembre 1996, p. 33. La traduction est de notre fait. 318 UNESCO, Comité du patrimoine mondial, « Vingtième session », Mérida (Mexique), 1996, p. 32. 319 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « Environmental Policy », Addis-Abeba, 2 avril 1997, p. 18. La traduction est de notre fait. 320 De Berhanu Gebre Mohammed à Amhara National Regional State Bureau of Agriculture, « Submission of conservation status report of Simien Mountains National Park », in SMNP-Debark, dossier « Control and conservation reports », 21 décembre 1995 (cal. éth.), np. 325 organise, en vain, le déplacement des résidents321. Dans un cadre défini par des logiques internationales et non, comme en France et au Canada, par des logiques nationales, le récit patrimonial livré par l’Éthiopie à travers le Simien Mountains atteste d’une stabilité remarquable. Impériale, socialiste ou fédérale, elle doit inventer une nature nationale qui, pour être désignée comme telle, doit être de faune, de flore et de paysage et, surtout, libérée de ses occupants. Compte tenu de l’échec récurrent de l’entreprise, le patrimoine naturel paraît desservir la nation bien plus qu’il ne la sert. Créé pour renforcer la visibilité internationale du pays, l’existence du Simien Mountains contribue à l’adoption, recherchée et subie, d’un ordre naturel et occidental. À l’époque impériale, le WWF est aux commandes. Il dirige les premières expéditions scientifiques322, il rémunère les gardiens expatriés du parc national323 et désigne les membres des Peace Corps chargés de les assister324. À l’époque socialiste, l’UNESCO et les Suisses planifient la gestion du Sem n. La fondation suisse « Pro Semien » crée une école à Debark pour les enfants des employés325, l’UNESCO subventionne la formation du personnel éthiopien au « College for African Wildlife » de Mweka, en Tanzanie326, et elle dépêche Hans Hurni pour rédiger le premier « Management Plan » du Simien Mountains327. L’Autriche rejoint ensuite l’UNESCO et la Suisse. Depuis l’instauration de la République fédérale, le « World Heritage Fund » finance la reconstruction du parc328, le gouvernement autrichien organise le développement de la zone périphérique tout en préparant les 321 De Yisak Yiman à Simien Mountains National Park Office, « Work report », in SMNP-Debark, dossier « Letters from Arkwazye », 13 octobre 2001 (cal. éth.), np. 322 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 2. 323 World Wildlife Fund, Conservation Programme 1972-1973, Morges, 1971, p. 19. 324 Ethiopian Government, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 55. 325 Georg Sprecher, « Introduction », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), Geographica Bernensia « G8 Simen Mountains – Ethiopia », Berne, 1978, vol.1 Cartography and its Application for Geographical and Ecological Problems, p. 7. 326 Ermias Bekele, « A Description of the Conservation Status and Future Outlooks of Ethiopia’s Semien Mountains, Bale Mountains, and Abijata-Shalla Lakes National Parks », Addis-Abeba, Unesco’s World Heritage Mission to Ethiopia, 24 avril 1982, p. 45. 327 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. IV. 328 De Ethiopian National Agency for UNESCO à UNESCO, « Subject: Rehabilitation of Simen Mountains National park (SMNP) World Heritage fund », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », janvier 1997, np. 326 « Management Plan » du Simien Mountains329 et l’UNESCO et l’UICN mandatent les experts suisses pour définir les mesures nécessaires à la réhabilitation du « statut Patrimoine Mondial330 ». Pourtant rien n’y fait. Arrivés à Debark le 11 mai 2006 au soir et repartis dans la matinée du 14, ces derniers admettent que l’administration a réalisé un certain nombre de « progrès » mais déplorent, tout de même, son incapacité à mettre en œuvre « une réduction significative et durable de la densité de population humaine ». Selon eux, le parc est toujours « en péril331 ». Patrimonialisé pour accroître le prestige de la nation, le Simien Mountains sanctionne finalement son échec. Désignée mauvais élève à l’école du patrimoine mondial, l’Éthiopie demeure l’un des lieux privilégiés du discours occidental selon lequel « l’Europe a ses cathédrales préservées à travers les âges » tandis que « l’Afrique est fière de montrer ses prodigieux spectacles naturels332 ». Ainsi l’État éthiopien se retrouve-t-il le locuteur de ce métarécit environnemental. Là où les États français et canadien déclinent un discours sur la nature qui signifie la nation, il propose un patrimoine national qui peut difficilement faire sens. L’approche comparée confirme l’émergence contemporaine de deux types de parcs nationaux : ceux qui énoncent la « justice naturelle » fondée sur la construction d’une biodiversité universelle ; et ceux qui énoncent la « justice politique » fondée sur la préservation d’une identité nationale333. Le comparatisme indique également qu’au-delà de la matérialité des éléments humains et non-humains de l’environnement, les rapports sociaux à la « nature » sont bien souvent circonscrits par les rapports étatiques à la nation. L’État français cherche à parfaire la mise en mémoire de la nation et, pour cela, il fait de son parc national le symbole d’une association pluriséculaire entre le territoire et ses occupants. Pour effacer la mémoire conflictuelle de la nation, les autorités 329 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 6 ; Id., « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 41. 330 De Bastian Bomhard (IUCN) à Mulugeta Woubshet (Parks Protection and Development Authority Manager), « Subject: SMNP Management Plan », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 25 octobre 2006, np. ; Hans Hurni et Eva Ludi, « Comments on Management Plan, Simen Mountains National Park (Draft of September 2006) », ibid., np. La traduction est de notre fait. 331 Guy Debonnet, Lota Melamaria et Bastian Bomhard, « Reactive Monitoring Mission to Simien Mountains National Park Ethiopia, 10-17 May 2006 », Paris, Joint World Heritage Center - IUCN Monitoring Mission, juillet 2006, p. 6-7. La traduction est de notre fait. 332 J. Verschuren (Congo National Park, 1963), cité par Roderick P. Neumann, Imposing Wilderness, Berkeley - Los Angeles, University of California Press, 1998, 34. La traduction est de notre fait. 333 Gregory Taff, « Conflict between Global and Local Land-Use Values in Latvia’s Gauja National Park », in Kenneth R. Olwig et Don Mitchell (dir.), op. cit., p. 140. La traduction est de notre fait. 327 canadiennes s’évertuent au contraire à bâtir un parc national où la nature ne fait qu’annoncer la dimension éphémère des hommes. Le Simien Mountains ne procède pas d’une pareille idéologisation du territoire. S’adressant à un public international bien plus qu’à la communauté nationale, l’État éthiopien veut surtout le rendre conforme à la représentation occidentale de la « nature ». 6.3. Quand le récit national doit être réécrit Surplus de passé en France, manque d’histoire au Canada et déficit de sens en Éthiopie, ces manières de dire et de faire la nature perdent aujourd’hui de leur cohérence. Nous avons jusque-là volontairement passé sous silence leur remise en cause. Récentes et inachevées, « menus faits qui font la chair de la vie » et du temps présent, ces remises en cause nécessitent, pour être analysées, un tout autre corpus de sources, orales, sonores et visuelles334. Témoignant d’un nouvel ordre de représentations et relevant en cela du changement culturel, « création et récréation du monde » avec l’identité pour « matrice335 », les évolutions que connaisse chacun des parcs nationaux suggèrent cependant une réécriture du récit patrimonial que l’on se doit d’évoquer. Plutôt que la « fin des métarécits », nous envisageons un renouvellement incertain des « mythes nationaux336 » et considérons qu’au cœur de ce processus, en Éthiopie, en France et au Canada, les parcs demeurent aussi bien les révélateurs de la narration nationale que ses instruments. 6.3.1. Vers l’éthiopianisation d’un patrimoine inter-national À propos du parc national éthiopien, nous avons insisté sur la dimension subie de l’internationalisation de la nature afin d’en saisir le caractère, pourquoi ne pas prononcer le mot ?, néo-colonial. International, le récit éthiopien demeure toutefois, aussi, national. L’EWCO confisque la gestion du parc du Sem n à l’État-Région Amhara en 2009 et, en 334 Dominique Veillon, « Le quotidien », Écrire l’histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida. Actes de la journée d’études de l’IHTP. 14 mai 1992, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 316. 335 Normand Séguin, « Quelques considérations pour l’étude du changement culturel dans la société québécoise », in Gérard Bouchard (dir.) avec la collaboration de Serge Courville, La construction d’une culture. Le Québec et l’Amérique française, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1993, p. 214. 336 Marie Vautier, « Les métarécits, le postmodernisme et le mythe postcolonial au Québec. Un point de vue de la “marge” », Études littéraires vol.27 n°1, 1994, p. 57. 328 2012, elle annonce aux représentants de l’UNESCO renoncer momentanément à en expulser les habitants. Pour être comprise, cette double affirmation de l’État fédéral nécessite un dernier retour sur l’histoire nationale de la nature éthiopienne. La prise du pouvoir par le Därg à l’été 1974 renforce la centralisation du pays. Hailé Sélassié a imposé l’autorité de l’État aux élites provinciales, Mengistu l’étend à l’ensemble des campagnes337. La vraie rupture est en fait idéologique. Même si le procédé est fallacieux, l’existence d’un pouvoir qui dit gouverner au nom des masses constitue un premier bouleversement. « Le bond en avant, le choc, a été énorme338 ». Le renforcement de la vulgate nationaliste en représente un second. Avec pour slogan « Ityopya Teqdäm », « l’Éthiopie d’abord », l’État remplace le concept de « Peuple éthiopien » introduit par l’Empereur par celui de « Nation éthiopienne339 ». Afin d’illustrer cette nation, ses dirigeants font autant appel à l’histoire, archéologique et chrétienne, qu’à la richesse patrimoniale du pays340. Dès 1978, le Därg attribue aux parcs nationaux « un rôle fondamental dans le développement de la nation341 ». Il accuse l’« ordre féodo-bourgeois » d’avoir causé « la déprédation des ressources naturelles » et décide de « prendre des actions décisives et immédiates afin de conserver, développer et administrer les ressources forestières et fauniques du pays342 ». L’argument est avant tout rhétorique. Comme au temps de l’Empire, la fabrication du patrimoine est d’abord destinée à la consommation internationale. La destruction des villages du Sem n répond en 1978 aux exigences de l’UNESCO343, la politique nationale de gestion de la faune est définie dix ans plus tard par un Américain344 et c’est à la demande de l’UICN et du 337 Bahru Zewde, « Introduction », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), Ethiopia. The Challenge of Democracy from Below, Stockholm, Elanders Gotab, 2002, p. 10. 338 Gérard Prunier, « La révolution éthiopienne et le régime du Derg », in Id. (dir.), op. cit. p. 151. 339 Omar Osman Rabeh, « La révolution éthiopienne et le problème des nationalités dans la Corne de l’Afrique : Somalie occidentale et Érythrée », in Joseph Tubiana (dir.), La Révolution éthiopienne comme phénomène de société, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 96. 340 Donald L. Donham, Marxist Modern. An Ethnographic History of the Ethiopian Revolution, Berkeley Oxford, University of California Press - James Currey, 1999, p. 13. 341 Forestry and Wildlife Development Authority, « A Forestry and Wildlife Development Program for Socialist Ethiopia. Part I: General Description », Addis-Abeba, 1978, p. 28. La traduction est de notre fait. 342 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 133. La traduction est de notre fait. 343 Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park », Addis-Abeba, 1983, p. 9. 344 Jesse C. Hillman, « Action Plan - Wildlife Management », Addis-Abeba, novembre 1988, p. 1. 329 WWF qu’est établie en 1990 une première « Stratégie Nationale de Conservation345 ». Les représentants du Därg justifient cette influence étrangère par un manque de budget récurrent. Ils déplorent le déficit permanent de l’EWCO346 et expliquent qu’ils ont besoin de fonds internationaux pour atteindre leurs objectifs en matière de préservation347. En réalité, l’administration socialiste consacre 43% de son budget à la Défense et pas plus de 0,2% au tourisme348. Focalisée sur l’éthiopianisation et la villagisation des campagnes, elle entend seulement faire du patrimoine « un tremplin349 » pour consolider les assises matérielles et idéelles de son pouvoir. L’échec est patent. Suivant les directives d’experts occidentaux déconnectés des réalités éthiopiennes, le Därg enferme le patrimoine naturel dans l’espace du discours. Ainsi, en 1980, il présente le Simien Mountains comme l’un des « dix parcs nationaux pleinement développés » du pays350. Trois ans plus tard, il prévoit avec l’UNESCO y mettre en œuvre une « stratégie touristique et éducative351 ». Aux dires du conseiller américain de l’EWCO, en 1990, cette stratégie visant au « développement » du parc est toujours d’actualité352. Le fait que le Sem n soit neuf années durant le théâtre d’une guerre civile n’est mentionné explicitement qu’en 1992353. L’entreprise patrimoniale est donc à l’image de l’édification nationale. Défenseur d’une idéologie « volée » à l’intelligentsia de gauche, l’État militaire unifie le socialisme et le nationalisme pour énoncer un 345 Ethiopian Government, IUCN, « National Conservation Strategy. Phase I Report, based on the work of Adrian Wood & Michael Stahl », Addis-Abeba, mars 1990, préface np. La traduction est de notre fait. 346 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 2. 347 UNESCO, « Wildlife Management in Sub-Saharan Africa. Sustainable economic benefits and contribution towards rural development », Harare, International Symposium and Conference, 1987, p. 475. 348 Frederick A. Frost et Tekle Shanka, « Perception of Ethiopia as a Tourist Destination », in Katsuyoshi Fukui, Eisei Kurimoto et Masayoshi Shigeta (dir.), op. cit., vol.3, p. 349. 349 Anne Ouallet, « Affirmations patrimoniales au Mali : logiques et enjeux », in Patrice Cosaert et François Bart (dir.), Patrimoines et développement dans les pays tropicaux, Bordeaux, DYMSET, 2003, coll. « Espaces tropicaux » n°18, p. 302. 350 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, 1980, p. 8. La traduction est de notre fait. 351 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 12. La traduction est de notre fait. 352 Jesse C. Hillman, « Wildlife Conservation Areas. Summary Sheets », Addis-Abeba, février 1990, p. 35. La traduction est de notre fait. 353 De Berihun Gebremedhin à Simien Park Office, « Regarding the building of camp sites », in SMNPDebark, dossier sans titre, 6 décembre 1985 (cal. éth.), np. 330 « métarécit de la modernité » éthiopienne auquel personne ne croit, excepté, peut-être, une « poignée d’intellectuels354 ». Il en va de même du patrimoine naturel et du parc national du Sem n. Produits d’un récit national incohérent venu de l’extérieur, personne, excepté la communauté internationale et quelques membres de l’élite dirigeante, ne peut y croire. Arrivé au pouvoir en 1991, le Tigrean Popular Liberation Front s’approprie les revendications autonomistes des groupes d’opposition qu’il réunit, sous la direction de Meles Zenawi, au sein de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front. Conscient qu’une identité « éthiopienne » rime pour deux tiers du territoire et 50% de la population avec l’expansion « coloniale » menée par les empereurs choans pendant près d’un siècle, l’EPRDF reformule les bases de l’unité nationale355. Le parti divise l’Éthiopie en neuf États-Régions (Kellel) censés refléter un découpage ethnique et il fonde l’ordre politique sur l’identité culturelle – c'est-à-dire, en fait, sur le territoire et la langue356. La mainmise d’Addis-Abeba sur le Simien Mountains témoigne du caractère superficiel de cet ethno-fédéralisme officiel, déclinaison contemporaine d’un idéal national éthiopien qui n’évolue pas, ou peu. Peuplé d’amharophones, culturellement et géographiquement proche du Tigray septentrional, le Sem n n’est jamais valorisé dans sa dimension ethnique ou régionale. Bien au contraire. La République devenue fédérale, la gestion du parc revient en 1996 au Kellel Amhara, lequel se dote en 2003 d’une Parks Development and Protection Authority (PaDPA)357. L’État fédéral continue néanmoins de « coordonner » le travail à accomplir au sein des parcs nationaux du pays358. Qui plus est, le budget de la PaDPA dépend en grande partie de fonds fédéraux359 et dans le Kellel Amhara comme dans les autres États-Régions, les fonctionnaires de l’administration 354 Donald Donham, op. cit., p. 13-26. La traduction est de notre fait. Siegfried Pausewang, « Democratic Dialogue and Local Tradition », op. cit., vol.2, p. 188. La traduction est de notre fait. 356 Sarah Vaughan, « Identité ethnique et fédéralisme en Éthiopie du Sud », Politique Africaine n°99, 2005, p. 22-25. L’auteur cite la Constitution de 1995 qui réfère aux « Nations, Nationalities and Peoples ». 357 Amhara National Regional State, « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 1. 358 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « The Conservation Strategy of Ethiopia », Addis-Abeba, avril 1997, vol.I, p. 56. La traduction est de notre fait. 359 Eric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 9. 355 331 doivent être affiliés à l’EPRDF, véritable État-parti. Aux côtés d’une reconnaissance de la diversité des territoires éthiopiens demeure finalement une intervention constante du pouvoir central360. Garantissant l’autonomie des régions pour mieux « maintenir la cohérence d’un ensemble national361 », l’État soutient l’éthiopianité d’une nation fondée depuis au moins sept siècles sur la fusion du « pôle amhara » et des « pôles locaux » et, depuis plus d’un siècle, sur la prééminence d’un « pôle éthiopien qui ne se réduit pas tout à la fait à la somme des deux précédents362 ». À cet effet, il mobilise notamment le patrimoine naturel. Certes, l’influence internationale perdure. Les gestionnaires du Simien Mountains ont pour seul objectif « le retrait de la Liste du patrimoine mondial en péril363 » tandis qu’à l’échelle nationale, l’Environmental Protection Authority s’évertue à « respecter les accords internationaux364 ». Le récit patrimonial et national se fait pourtant de plus en plus cohérent. D’une part, l’État fédéral se donne les moyens de ses ambitions. En 1995 et en 2002, il double le personnel et le budget alloués aux parcs nationaux365. D’autre part, en 2007, il assigne les « zones protégées » à une « utilisation appropriée de l’espace » et précise que celles qui sont « mondialement importantes » doivent être gérées par les autorités nationales366. Cette inflexion légale est concrétisée quelques années plus tard. Le Simien Mountains réintègre officiellement le giron fédéral en 2009 et, en novembre 2012, à Addis-Abeba, lors d’une réunion regroupant les représentants de l’EWCO et de l’UNESCO, l’administration éthiopienne déclare le déplacement des populations « irréalisable dans le court terme ». En lieu et place du resettlement, elle annonce la promotion d’« une approche intégrée » destinée à accroître 360 Assefa Fiseha, « Theory versus Practice in the Implementation of Ethiopia’s Ethnic Federalism », in David Turton (dir.), Ethnic Federalism. The Ethiopian Experience in Comparative Perspective, Oxford, James Currey, 2006, coll. « Eastern African Studies », p. 147. 361 Sabine Planel, « Du centralisme à l’ethno-fédéralisme. La décentralisation conservatrice de l’Éthiopie », Afrique contemporaine n°221 vol.1, 2007, p. 87. 362 Id., La chute d’un Éden éthiopien, Paris, IRD Éditions, 2008, coll. « À travers champs », p. 24. 363 De Mulugeta Woubshet à Simien Mountains National Park Office, « Regarding the report by UNESCO experts », in SMNP-Debark, dossier « Unesco », 4 avril 1999 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 364 Federal Democratic Republic of Ethiopia, Environmental Protection Authority, « State of Environment Report for Ethiopia », Addis-Abeba, août 2003, p. 104-107. La traduction est de notre fait. 365 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 8 ; Seyoum Mengistu et Abebe Getahun, « The Wildlife Conservation Areas of Ethiopia: Current Status and Future Prospects », Addis-Abeba, février 2002, p. 86. 366 Federal Democratic Republic of Ethiopia, « Proclamation No. 541/2007. Development Conservation and Utilization of Wildlife Proclamation », Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia 13th Year No. 51, Addis-Abeba, 21 août 2007, p. 3734 et 3737. La traduction est de notre fait. 332 la productivité agro-pastorale pour réduire les dégradations environnementales et elle réclame pour cela « davantage de soutiens financiers367 ». Ainsi le parc est-il en passe de devenir l’outil nationaliste qu’il était supposé être. À l’instar du patrimoine culturel monumental368, le patrimoine naturel servirait désormais moins la communauté internationale que cette culture éthiopienne du pouvoir qui reste amharo-tigréenne et orthodoxe mais qui se revendique aussi, depuis un siècle, nationale. 6.3.2. Vers la fin de la nation-mémoire française Contrairement à ce renforcement étatique de la dimension nationale de la nature éthiopienne, les États canadiens et français se tournent vers des réalités locales faisant davantage appel au présent et au concret qu’au symbole et au passé. En France, le modèle national s’est construit sur le registre de la nostalgie, « une forme de tristesse géographique qui associe temps et espace puisqu’elle est autant regret de l’espace d’un temps perdu que regret du temps d’un espace perdu369 ». Au moment où la nationmémoire achève de trouver sa cohérence, les autorités nationales paraissent cependant réaliser l’inconsistance qu’il peut y avoir à investir le territoire de significations toujours plus passéistes. En 2003, elles estiment qu’un « parc ne peut vivre en marge des grandes mutations que connaît la société ». Aux dires du député du Var Jean-Pierre Giran, chargé par le Premier ministre de proposer une réforme des parcs nationaux, il importe d’« allier le local et le national », la « tradition et [l’] évolution370 ». En 2006, l’Assemblée nationale entérine le projet. Un « cœur » et une « zone d’adhésion » remplacent les zones centrale et périphérique et le parc devient un « projet de territoire traduisant la solidarité écologique entre le cœur du parc et ses espaces environnants ». La nouvelle loi fonde l’existence du parc sur l’adoption d’une « charte » rédigée par l’administration nationale et approuvée chaque douze ans par les communes, et elle assure à celles-ci une meilleure visibilité au sein de l’équipe dirigeante par le biais d’un 367 Ethiopian Wildlife Conservation Organization, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. La traduction est de notre fait. 368 Marie Bridonneau, op. cit., p. 317-321. 369 Philippe Gervais-Lambony, « Nostalgies citadines en Afrique Sud », EspaceTemps.net, np. (http://espacestemps.net/document9459.html, consulté le 24 janvier 2013). 370 Jean-Pierre Giran, Les parcs nationaux. Une référence pour la France, une chance pour ses territoires, Paris, La Documentation française, 2003, coll. « Rapports officiels », p. 27 et 30. 333 « conseil économique, social et culturel371 ». Attestant d’une reconnaissance des échelles horizontales du pouvoir et de « la crise […] des modèles bucoliques, plus ou moins périmés, des paysâges, des paysâgés372 », la réforme marque le passage d’une approche nationale et défensive à une vision contractuelle et moderniste373. S’agissant de la « soif patrimoniale française » née il y a de là deux siècles, « le rapport à l’histoire qui hante nos paysages » en a peut-être fini « de s’artificialiser374 ». L’État a maintenu autant que faire se peut un modèle misant sur l’imaginaire national de la diversité rurale et aujourd’hui, il essaie de le réinventer. S’inspirant de l’action conduite par les acteurs locaux dans les Parcs Naturels Régionaux375, les gestionnaires du parc des Cévennes inaugurent en 2000 un « partenariat de projet avec les collectivités376 ». Par l’élaboration de « chartes » validées par les représentants des communes et départements des zones centrale et périphérique, ils soutiennent une politique d’aménagement du territoire aux accents contemporains. Dans la vallée du Galeizon, au pied du mont Lozère, l’administration s’associe par exemple à l’opération « Conservation – Développement » menée par le syndicat du Valdonnez377. Elle y planifie la gestion des forêts de pins maritimes, elle aide à la rénovation des berges communales et elle contribue financièrement à la formation d’artisans porteurs de projets de « développement durable378 ». En 2012, elle déclare vouloir « trouver la voie d’un équilibre homme/nature renouvelé379 ». Cette démarche aux traits plus réels que « traditionnels » participe de « la promotion par l’État d’une gouvernance locale380 ». 371 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux… », op. cit., p. 5682-5685. Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 113. 373 Voir notamment : Martine Berlan-Darqué et Bernard Kalaora, « Du pittoresque au “tout-paysage” », Études rurales n°121-122-123-124 « De l’agricole au paysage », 1991, p. 185-195. 374 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, coll. « La librairie du XXe siècle », p. 89. 375 « Loi n° 93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages…», op. cit., p. 503. 376 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 82-83. 377 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2002 », Florac, 2003, p. 29. 378 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 2004 », Florac, 2005, p. 28. 379 Id., « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, 2012, p. 21. 380 « Arrêté du 23 février 2007 sur les “principes fondamentaux” applicables à l’ensemble des parcs nationaux français », Journal officiel de la République française n°82, Paris, Journaux officiels, 6 avril 2007, p. 6509. 372 334 Nouveau mot d’ordre du ministère de l’Écologie en matière de parcs nationaux, l’objectif se traduit en Cévennes par la mise en œuvre concertée de projets agricoles, économiques et touristiques381. Là encore, on se situe d’abord dans l’espace du discours. L’enquête publique préalable à l’application de la charte du parc national ne s’est d’ailleurs achevée qu’en janvier 2013382. La rhétorique a tout de même changé. Sans aucun doute, le récit demeure national. Aussi le Président de l’Établissement Public « Parcs Nationaux de France » déclare-t-il en 2008 qu’« à un moment où le concept de Nation retrouve droit de cité dans la conscience française […], notre territoire en constitue un élément fondateur. […] Nous avons le sentiment d’être copropriétaires et comptables d’un pays hors du commun qui appartient à tous ceux qui l’aiment ». Il ajoute néanmoins que « depuis la loi de 1960, le monde a beaucoup changé » et c’est pourquoi la loi de 2006 a « introduit plus de démocratie dans le fonctionnement des parcs383 ». Comme l’annonçait Philippe Poirrier à la fin des années quatre-vingt-dix à propos de la politique culturelle française, c’est peut-être là « la fin de l’État jacobin » et le début du « gouvernement partagé384 ». À travers et par les parcs se lit et se dessine en tous les cas le passage « dans la douleur d’un modèle de nation à un autre, qui ne s’est pas encore trouvé », pour citer, une dernière fois, Pierre Nora385. 6.3.3. Vers l’historicisation de la nation canadienne Au Canada aussi, les parcs naturels servent à la refonte, si relative et incertaine soit-elle, du récit national. À la fin des années quatre-vingt, les autorités nationales ajoutent à leur mission de préservation de l’« intégrité écologique » une volonté de sauvegarde des « paysages culturels ». « Tournant inédit et ironique » de leur politique, ils préconisent la valorisation des communautés locales tout en conservant l’intégrité des 381 Nelly Olin (ministre de l’Écologie et du développement durable), Pottier Jean-Paul (Président du Conseil d’administration de l’établissement public du parc national des Cévennes) et Olivier Louis (Directeur de l’établissement public du parc national des Cévennes), « Contrat d’objectifs ÉtatÉtablissement Public du Parc national des Cévennes. 2007-2009 », Paris, 24 avril 2007, p. 6. 382 Parc national des Cévennes, « L’enquête publique est terminée », np. (http://www.cevennesparcnational.fr/Acces-directs/Toute-l-actualite/L-enquete-publique-est-terminee, consulté le 26 janvier 2013). 383 Jean-Pierre Giran, Les parcs nationaux de France, territoires de référence, Paris, Éd. Parcs Nationaux de France, 2008, p. 3. 384 Philippe Poirrier, « Les territoires des Affaires culturelles… », op. cit., p. 871. 385 Pierre Nora, « Le nationalisme nous a caché la nation », Le Monde, 18 mars 2007, np. 335 milieux comme première priorité386. La décision de protéger « l’intégrité de certains paysages culturels » est annoncée à Forillon en 1994387 et depuis 2001, il est question d’une « recapitalisation du Parc national […] mettant en lumière les dimensions multiethniques et ethnoculturelles de la population gaspésienne388 ». Ce discours sur la nature trouve son équivalent conceptuel dans le récit national. Catriona MortimerSandilands le souligne fort bien. « “Multinaturalisme” » et « multiculturalisme » partagent le même objectif : « les deux discours éloignaient les représentations nationalistes canadiennes d’un conflit franco-anglais fondateur pour les amener vers un Canada unifié dans la diversité389 ». Selon l’auteur, en l’an 2000, l’affirmation légale de l’intégrité écologique390 signe le retour d’une idéologie strictement naturaliste. L’histoire de Forillon suggère qu’au contraire, l’État canadien se tourne aujourd’hui plus qu’auparavant vers une unification de la nature et de la culture nationales. L’administration nationale opère en premier lieu ce que Roch Samson nomme un « virage autochtone391 ». Les gestionnaires du parc Forillon mentionnent au cours des années quatre-vingt les « groupes amérindiens » autrefois présents sur la plage de Penouille392 et, durant les années quatre-vingt-dix, ils évoquent une zone côtière où l’été, « Micmac et Iroquois […] venaient pêcher393 ». Puis, en 2006, dans la droite ligne des réformes constitutionnelles concédant aux « Premières nations » un certain droit à l’autonomie394, ils s’investissent dans « la mise en valeur de la culture mi’kmaque395 ». 386 Claire Elizabeth Campbell, « Governing a Kingdom… », op. cit., p. 11. La traduction est de notre fait. Ministère du Patrimoine canadien, Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Programme de collection », 1994, p. 11. 388 Parcs Canada, Parc national Forillon, Brigitte Violette (Historienne), « La Gaspésie ethnoculturelle dans la péninsule de Forillon. Phase I – État de question », 2001, avant-propos np. 389 Catriona Mortimer-Sandilands, « The Cultural Politics of Ecological Integrity: Nature and Nation in Canada's National Parks, 1885-2000 », International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes n°39-40, 2009, p. 174-178. La traduction est de notre fait. 390 « Loi concernant les parcs nationaux », Statuts du Canada 36ème législature - 2ème session chapitre 32, Ottawa, 20 octobre 2000, p. 5. 391 Roch Samson, « Nature et culture dans les parcs nationaux. Reconnaître les liens », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p. 196. 392 Parcs Canada, Parc national Forillon, « Plan de mise en valeur de la zone marine », 1980, p. 34. 393 Environnement Canada, Service des Parcs, « Projet de réseau des parcs nationaux », Ottawa, 1990, p. 81 ; Gouvernement du Canada, Parcs Canada, Ethnoscop, « Étude de potentiel et inventaire archéologiques. Vallée de l’Anse-au-Griffon, parc national Forillon », 1995, p. 59. 394 François Houle, « Des identités nationales dans le régime fédéral canadien », in Caroline Andrew (dir.), op. cit., p. 236-237. 395 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Document de consultation publique. Plan directeur préliminaire », 2006, p. 75. 387 336 En 2009, la nation micmac et Parcs Canada décident de la construction d’un site dédié à la communauté amérindienne de Gespeg396 tandis qu’au sud-est de la presqu’île, l’Anseaux-Sauvages est rebaptisée Anse-aux-Amérindiens397. Les responsables du parc amorcent alors à l’été 2010 un « virage québécois ». Dans la maison Dolbel-Roberts du secteur de Grande-Grave, ils célèbrent le quarantième anniversaire du parc en inaugurant l’exposition « Ces Gaspésiens du bout du monde », « site commémoratif dédié en particulier aux expropriés398 ». L’année suivante, les autorités nationales encouragent « le processus de réconciliation » en présentant leurs « excuses officielles », à la Chambre des communes, aux « familles expropriées399 ». Le symbole est d’autant plus fort que le gouvernement du Québec ne s’excuse lui-même que huit mois plus tard400. Après tout, en cédant à Parcs Canada un territoire libre de droits, c’est bien l’administration québécoise qui autorisait la destruction des bâtiments de résidence et d’exploitation. Ce calendrier des excuses favorise néanmoins le « fédéralisme d’ouverture » promu depuis 2006 par le gouvernement fédéral de Stephen Harper, lequel promet de respecter légalement la spécificité des provinces canadiennes et le principe selon lequel « les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni401 ». Plus largement, l’ouverture du paysage gaspésien aux empreintes autochtones et québécoises peut faire l’objet de deux interprétations. On peut y voir l’émergence d’un « fédéralisme authentique » qui veut « sauvegarder l’unité du Canada402 » ou, inversement, une ruse du discours qui consiste à verser dans le « multinationalisme symbolique » pour mieux poursuivre « la vieille logique de l’État-nation403 ». Au-delà de cette polarisation 396 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 81. 397 Ibid., p. 25. 398 Ibid., p. 63. 399 « Motion de l’opposition – Le Parc Forillon », Débats de la Chambre des communes 40ème législature 3ème session vol.145 n°130, Ottawa, 14 février 2011, p. 8155-8156. 400 « Motion sans préavis. Présenter des excuses officielles aux expropriés de Forillon », Journal des Débats de l’Assemblée nationale 39ème législature - 2ème session vol.42 n°52, Québec, 20 octobre 2011, p. 2960-2964. 401 Stephen Harper, cité par Alain Noël, « Fédéralisme d’ouverture et pouvoir de dépenser au Canada », Revista d'Estudis Autonòmics i Federals n°7, 2008, p. 11. 402 André Bernard, « Le système politique canadien et ses particularités », in Alain Faure et Robert Griffiths (dir.), La Société canadienne en débats. What Holds Canada Together?, Paris, L’Harmattan, 2008, coll. « Questions contemporaines », p. 50. 403 Jean-François Caron et Guy Laforest, « Canada and Multinational Federalism: From the Spirit of 1982 to Stephen Harper’s Open Federalism », Nationalism & Ethnic Politics vol.15 n°1, 2009, p. 29-45. La traduction est de notre fait. 337 historique et historiographique de la question nationale se dessine en tous les cas une permanence et une évolution. Comme le démontre Will Kymlicka, l’édifice national reste enraciné dans la négation plus ou moins vigoureuse des « nationalismes minoritaires autochtone et québécois », entités supposées s’effacer derrière le primat d’une citoyenneté nationale canadienne404. Ainsi en témoigne le maintien de l’intégrité écologique, outil scientifique destiné, à Forillon, à « augmenter le pourcentage des Canadiens et Canadiennes disant éprouver un attachement personnel aux lieux administrés par Parcs Canada405 ». L’approche selon laquelle « l’intégrité écologique occupe trop de place » aux côtés d’une « intégrité culturelle » à réhabiliter atteste en revanche d’une conversion à l’histoire discursive, mais significative406. Face à cette « interrogation fastidieuse » que constitue encore le Canada407, l’État fédéral semble aujourd’hui prendre la mesure de l’histoire humaine des communautés imaginées nationales et, surtout, de l’incapacité de la nature et de la nation canadiennes à en effacer totalement les traces. Quel que soit l’espace national observé, ces inflexions attestent autant de la crise contemporaine des discours étatiques et patrimoniaux que de leur force passée. Temps des prémices, le premier vingtième siècle est le moment où les bornes du récit national sont précisées. Temps du métarécit, le second vingtième siècle suggère l’imposition durable de ces logiques nationales. Objets génériques et conceptuels, les parcs apparaissent quarante années durant les instruments de la narration nationale. Façonnés pour signifier les contours idéels et matériels de la nation, ils favorisent la promotion d’un idéal national d’autant plus puissant qu’il paraît naturel. L’entreprise revêt cependant des formes singulières. Objets historiques et contextuels, les parcs sont à la fois produits d’une matière première anthropique et fonction de la culture nationale de la nature propre à chacune des administrations responsables. Leur potentiel dépend de la capacité de l’État à formuler et à concrétiser un imaginaire national de la nature qui soit 404 Will Kymlicka, La voie canadienne. Repenser le multiculturalisme, trad. de l’angl. par Antoine Robitaille, Montréal, Boréal, 2003, p. 213-234. 405 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 16. 406 Ibid., p. 93. 407 Bryan D. Palmer, op. cit., p. 429. La traduction est de notre fait. 338 cohérent et c’est pourquoi de telles dissemblances séparent les cas canadien, français et éthiopien. En prise avec des institutions transnationales qui définissent et circonscrivent une nature africaine coupée des réalités, les autorités éthiopiennes usent du regard extérieur pour légitimer la nation et, rapidement, elles doivent composer avec un patrimoine inter-national n’ayant de national que sa qualité internationale. Focalisée sur la mémoire rurale et sur l’ensemble des éléments humains et non-humains à même de l’illustrer, la République française œuvre pour sa part à la réinvention nationale de la France des paysans, agraire, folklorique et nostalgique. Le Canada essaie quant à lui de bâtir une nation citoyenne et apolitique. Pour cela, l’État fédéral réifie une nature vierge et atemporelle capable d’agréger la communauté autour d’un symbole savamment dépourvu d’humanité. À travers l’histoire naturelle du parc national se lit ainsi, au Canada comme en France et en Éthiopie, l’histoire nationale de l’instrumentalisation politique de la nature. Dépendante de la « qualité » du territoire proposé, c'est-à-dire de la cohérence du discours identitaire formulé à son propos, l’adhésion des individus n’est jamais acquise408. Rejet timide des représentations occidentales de la nature et affirmation certaine des logiques nationales éthiopiennes, remise en cause de la nation-mémoire française et incohérence du multiculturalisme national et naturel au Canada, les récits patrimoniaux et nationaux se fracturent. Aujourd’hui en voie de réécriture, il faut dire qu’ils n’ont jamais été tout à fait acceptés par les minorités locales sacrifiées pour le bénéfice de la majorité. 408 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins. 4 villes africaines, Paris, Belin, 2003, coll. « Mappemonde », p. 104. 339 340 Chapitre 7. De la violence paysagère en milieu naturel […] il appert que la nature est constamment un enjeu de lutte, que ce soit en tant que ressource à acquérir, territoire à accéder ou représentation à imposer1. Stéphane Castonguay Dans chaque parc national, les pouvoirs publics investissent l’espace de significations exclusivement nationales. Privilégiant bien souvent les populations de l’extérieur au détriment des collectivités de l’intérieur, les gestionnaires des parcs interviennent sur deux fronts. En offrant à la communauté nationale de nouveaux usages et de nouvelles représentations d’un territoire devenu « naturel », ils font du parc un dispositif narratif susceptible de susciter un sentiment d’appartenance à la nation. Agissant à l’échelle locale, ils veillent également à ce que les populations résidentes et environnantes respectent la mise aux normes de l’espace devenu « parc national ». En cela, le parc est aussi un appareil coercitif2. Entre la « territorialité utopique » promue par l’État et la territorialité locale « concrète3 », la visée nationale et nationaliste de ce mode de production de la nature génère alors une tension permanente. Nous considérons dans ce dernier chapitre qu’en façonnant le parc national dans ses dimensions institutionnelles, matérielles et idéelles, l’État patrimonialisant s’engage dans une lutte contre les populations locales. En Cévennes, à Forillon et dans le Sem n, à l’instar de bien d’autres projets voués à la préservation de la nature, la création du parc est ressentie « comme une ingérence et une menace par les groupes autochtones4 ». Dès lors, seul l’exercice légitime de la violence publique peut pérenniser son existence. Qu’elle se traduise par la destruction des habitations ou par la pénalisation de certains usages de l’espace-parc, cette violence est d’abord concrète. Parce qu’elle use de la représentation pour renforcer les contours imaginaires de la nation, cette violence est aussi symbolique. En parc national comme dans tout autre domaine public, si la 1 Stéphane Castonguay, « Les rapports sociaux à la nature : l’histoire environnementale de l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française vol.60 n°1-2, 2006, p 7. 2 Cf. supra, « Chapitre 1. La mise en parc national des territoires », p. 59-108. 3 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec vol.26 n°68, 1982, p. 190-192. 4 Sophie Goedefroit, « Stratégies patrimoniales au paradis de la nature. Conservation de la biodiversité, développement et revendications locales à Madagascar », in Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et Bernard Roussel (dir.), Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux, Paris, IRD Éditions, 2002, coll. « Colloques et séminaires », p. 161. 341 première est ouverte tandis que la seconde est « enrobée et donc oubliée », « violence physique et violence symbolique sont l’envers et l’endroit d’une même médaille5 ». Nous nous concentrons dans ce chapitre sur le traitement national des populations locales, collectivités sinon à satisfaire, en tous les cas à soumettre. Articulant notre réflexion autour de la dialectique qui réunit dans l’espace social du parc une pluralité d’échelles de pouvoir, nous étudierons au cas par cas les prémices, les manifestations et les aboutissants de la lutte paysagère qui se déroule, depuis les années soixante, dans les parcs du Sem n, de Forillon et des Cévennes. 7.1. Le Simien Mountains National Park, un territoire-patrimoine de violence La construction du parc éthiopien participe à l’internationalisation contemporaine du patrimoine, entendue au sens d’une « circulation d’individus, de savoirs, de modèles ordinaires ou “savants”, de normes spatiales et d’images […] parfois plus reliés au monde […] qu’à l’environnement proche6 ». Ce processus d’internationalisation inscrit le parc à l’enseigne de l’« éco-racisme7 ». Balbutiant à l’époque coloniale et embrassant l’ensemble du continent lorsque les puissances européennes cèdent leur place aux institutions dites « internationales », l’éco-racisme constitue le prolongement postcolonial de la domination des blancs envers les Africains. Tandis que les premières agissaient au nom du fardeau civilisationnel de l’homme blanc, colon légitimé par les théories raciales, les secondes agissent au nom du fardeau environnemental de l’Occidental, expert légitimé par les théories écologiques. Jamais colonisée, l’Éthiopie n’échappe pas au phénomène. Des années soixante au temps présent, l’histoire du Simien Mountains est celle d’un conflit latent entre acteurs occidentaux et nationaux, doublé d’une violence sans cesse infligée aux populations locales. Lieu d’une incompatibilité structurelle entre trois échelles de pouvoir, le parc national apparaît avant tout comme un territoire-patrimoine de violence. 5 Emmanuel Terray, « Réflexions sur la violence symbolique », in Jean Lojkine (dir.), Les sociologies critiques du capitalisme, Paris, PUF, 2002, coll. « Actuel Marx Confrontation », p. 15. 6 Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet et Laurence Roulleau-Berger, « Introduction. Internationalisation, dynamiques économiques et urbaines et positions des citadins », in Id. (dir.), Villes internationales. Entre tensions et réactions des habitants, Paris, La Découverte, 2007, coll. « Recherches », p. 12. 7 Jane Carruthers, « Africa: Histories, Ecologies and Societies », Environment and History n°10, 2004, p. 391. La traduction est de notre fait. 342 Encadré n°1. Une mise en parc inscrite à l’enseigne de l’éco-racisme Memo. to General Mebratu: SIMIEN NATIONAL PARK Geech village is on the top of the Simien escarpment in the centre of the proposed Park, and it must therefore be moved. There are also a number of small villages round the foot of the Simien escarpment on or near the proposed boundary. There is no need for these villages (Dihuara, Trowata, Teya, Dirni, Antola and Shagne) to be moved provided that the people will obey the law and will stop cutting and burning the little remaining forest and hunting the Walia ibex. It is requested that very strict orders should be given concerning the matter through the Governor-General, and that those people who have destroyed forest on the escarpment should be punished (their names have been reported to the Police) and that the Governor of Simien should be instructed to ensure: a) that there is no further cultivation or cutting or burning of forest on the escarpment or within the proposed Park boundaries. b) that those persons who have cut or burnt forest on the escarpment this year shall be taken court and suitably punished (including Boghale Mersha of Adermas, who is much the most serious offender). c) that all existing cultivation on the escarpment shall be abandoned forthwith. The people of Simien are backward and primitive and they are naturally very suspicious when a foreign Warden is sent there to make a National Park; they are hostile and suspicious since they think that he has come to steal their land. It is essential to have an experienced Warden to deal with the technical side of developing the National Park. But it is suggested that an Ethiopian Administrative officer of suitable status and seniority should also be appointed to work in conjunction with the Warden for 2-3 years, and to deal with all matters directly concerning the local people. He should also be responsible for explaining Government policy to the people, organizing resettlement problems which may arise in connection with the establishment of the National Park. If it is agreed to appoint such an officer it is suggested that he should be directly responsible to the Governor General. Finally, it is suggested that His Majesty might send for the Awraja Governor, Dedjazmatch Araya, and should tell him that Simien is a project of national and international importance, and that His Majesty expects the Governor to cooperate and do everything possible to make it a success. Dedjazmatch Araya is a powerful and very influential man and he could do much to help if he wishes, but so far he has been largely uncooperative. J.H. Blower Senior Game Warden. 16th July 1969. EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba. 343 7.1.1. Un patrimoine né sous le signe de l’éco-racisme Envoyé par John Blower au général Mebratu, directeur de l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization, le mémo ronéotypé ici retranscrit est symptomatique de l’éthique colonialiste de la nature qui préside à la mise en place du parc du Sem n. Selon John Blower, conseiller britannique d’Hailé Sélassié et interlocuteur privilégié de l’UNESCO en Éthiopie, l’habitation permanente et l’exploitation de la terre n’ont pas leur place dans le parc. « Retardées et primitives », « hostiles et suspicieuses », les populations de l’intérieur doivent être chassées tandis que les populations des alentours doivent abandonner leurs activités agro-pastorales. Un « gardien étranger » est en charge du « développement technique » du parc national, un « officier de l’administration éthiopienne » doit venir l’assister pour « traiter de tous les problèmes concernant directement les populations locales » et les dirigeants politiques de la région, ici le dä äzma Araya8, devraient se montrer plus coopératifs. Ce mémo traduit la prédominance de la « géographie morale occidentale » selon laquelle un parc national africain doit avant tout être protégé de ses occupants9. Dès 1963, un an après que l’UNESCO ait organisé une première expédition dans le Sem n, le WWF envoie Leslie Brown effectuer une seconde mission de reconnaissance. À son retour, Brown transmet ses impressions à Noël Simon, représentant de l’UICN à Morges, en Suisse : « Ethiopians are without exception the most destructive human beings I have seen – utterly feckless and without any regards for the future10 ». Communiquant régulièrement depuis, les deux hommes décident en 1964 de « proposer au gouvernement éthiopien de délimiter une zone “Parc National” à soustraire à l’occupation humaine11 ». L’année suivante, l’UNESCO approuve le projet12. Hailé Sélassié engage John Blower afin d’instituer un réseau d’aires protégées et, en 1966, 8 « Commandant de la tente » du roi et titre de noblesse, le dä äzma désigne le commandant de la sousprovince (awra a). Ici, il s’agit de l’awra a du Sem n, dans la province du Bäg mder. 9 Voir notamment : Roderick P. Neumann, « Moral and discursive geographies in the war for biodiversity in Africa », Political Geography n°23, 2004, p. 813-837. La traduction est de notre fait. 10 De Leslie H. Brown (Karen-Kenya) à Noël Simon (IUCN, Morges-Suisse), document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 10. », Addis-Abeba, 26 décembre 1963, p. 1. 11 De Noël Simon (IUCN, Morges-Suisse) à Leslie Brown (Karen-Kenya), document sans titre, in EWCO, classeur « Leslie Brown », Addis-Abeba, 16 janvier 1964, p. 1. En 1963, les deux hommes ont échangé au moins douze lettres. La traduction est de notre fait. 12 I.R. Grimwood, « Ethiopia. Conservation of Nature and Natural Resources (November 1964 - February 1965) », Paris, Unesco expanded programme of technical assistance, août 1965, p. 6. 344 celui-ci suggère à l’Empereur d’organiser le resettlement des populations du Sem n, préalable indispensable à la sauvegarde du walya ibex13. En attendant, le Sem n se retrouve sous supervision occidentale. Tout juste arrivé du National Park Service américain, Laurence Guth devient en novembre 1966 le premier gardien du parc14. Il est remplacé un an après par son homologue canadien, Clive Nicol15. Empreints d’une attitude raciste commune aux fonctionnaires européens alors présents en Éthiopie16, ces experts internationaux méprisent ouvertement les populations du cru. Au nom du WWF, Leslie Brown envisage un parc dédié à la faune et à la flore. Selon lui, « cultivators should be ejected without compensation17 ». John Blower décrit pour sa part une population « easily obedient ». « Vital […], their removal should not be a big problem18 ». Sur place, Clive Nicol corrobore l’opinion de ses collaborateurs. Installé au quartier général (headquarter) de Sankaber, il décrit des habitants « farming by the worst methods, destroying the habitat and causing tremendous erosion ». À ses yeux, « as long as the people are in Geech, the National Park project will surely fail19 ». En août 1969, la direction de l’EWCO prend acte de ces avis et recommandations. Elle informe le secrétaire général du WWF de son intention d’interdire immédiatement la culture des terres, le pâturage et la chasse et d’expulser, « as soon as possible20 », les villageois du Sem n. Ainsi, convaincus que la nature et la culture sont deux éléments incompatibles dans un parc national éthiopien21, les représentants des organisations 13 De John Blower au Major Gizaw, « Notes for Briefing His Imperial Majesty », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, juin 1966, p. 2. 14 John Blower, « Draft of report prepared for Board. Wildlife Conservation Department. Summary of Progress: 1967 », ibid., 25 mai 1968, p. 1. 15 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 5. 16 Bahru Zewde, A History of Modern Ethiopia 1855-1991, Oxford, James Currey, 2002, 2nde éd. [1ère éd. 1991], p. 180. 17 Leslie Brown, « Note on the Walia Ibex of Semien Together with Recommendations for the Proposed Semien National Park », in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 18 mars 1965, p. 4. 18 De John Blower au Major Gizaw, « Notes for Briefing His Imperial Majesty », ibid., p. 2. 19 C.W. Nicol, « A Census of the People of Geech and the Livestock at Geech », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Nicol – Simien », Addis-Abeba, 27 mai 1969, p. 2. 20 De Mebratu Fisseha au Dr. Vollmar (World Wildlife Fund Secretary-General), document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 5 août 1969, p. 1. 21 David Turton, « The Mursi and National Park Development in the Lower Omo Valley », in David Anderson et Richard Grove (dir.), Conservation in Africa. People, policies and practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 169. 345 internationales de conservation de la nature se font les promoteurs d’une véritable idéologie éco-raciste. Les autorités éthiopiennes sollicitent sciemment les locuteurs occidentaux de ce « récit décliniste » caractéristique du temps colonial africain22. Leur relation n’en est pas moins conflictuelle. Dès son arrivée en Éthiopie, John Blower manifeste son mécontentement. Au Vice-premier ministre, il reproche en 1965 le retard pris dans l’embauche de gardiens expatriés, « only experienced men ables to lead the tasks recommanded by Unesco23 ». Il blâme également le directeur de l’EWCO, le major Gizaw Gedlegeorgis, pour l’« unbelievable inefficiency of [his] administration24 ». Entre 1966 et 1969, les deux hommes échangent plus de deux cents mémos ronéotypés. Se plaignant de courriers ignorés, de frais de mission non-remboursés, de cérémonies officielles auxquelles il n’est pas convié ou encore de son personnel de maison envoyé en congé sans qu’il en ait été informé, John Blower ne cache pas son irritation. À titre d’exemple, citons une correspondance faisant état, en février 1969, de l’irrégularité du versement de son salaire. Voyant ses requêtes précédentes « openly disregarded », Blower s’insurge contre un « department that has – as usual – done nothing ». Il menace de démissionner en cas de non-paiement de sa solde et conclut en ces termes : « I regret having to write like this, but when polite requests receive no attention there is no other alternative25 ». La réponse du major Gizaw intervient deux jours plus tard. In one of your memo you said that I am anti British which is not true. Instead of this if you say I am anti flagrant liar or anti dishonest I would admit. […] Your salary will be coming soon enough. However, we cannot accept such continued and endless abuse. Please therefore write to inform not to impress the reader other wise we will be obliged to take the appropriate step. […] I regret having to write like this, but when polite and patient approach receives no result there is no other alternative26. 22 Diana K. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, trad. de l’angl. par Grégory Quénet, Seyssel, Champs Vallon, 2012, coll. « L’environnement a une histoire », p. 66. 23 De John Blower à H.E. Ato Salomon Abraham, Vice-Minister and Chairman of the Wildlife Conservation Board, document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Conservation », Addis-Abeba, octobre 1965, p. 2. 24 De John Blower au Major Gizaw, « Memo. », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, 9 août 1966, p. 1. 25 De John Blower au Major Gizaw, « Salary », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Official », Addis-Abeba, 22 février 1969, p. 1. 26 De Gizaw Gedlegeorgis à John H. Blower, « Re. Salary », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Official », Addis-Abeba, 24 février 1969, np. 346 La gestion du Simien Mountains atteste de cette stratégie politique éthiopienne qui consiste à accueillir les représentants de la communauté internationale pour renforcer la légitimité nationale, tout en faisant valoir avec un brin de mépris une entière souveraineté. Si l’administration éthiopienne entend laisser faire le personnel étranger, elle ne compte pas pour autant s’investir pleinement dans la mise en place du parc. La correspondance entretenue par Clive Nicol avec les membres de l’EWCO est à cet égard fort révélatrice. Depuis Sankaber, Nicol mentionne « a continuous lack of support from the Ethiopian counterparts ». Trois ans après qu’ait débuté l’aménagement du parc, il déplore l’absence d’une piste routière convenable. Au major Gizaw, il écrit durant l’hiver 1969 qu’à ses yeux, « it is rather obvious that the Imperial Ethiopian Government does not find the Simien project of prime importance27 ». Exaspéré, il écrit trois mois plus tard à John Blower : What the fucking hell can I do: I think that the whole situation is hopeless. The government doesn’t give a damn. […] I can see no reason for my staying here. […] The govt. is NOT backing the feranji28 against anybody […]. The highest Ethiopian official will have to come to Simien and lay down the law, and the District Governor will either have to be forced into full, active support, or will have to be replaced. […] If not, as soon as I have saved enough cash, I am going to quit. I am not going to be away from my family to be an ineffective pawn in Ethiopian prestige politics29. En juillet 1969, Nicol envoie sa lettre de démission au ministre de l’Agriculture. Il s’indigne contre des gardes « de la pire qualité imaginable » et des « officiels [qui], loin d’être intéressés par un parc national, souhaitent seulement satisfaire les gardiens expatriés30 ». De fait, à l’automne, lorsque le parc est légalement créé31, le cadre de la « dialectique institutionnelle du local-global32 » est solidement établi. Les experts occidentaux s’efforcent de défendre une nature édénique aujourd’hui menacée par des 27 De C.W. Nicol au Major Gizaw Gedlegeorgis, « Subject. Transfer of Game Warden, Simien, to Awash, or alternartive arrangements », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Official », 5 février 1969, p. 1. 28 En Éthiopie, le farendj désigne une personne étrangère et blanche de peau. 29 De C.W. Nicol à John Blower, document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 11. » dossier « Simien », Addis-Abeba, 30 mai 1969, p. 1. 30 De C.W. Nicol à H.E. Abeba Retta, Minister of Agriculture, « Resignation », ibid., 8 juillet 1969, p. 2. La traduction est de notre fait. 31 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 59. Simien National Park Order », Negarit Gazeta 29th Year No. 4, Addis-Abeba, 31 octobre 1969, p. 6-8. 32 Jean-Pierre Gilly et Jacques Perrat, « La dynamique institutionnelle des territoires : entre gouvernance locale et régulation globale », Cahiers du GRES n°5, 2003, p. 7. 347 populations incapables de la préserver, tandis que les fonctionnaires éthiopiens cherchent à combiner prestige international et souveraineté nationale. À l’échelle locale, cette rencontre entre les revendications écologiques occidentales et la volonté d’affirmation de l’État éthiopien se traduit par l’imposition d’un patrimoine intrinsèquement conflictuel33. Avec la prescription de normes et d’usages conformes aux exigences internationales en matière de parc national africain, le mode de vie des populations rurales devient tout simplement illégal34. Chassant épisodiquement le walya ibex pour son « excellente chaire » et ses cornes à transformer en ustensiles de cuisine (verre ou cuillère)35, les occupants du Sem n perdent leur droit de chasse en 196336. Cinq ans plus tard, le gouvernement impérial prohibe les cultures sur brûlis et les coupes d’arbres37 et, en 1970, il pénalise l’activité agro-pastorale38. En définitive, les populations résidentes sont déclarées hors la loi. Les gardes employés par l’administration gestionnaire leur infligent des amendes et parfois même des peines carcérales pour la collecte de bois et le « braconnage » d’espèces telles que le walya ibex et le klipspringer39. Résistant à cette nouvelle réglementation en continuant d’exploiter leur environnement, les populations contestent parfois ouvertement les autorités. En 1967, John Blower signale la destruction de l’ensemble des balises et panneaux marquant les délimitations du parc40. Volontaire des Peace Corps détaché dans le Sem n, Tag Demett évoque en 1968 le danger que rencontre celui qui s’engage « in 33 Voir notamment : Roderick P. Neumann, « Nature-state-territory: Toward a critical theorization of conservation enclosures », in Richard Peet et Michael Watts (dir.), Liberation Ecologies: environment, development, social movements, Londres, Routledge, 2004, 2nde éd. [1ère éd. 1996], p. 180-202. 34 Voir notamment : Richard Bell, « Conservation with a human face: conflict and reconciliation in African land use planning », in David Anderson et Richard Grove (dir.), op. cit., p. 88. 35 Juergen Freiher Von Wolff, « Wildlife in Ethiopia », Ethiopian Forestry Review n°2, 1961, p. 12. La traduction est de notre fait. 36 Leslie H. Brown, « « A report on the Wild Life situation in the Semien Mountains of North Ethiopia with special reference to the Walia Ibex, Capra Walie and the Semien Fox, Simenia simensis simensis », Addis-Abeba, 1963, p. 3. 37 John Blower, « Proposals for the Development of the Simien Mountains National Park and Other Associated Conservation Measures », in EWCO, classeur « Blower 10. », dossier « EWCO-General », Addis-Abeba, 3 avril 1968, p. 5. 38 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 1970, p. 32. 39 De John Blower au Major Gizaw, « Report on a Visit to the Simien Mountains », in EWCO, classeur « Blower 11. », Addis-Abeba, 1966, p. 3. Le klipspringer est une antilope africaine de petite taille. Présent sur les hauts plateaux d’Afrique de l’Est, on le retrouve également en Afrique du Sud. 40 John Blower, « Draft of report prepared for Board. Wildlife Conservation Department. Summary of Progress: 1967 », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Conservation », Addis-Abeba, 25 mai 1968, p. 2. 348 dirty water with the local people41 ». Clive Nicol décrit en 1969 des populations « obstructive, […] showing an anger more and more superior42 » et, deux mois avant l’inauguration officielle du parc, le directeur de l’EWCO fait appel au dä äzma du Sem n pour « mettre un terme final aux troubles empêchant la démarcation des frontières du parc national43 ». À propos du paysage marqué par de tels actes de rébellion ou de révolte, les archives n’en disent guère plus. À propos du territoire emporté par l’internationalisation du patrimoine, elles donnent toutefois la mesure de la violence avec lequel le parc national est imposé aux populations locales. Produit d’une éthique occidentale éco-raciste et de la détermination de l’État éthiopien à se faire reconnaître sur la scène internationale, l’espace-parc s’annonce comme un lieu où la défense des éléments non-humains de l’environnement légitime et normalise l’exercice de la violence contre les hommes. 7.1.2. Un territoire entre « Léviathan planétaire » et « poids de l’État » L’historiographie a su démêler les mécanismes de cette lutte écologique et politique dans les contextes coloniaux44 et postcoloniaux45. Le cas éthiopien révèle cependant qu’au-delà d’éventuels héritages coloniaux, les États-nations du Sud composent depuis les années soixante avec une élite occidentale de conseillers et d’experts dont l’autorité repose sur la maîtrise du savoir et de la compétence gestionnaire. À la tête d’une « méga-machine [qui] traverse les nations » à la manière d’un « Léviathan planétaire46 », cette élite prescrit des normes dépourvues de prise avec les réalités locales. Le rapport de force qu’elle entretient avec les administrations 41 De United States Peace Corps Ethiopia à Tag Demmett (Peace Corps Volunteer), document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 8.External Aid », Addis-Abeba, 12 mai 1968, p. 2. De C.W. Nicol à H.E. Abeba Retta, Minister of Agriculture, « Resignation », in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 8 juillet 1969, p. 3. 43 Du Général Mebratu à John Blower, « Re. Honorary Game Wardens », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, 5 août 1969, p. 1. La traduction est de notre fait. 44 Voir notamment : John M. MacKenzie (dir.), Imperialism and the natural world, Manchester, Manchester University Press, 1990, 216 p. 45 Voir notamment : Jane Carruthers, « “South Africa: A World in One country”: Land Restitution in National Parks and Protected Areas », Conservation and Society vol.5 n°3, 2007, p. 292-306 ; Reuben M. Matheka, « Decolonisation and Wildlife Conservation in Kenya », Journal of Imperial and Commonwealth History vol.36 n°4, 2008, p. 615-639. 46 Edgar Morin, La méthode, Paris, Seuil, 2001, tome 5 L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, p. 221-222. 349 nationales se traduit alors par une négociation permanente dont le seul aboutissement est l’exercice d’une violence toujours concrète et de plus en plus symbolique. Observons d’abord la logique descendante du pouvoir qui préside, de la communauté internationale aux autorités nationales, aux quarante années de mise en parc du Sem n. Trois périodes se distinguent. De l’établissement du parc en 1969 au classement « Patrimoine mondial » de 1978, la communauté internationale paraît diriger l’espace-parc. Après le départ de Clive Nicol, un certain W.E. Lilyestrom est assigné, à Sankaber, au poste de « Chief Warden47 ». En 1971, le zoologue suisse J. Muller le remplace. Stationné à Gich48, celui-ci cède sa place à P. Sthali en 1973 et, entre 1975 et 1978, c’est au tour du géographe suisse Hans Hurni d’être le gardien des montagnes du Sem n49. Financés par le WWF, ces professionnels de la nature conduisent des patrouilles pour mettre fin au braconnage et à la déforestation50, ils embauchent des villageois pour aménager des sentiers pédestres51 et ils sanctionnent les hommes coupables d’étendre les terres de culture et de pâture52. Pour la plus grande satisfaction de l’UICN, dix ans leur suffisent pour « démarquer la frontière, […] mettre en place un personnel de protection et […] interdire la chasse, les coupes d’arbres et le pâturage53 ». En autorisant la mise en œuvre de ces principes préservationnistes, l’État impérial souscrit à « la notion de bien commun ». En institutionnalisant une aire naturelle qu’ils n’ont pas les moyens de financer, ses dirigeants acceptent néanmoins de déléguer la direction du parc à ceux capables de l’assurer54. Sous le régime socialiste, tandis que les rebelles érythréens et tigréens contraignent le personnel à se replier à Debark55, une élite 47 W.E. Lilyestrom, « The Birds of the Simien Highlands », Walia n°5, 1974, p. 2. F. Klotzli, « Simien – A Recent Review of its Problems, Walia n°6, 1975, p. 18. 49 P. Sthali et M. Zurbuchen, « Two Topographic Maps 1:25 000 of Simen, Ethiopia », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), Geographica Bernensia « G8 Simen Mountains – Ethiopia », Berne, 1978, vol.1 Cartography and its Application for Geographical and Ecological Problems, p. 18. 50 World Wildlife Fund, Yearbook 1971-1972, Morges, 1972, p. 81-82. 51 « The John Hunt Exploration Group of Endeavour Training Expedition to the High Simiens of Ethiopia. 14th January-19th February 1972 », Ethiopian Endeavour, septembre 1972, p. 18. 52 World Wildlife Fund, Yearbook 1973-1974, Morges, 1974, p. 129. 53 IUCN, Proceedings of a Regional Meeting on the Creation of a Coordinated System of National Parks and Reserves in Eastern Africa, 10-14 october 1974, Morges, IUCN Publications New Series Supplementary Paper n°45, 1976, p. 143. La traduction est de notre fait. 54 Aziz Ballouche, « De la nature-sauvage à la nature-patrimoine : quels enjeux ? Réflexions à partir de l’exemple de zones humides mauritaniennes », in Paul Arnould et Éric Glon (dir.), La nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 141. 55 Klaus Aerni, « The Panorama of the Imet Gogo (3926 m) in Simen (Ethiopia) », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), ibid., p. 101-102. 48 350 occidentale continue de superviser, à distance, la gestion du parc. En 1978, les universitaires suisses établissent un premier « plan d’action » dans lequel ils déplorent le fait que « les populations elles-mêmes méprisent l’état de la nature56 ». Puis, en 1986, l’UNESCO subventionne la préparation du premier programme d’aménagement du Simien Mountains. Rédigé par Hans Hurni, le programme stipule que « the most critical element in Simen is man ». À ce titre, il prévoit le resettlement de l’ensemble des populations57. Une fois le Sem n redevenu accessible, l’action internationale s’oriente vers une gestion participative du parc national58. Mais au-delà du discours, celui-ci reste guidé par une élite animée de représentations éco-racistes de l’environnement africain. Jusqu’en 1996, diverses organisations internationales planifient la réhabilitation du parc. L’UNDP finance la reconstruction de la piste routière, et ses responsables entendent participer au déplacement des populations59. Les Suisses et le WWF défendent la notion de « développement décentralisé », tout en recommandant le « déplacement » des villageois60. Le United Nations Capital Development Fund (UNCDF) et l’Ambassade d’Autriche diligentent des « sondages écologiques », tout en définissant une « stratégie de réduction de la pression humaine61 ». Enfin, en 1996, l’UNESCO estime que l’utilisation de 80% des terres du parc nécessite l’inscription du Simien Mountains sur la « Liste du patrimoine mondial en péril62 ». Depuis, la communauté internationale ne cesse d’exiger l’expulsion des habitants du parc. Pour cela, le gouvernement autrichien et l’État-Région Amhara s’efforcent de développer les alentours du Simien Mountains 56 Bruno Messerli, « Simen Mountains. A Conservation Oriented Development Project », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 8. La traduction est de notre fait. 57 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 49. 58 Id., « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 76. 59 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 8. 60 Hans Hurni, Decentralised Development in Remote Areas of the Simien Mountains, Ethiopia, Berne, Center for Development and Environment, 2005, Dialogues Series of the NCCR North-South, p. 8. La traduction est de notre fait. 61 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 18-21. La traduction est de notre fait. 62 The World Heritage Center - UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996. Consultants’ Report Including Agreed Minutes of Bahrdar Workshop », Bahir Dar, novembre 1996, p. 24. La traduction est de notre fait. 351 afin d’inciter ses occupants à quitter l’intérieur du parc63. L’entreprise échoue. Les représentants de l’UNESCO et de l’UICN demandent alors à l’administration nationale d’élargir le parc sur ses flancs occidentaux et orientaux pour protéger les walya ibex, de resserrer ses frontières septentrionales et méridionales pour exclure les villages encore inclus dans le périmètre de protection et, surtout, de planifier le « voluntary resettlement » des résidents64. En 2006, l’EWCO modifie les frontières du Simien Mountains65. Les populations refusant de quitter les lieux, le parc reste néanmoins « en péril66 ». En Éthiopie comme ailleurs au Sud, seuls changent donc les mots du pouvoir. La « rhétorique participative » ne fait que « dissimuler les limites des parcs67 » et le « développement durable » se révèle « une opération de camouflage » minorant les travers du système-monde « pour empêcher sa radicale remise en question68 ». Bel et bien influent, ce pouvoir international doit composer avec le « poids de l’État » éthiopien, État national et bien déterminé à le rester69. S’agissant de la diplomatie menée par Hailé Sélassié, Bahru Zewde fait remarquer que la sollicitation répétée des puissances étrangères devient « bien souvent une licence pour de l’arrogance raciale et des comportements irresponsables ». L’historien note cependant que l’Empereur demeure constamment préoccupé par l’affirmation de la souveraineté nationale. Aussi, il dénigre sans grande hésitation bon nombre de directives internationales70. La mise en parc du Sem n atteste de la continuité du processus. Prince 63 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, SMNP-IDP, « Simen Mountains National Park Management Plan », Addis-Abeba, ERCAND Consult, septembre 2006, p. 6. 64 Éric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 5 ; Hans Hurni et Sarah-Lan Stiefel, Report on a Mission to the Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2003, p. 6-8. 65 De Asfaw à The Administration of Telemet Woreda, « Regarding the demarcation of Ras Dashen, Silki and Sanit Yared within the territory of the Park », in SMNP-Debark, dossier « Park extension à Telemet Woreda », 25 juillet 1999 (cal. éth.), np. 66 De Bastian Bomhard (IUCN) à Mulugeta Woubshet (Parks Protection and Development Authority Manager), « Subject: SMNP Management Plan », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 25 octobre 2006, np. La traduction est de notre fait. 67 Estienne Rodary, « Dossier n°8. Les parcs nationaux africains, une crise durable », in Stéphane Héritier et Lionel Laslaz (dir.), Les parcs nationaux dans le monde. Protection, gestion et développement durable, Paris, Ellipses, 2008, coll. « Carrefours. Les dossiers », p. 218. 68 Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, 3ème éd. [1ère éd. 1996], p. 340. 69 Jean Gallais, Une géographie politique de l’Éthiopie. Le poids de l’État, Paris, Economica - Liberté Sans Frontières, 1989, coll. « Tiers Mondes », p. V. 70 Bahru Zewde, op. cit., p. 100. La traduction est de notre fait. 352 de Hollande et Président du WWF, Bernhard de Lippe-Biesterfeld se rend en Éthiopie au printemps 1969. Il a l’intention de convaincre Hailé Sélassié de renforcer le pouvoir des gardiens expatriés et de réunir en un seul département l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization et l’Ethiopian Tourist Organization71. La réaction éthiopienne ne se fait pas attendre. L’EWCO estime en janvier 1970 que les « options proposées » par le WWF sont « peu pertinentes » et elle décide par ailleurs d’assigner aux côtés du « gardien étranger » un « gardien éthiopien72 ». Le Därg met ensuite un terme final à cette confiscation trop apparente de la souveraineté nationale. L’UNESCO érige le Simien Mountains au rang de « Patrimoine mondial » en septembre 197873 et au mois d’octobre, l’administration éthiopienne cesse de nommer des gardiens étrangers à la tête du parc national74. Cinq ans plus tard, les responsables de l’EWCO affirment leur volonté d’appliquer les recommandations formulées par les experts internationaux – limitation de l’agro-pastoralisme, élargissement de l’espace-parc et déplacement des habitants75. Là encore, la manœuvre est stratégique. Le Sem n étant inaccessible et les populations déplacées étant d’ores et déjà revenues occuper les lieux76, les autorités nationales ont tout intérêt à laisser l’UNESCO croire en sa prédominance. Ce refus ou cette instrumentalisation périodiques des normes venues de l’extérieur ne signifie pas pour autant que l’Éthiopie échappe au cadre occidental et éco-raciste de la préservation de la nature. En effet, les autorités nationales ont beau protester ouvertement depuis 1996 contre la relégation du parc sur la « Liste du patrimoine mondial en péril77 », non 71 F. Vollmar, Conservation in Ethiopia, Morges, 10 janvier 1969, p. 4. EWCO, « Comment of the Wildlife Conservation Organization », in EWCO, classeur « Blower 9. », Addis-Abeba, janvier 1970, p. 1. La traduction est de notre fait. 73 UNESCO, Comité intergouvernemental de la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, « Deuxième session. Rapport final », Washington, 5-8 septembre 1978, p. 7. 74 Klaus Aerni, « The Panorama of the Imet Gogo (3926 m) in Simen (Ethiopia) », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 101. 75 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands. A Report on a Unesco/World Heritage Workshop organized by The Forestry and Wildlife Conservation and Development, Wildlife Conservation Organization », Addis-Abeba, 22 mars 1983, p. 2. 76 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 4. 77 De Bernd Von Droste (World Heritage Center Director) à Mulugeta Eteffa (Ambassador Permanent Delegate), « Subject: State of Conservation of World Heritage Sites in Danger Simen National Park (Ethiopia) », courrier électronique, in SMNP-Debark, classeur « Unesco file », 18 décembre 1997, np. ; Éric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 7-8. La traduction est de notre fait. 72 353 seulement elles conduisent une politique strictement conforme aux exigences internationales, mais elles ont également pour seule ambition de reconquérir le label « Patrimoine mondial » du parc national. Finalement, dans ce cadre normatif occidental, il importe de mesurer l’influence du « discours expert » à l’aune « du pouvoir accordé à ceux qui le prononcent78 ». Prenons l’exemple de la route qui traverse, d’ouest en est, le parc du Sem n. Sa construction débute en 1969 avec l’aide financière et logistique de l’armée britannique79. Rapidement, un conflit émerge entre les institutions internationales et les fonctionnaires éthiopiens. Tandis que les premières s’inquiètent du coût environnemental de l’opération80, les seconds soulignent le potentiel touristique d’une route joignant Debark à Sankaber81. En 1975, trente kilomètres de piste routière sont praticables82. Après la guerre civile et les destructions qui s’ensuivent, les autorités fédérales s’investissent dans la remise en état de la route83. Elles se heurtent de nouveau à la communauté internationale. Le tronçon Debark-Sankaber est réhabilité en 1995 et, soucieux de remercier matériellement cette communauté montagnarde qui l’a soutenu et hébergé durant sa lutte contre le Därg, l’EPRDF prévoit également de prolonger le tracé routier vers l’est, le nord et le sud du Sem n. Le conflit est patent. L’ambassade autrichienne, les universitaires suisses et l’UNESCO préconisent la « modification » de la route afin qu’elle soit « relocalisée » à l’extrémité méridionale du parc. L’administration nationale opte en revanche pour une extension rectiligne à partir de la piste existante84. Aussi, en 1996, au moment même où l’Ethiopian Road Authority débute les travaux, l’UNESCO classe le Simien Mountains sur la « Liste du patrimoine mondial en péril » et l’UNCDF 78 Gilbert Rist, « Le prix des mots », in Id. (dir.), Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique internationale, Paris - Genève, PUF - Institut Universitaire d’Études du Développement, 2002, coll. « Nouveaux Cahiers de l’IUED » n°13, p. 18. 79 De John Blower au Dr J. Boyd Morton, « The Nature Conservancy U.K. », in EWCO, classeur « Blower 1.Staff files », dossier « Game Warden, Applications », Addis-Abeba, 15 juillet 1969, p. 1 (cf. supra, « Planche cartographique n°3. Le Simien Mountains National Park en Éthiopie », p. 28). 80 IBRD / UNDP, « Aviation and Tourism Study, Ethiopia. 1971-1972 », ibid., décembre 1972, p. 3. 81 Wildlife Conservation Organization, « Comment of the Wildlife Conservation Organization on the Final Draft Report of IBRD / UNDP Aviation and Tourism in Ethiopia », ibid., décembre 1972, p. 6. 82 World Wildlife Fund, Yearbook 1974-1975, Morges, 1975, p. 130. 83 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 6. 84 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 30. La traduction est de notre fait. 354 suspend son aide financière au projet85. Passant outre les exigences internationales, les autorités éthiopiennes poursuivent leur entreprise. La route s’étend sur plus de soixante kilomètres en 200286 et en 2007, elle rejoint les villes de Beyeda et de Mekane Birhan, au nord et au sud du parc87. Les évènements prennent ensuite une tournure pour le moins aberrante. Toujours à la poursuite du statut « Patrimoine mondial », en 2008, les gestionnaires du parc national commencent à construire le tronçon routier qui fera office, au sud, de « route relocalisée88 ». Aujourd’hui, une vingtaine de kilomètres y sont tracés à flanc de montagne. Cependant, toujours en 2008, l’EPRDF fait installer une ligne électrique en bordure de la première route. Et aujourd’hui, si la circulation s’effectue encore sur la piste automobile contestée par les experts occidentaux, l’électricité, elle, est coupée. L’UNESCO refuse qu’une ligne électrique vienne s’ajouter à la piste qui traverse le parc et les autorités nationales ont pour le moment choisi d’obtempérer89. Pas tout à fait international mais pas tout à fait éthiopien, le Simien Mountains évolue depuis les années soixante au gré d’une relation conflictuelle entre les acteurs occidentaux et nationaux du patrimoine. Entre ces derniers, la lutte est à la fois manifeste et inavouée. D’un côté se trouve un Léviathan planétaire qui ne dit pas son nom et d’un autre côté demeure un État souverain qui, quel que soit son nom, impérial, socialiste ou fédéral, continue d’affirmer sa qualité nationale. De fait, entre une communauté d’experts occidentaux exigeant la sauvegarde nationale d’un patrimoine mondial et une administration éthiopienne recherchant la reconnaissance mondiale d’un patrimoine national, le Simien Mountains constitue un territoire incertain, trop culturel et pas assez naturel, toujours négocié mais jamais abouti. À l’échelle du territoire patrimonialisé, le parc national apparaît alors avant tout comme un espace de violence. Il se dessine tout d’abord une véritable criminalisation 85 The World Heritage Center - UNESCO, « Technical Mission to Ethiopia on Simien Mountains National Park and World Heritage Site 2-9 November 1996. Consultants’ Report Including Agreed Minutes of Bahrdar Workshop », Bahir Dar, novembre 1996, p. 15. La traduction est de notre fait. 86 De Abreham Assefa à Simien Mountains National Park Office, « Regarding road construction report », in SMNP-Debark, dossier « Dirni Camp », 26 mars 1995 (cal. éth.), np. 87 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Simen Mountains National Park Integrated Development Project, Project n°: -1722-00/2005 », Debark, 2007, p. 8. 88 Id., « Status Report of the World Natural Heritage Site, Simien Mountains National Park (Ethiopia) », Bahir Dar, janvier 2008, p. 7. La traduction est de notre fait. 89 Selon les guides et habitants que nous avons pu rencontrer dans le parc national du Sem n en novembre 2012, l’électricité est installée depuis plus d’un an et coupée depuis quelques mois. 355 des populations locales. D’une part, celles-ci sont condamnées au nom d’une activité de chasse devenue braconnage. Le récit que livre le britannique James Mellon le confirme. En septembre 1970, il obtient un permis pour chasser un walya ibex. Accompagné d’un chasseur professionnel, Ted Shatto, il abat un walya au matin du troisième jour. Tandis que des « local-guides » partent chercher son trophée, Mellon interroge leur meneur : - James: About how many walia do you people shoot here every year? - Yeinatter: All we can get. When we see one in a place where we can creep up on him, we try to get close enough for a shot. - James: But how many did all of you kill last year? Five? Ten? - Yeinatter: Maybe ten. - James: Do the people living below the cliffs shoot that many walia? - Yeinatter: Just as many. - James: Do you know that Emperor Haile Selassie has commanded you to stop about shooting the walia? - Yeinatter: Yes. We know. But we have to eat. Besides, why are you foreigners allowed to shoot the walia when we are not90? Imposées en premier lieu aux seuls Éthiopiens, ces pratiques et valeurs afférentes à la chasse s’étendent aux étrangers en novembre 197091. Depuis, les autorités nationales s’efforcent de contenir le braconnage. Elles mettent en place une « unité antibraconnage » en 197292, elles augmentent le montant des amendes sanctionnant la chasse en 198293, elles condamnent en l’an 2000 un villageois de Lemalimo à un an de prison pour avoir abattu une hyène94 et, en 2003, elles prononcent une sentence de cinq années d’enfermement pour la chasse d’un walya95. Coupables de braconnage, les populations sont d’autre part criminalisées pour leurs pratiques agro-pastorales. Celles-ci sont légalement proscrites en 197296. Il est question de « sanctions judiciaires » en 90 James Mellon, « The Abyssinian Ibex, or Walia. A Shoot on the Heights and Abysses of Semien », Ethiopia, 1970, np. 91 Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia, « Order No. 65 of 1970. Wildlife Conservation Order », Negarit Gazeta 30th Year No. 4, Addis-Abeba, 5 novembre 1970, p. 30-33. 92 Teshome Ashine (Wildlife Conservation Organization), « Report on the Activities of the Wildlife Conservation Organization During the Period June to October 1972 », Addis-Abeba, 1972, p. 2. La traduction est de notre fait. 93 Ethiopian Tourism Commission, Endemic Mammals of Ethiopia, Addis-Abeba, 1982, p. 3. 94 Lule Wendemallegne, « Personal diary », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 1996 (cal. éth.), np. 95 David Siviter, « Return to the Semyen », Indoor and Outdoor Notice of Events, Including Reports of Ethiopian Wildlife and Natural History Society n°68-69, 2003, np. 96 Imperial Ethiopian Government, « Regulations issued pursuant to the Game Proclamation of 1944 and the Wildlife Conservation Order of 1970 », Negarit Gazeta Year 31st No.7, Addis-Abeba, 19 janvier 1972, p. 38. 356 197897, de « décisions de justice » en 199498, de peines de prison en 200699, de confiscation de récoltes en 2007100 et d’amendes pour « pâturage illicite » en 2009101. Finalement, une fois le parc institué, l’administration gestionnaire condamne les occupants du Simien Mountains pour être présents en un territoire censé être naturel et libre d’occupation humaine. Elle interdit l’extension des villages dès les années soixante-dix102 et depuis les années quatre-vingt-dix, elle sanctionne l’occupation des lieux par des amendes et peines de prison. Les tribunaux locaux jugent des villageois de Gich et de Chenek pour avoir défriché des zones boisées en 1995103, la justice condamne quatre-vingt-dix « criminels » responsables d’avoir étendu leurs terres de pâture à Sankaber en 1997104 et en 2007, les gardes employés par le parc détruisent les maisons nouvellement construites dans le wäräda d’Adi Arkay, à l’est du parc105. En tant qu’« espace borné où les droits de la nature sauvage l’emportent sur les intérêts humains106 », le Simien Mountains est ainsi soumis aux lois politiques de la nature. L’État y définit les normes et les usages de la nature et ses représentants condamnent ceux qui ne les respectent pas. Sans cesse planifié mais jamais réalisé, le programme de resettlement des populations indique que cette violence à l’origine des plus concrètes devient graduellement symbolique. La nécessité de déplacer et de réinstaller les habitants du Sem n est consubstantielle à l’existence du parc national. Défendu au tournant des 97 Hans Hurni, « Soil Erosion Forms in the Simen Mountains – Ethiopia (with map 1:25 000) », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 94. La traduction est de notre fait. 98 De Zewdu Yesuf à Simien Mountains National Park Office, « Regarding the problems in Dirni », in SMNP-Debark, dossier « Dirni Camp », 15 juillet 1987 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 99 De Asfaw Menesha à Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority, « Fiscal Year Annual Report », in SMNP-Debark, dossier « Yearly report », 5 novembre 1999 (cal. éth.), np. 100 De Meherete Mekonnen à Simien Mountains National Park Office, « Regarding a report of December », in SMNP-Debark, dossier « Chenek Camp », 20 avril 2001 (cal. éth.), np. 101 De Mola Anderge à Simien Mountains National Park, « Regarding the submission of current report », in SMNP-Debark, dossier « Adarmaz Camp », 3 août 2002 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 102 Hans Hurni, ibid. 103 De Tilahun Bezabeh à Kebele 04 Farmer’s Association Office (Debre Febres Seber), document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Park Office to Debark EPRDF Defense Office », 3 janvier 1988 (cal. éth.), np. 104 De Belay Gedamu à Simien Mountains National Park Office, « Deforestation », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 25 octobre 1990 (cal. éth.), np. 105 De Mesganaw Mulate à Simien Mountains National Park Office, « Field report », in SMNP-Debark, dossier « Patroling reports program », 15 mai 2001 (cal. éth.), np. 106 Roderick P. Neumann, « Moral and discursive geographies… », op. cit., p. 234. La traduction est de notre fait. 357 années soixante par John Blower, selon lequel le déplacement des populations est indispensable à la survie du walya ibex, le resettlement apparaît comme l’ultime condition de la reconnaissance internationale. En 1972, aux dires du second conseiller américain de l’EWCO, P.D. Stracey, « the ideal of a National Park of “international” status, with no human presence or activities within its boundaries, is one well worth striving ». Selon lui, si les hommes venaient à rester sur place, le Simien Mountains ne serait qu’un « second class park with permanent and harassing problems107 ». Programmant un déplacement des populations dans l’Arsi, l’administration impériale essuie un premier échec en 1972. Elle mise alors sur les sanctions judiciaires et pécuniaires pour inciter les habitants à quitter leur espace de vie108. Ces derniers continuant à cultiver la terre et à y faire paître leurs troupeaux, le Därg recourt à la force. À la fin des années soixante-dix, l’armée détruit sept villages dans les basses terres septentrionales du Sem n et elle expulse leurs mille deux cents résidents109. Les autorités nationales poursuivent cependant un tout autre objectif que celui d’une nature idéalement vierge. Face à des paysans dont l’autonomie menace sa suprématie110, l’État éthiopien contemporain fait du resettlement l’instrument privilégié du développement des campagnes et, surtout, de leur contrôle politique111. La recommandation du déplacement des populations par la communauté internationale vient seulement légitimer cette « pratique étatique récurrente de gestion territoriale, révélant et nourrissant l’autoritarisme de la puissance publique112 ». Néanmoins, dans le Sem n comme dans le reste des campagnes éthiopiennes en proie à la politique socialiste de villagisation, le resettlement tourne rapidement au fiasco113. Les populations reviennent occuper les 107 P.D. Stracey, « A Brief Note on a visit to Simien National Park », Addis-Abeba, 11 février 1972, p. 3. Wildlife Conservation Organization, « Comment of the Wildlife Conservation Organization on the Final Draft Report of IBRD / UNDP Aviation and Tourism in Ethiopia », in EWCO, classeur « Blower 9. », dossier « Tourism », Addis-Abeba, décembre 1972, p. 2. 109 Wildlife Conservation Organization, « Wildlife Conservation in Ethiopia (An overview of the progress to-date and the planned development) », Addis-Abeba, décembre 1984, p. 18. 110 Allen Isaacman, « Peasants and Rural Social Protest in Africa », African Studies Review vol.33 n°2, 1990, p. 58. 111 David Turton, « Refugees and Forced Resettlers. Towards a unitary study of forced displacement », in Alula Pankhurst et François Piguet (dir.), Moving People in Ethiopia. Development, Displacement & the State, Rochester, James Currey, 2009, coll. « Eastern African Studies », p. 24. 112 Marie Bridonneau, « Lalibela, une petite ville d’Éthiopie amarrée au monde », Paris, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2013, thèse de doctorat en géographie, p. 120. 113 Alula Pankhurst et François Piguet, « Migration, Resettlement & Displacement in Ethiopia. A Historical & Spatial Overview », in Id. (dir.), ibid., p. 9-13. 108 358 montagnes contrôlées par les sécessionnistes en 1986114 et en 1994, les surfaces cultivées et pâturées sont encore plus étendues qu’auparavant115. Au sortir de la guerre, l’idée d’une expulsion forcée disparaît. Aux côtés des amendes et des peines de prison, la notion de « voluntary resettlement116 » émerge. L’UNESCO et l’ensemble des professionnels occidentaux de la nature évoquent une procédure faisant trop peu de cas des collectivités locales et, unanimes, ils se déclarent en faveur d’une community conservation117. Ce changement de paradigme n’enlève rien à la nécessité du resettlement. Sempiternel idéal à atteindre, le déplacement des populations du Sem n est désormais envisagé comme un programme de développement conditionné par l’accord des principaux intéressés. Pour cela, en partenariat avec les autorités autrichiennes, l’administration fédérale met en œuvre un « Integrated Development Project (IDP) ». Initié en 1996 et suspendu pendant la guerre frontalière qui oppose deux années durant les voisins éthiopiens et érythréens, le projet reprend en l’an 2000. Des compensations financières et des futurs emplois sont promis aux populations qui accepteraient de quitter les lieux, mais seuls 13% des foyers se montrent volontaires118. En 2001 et en 2003, l’UNESCO et l’UICN diligentent deux nouvelles missions dans le Sem n. Une fois encore, la majorité des résidents expriment leur intention de rester vivre sur place119. Puis, en 2004, face à l’impasse dans laquelle se trouve le projet, les gestionnaires du Simien Mountains affinent la stratégie de l’IDP. Grâce aux fonds autrichiens, ils implantent des pépinières d’eucalyptus aux alentours du parc et ils dispensent des formations aux agriculteurs désireux d’améliorer leur productivité. En revanche, dans l’enceinte du parc, aucune semence d’eucalyptus n’est 114 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 4. 115 FARM-Africa’s Community Forest and Wildlife Conservation Project, « A reconnaissance of Simen Mountain National Park and Buffer Zone, 23rd March - 4th April 1994 », Addis-Abeba, mai 1994, p. 7. 116 Ibid., p. 18. 117 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 22. 118 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, 188 p. 119 Éric L. Edroma et Kes Smith Hillman, « Monitoring Mission Report to Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia: 9th-14th April 2001 », UNESCO - IUCN - World Heritage Center, mai 2001, p. 11 ; Hans Hurni et Sarah-Lan Stiefel, Report on a Mission to the Simen Mountains National Park and World Heritage Site, Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2003, p. 6-8. 359 distribuée. Recevant l’interdiction légale de collecter du bois là où il a été fourni gratuitement par l’administration, « people are now left – theoretically – with no access to wood at all120 ». Pour les villageois, la manœuvre est flagrante : « l’IDP veut nous affaiblir, qu’on soit de plus en plus pauvres et qu’on n’ait pas d’autre solution que de quitter nos villages121 ». Cependant, de l’avis des autorités centrales, l’entreprise est la seule qui puisse être menée. By logic there is no hope for the park population to continue their present way of life for any lengthier period of time. The only option through which a) the long-term livelihoods of the park population can be ensured, b) the degradation of the natural resources of the park can be halted and reversed and c) the population of the park can be significantly reduced (fulfilling the third benchmark set by UNESCO […]) is to cooperate with the park population in their voluntary removal from the park, encouraged by providing them with new housing and alternative and acceptable livelihoods in the wider Simen Mountains Region122. Cette évolution discursive de la « logique » adoptée par les responsables du parc se traduit par l’exercice d’une coercition aux allures inédites. Tandis que la majorité des habitants refusent encore le resettlement123, il est significatif qu’en 2009, au cœur du parc national, les habitants d’Arkwaziye consentent à voir leur village détruit et reconstruit cinq cents mètres plus à l’ouest, en contrebas du corridor de circulation emprunté par les walya ibex124. Signe de la persistance d’une vision néo-malthusienne de l’environnement et de la logique descendante du pouvoir qui l’accompagne, cet abandon volontaire d’un espace de vie suggère l’intériorisation par la collectivité locale du présupposé selon lequel il est dans son intérêt, sinon dans son devoir, de libérer la « nature » de sa présence. En cela, l’impact de l’éthique de la conservation se montre nettement plus symbolique et sa violence, dès lors, bien plus extrême. 120 Eva Ludi, Simen Mountains Study 2004. Intermediate Report on the 2004 Field Expedition to the Simen Mountains in Northern Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2005, coll. « dialogue », p. 27. 121 Ali Saïd (habitant de Gich), cité par Guillaume Blanc et Marie Bridonneau, « Politiques patrimoniales dans le Simien Mountains National Park. Quels enjeux pour quel territoire ? Rapport d’étude de terrain », Addis-Abeba, Centre Français des Études Éthiopiennes, mars 2007, p. 22. 122 Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority, « Development of Alternative Livelihoods for the Population of the Simen Mountains National Park, Ethiopia », Bahir Dar, novembre 2006, p. 14 (en italique dans le texte). 123 Id., « Simien Mountains National Park General Management Plan 2009-2019 », Bahir Dar, 2009, p. IIX. 124 Ethiopian Wildlife Conservation Authority, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. 360 Les archives administratives collectées à Addis-Abeba et à Debark nous renseignent sur cette progressive conversion de la violence concrète en une violence symbolique. Concomitante à l’instauration du Simien Mountains, la pénalisation quotidienne de la vie rurale se traduit d’abord par une franche contestation locale. Dès 1971, Leslie Brown signale « le manque de lois pour contrôler la chasse et la possession d’armes à feux, armes à feux qui sont utilisées non seulement contre la faune sauvage, mais aussi contre le personnel du Wildlife Conservation Department125 ». L’administration fait ensuite état d’un « mépris ouvert pour la loi et ses représentants126 », de la « destruction des marqueurs frontaliers127 » voire de « raids contre les touristes128 ». Face à l’imposition coercitive d’un cadre écologique difficilement compréhensible129, les communautés locales semblent donc rejeter purement et simplement le territoire « parc national ». Le Sem n devenant le refuge des soldats de l’Eritrean Popular Liberation Front et du Tigrean Popular Liberation Front, la situation se détériore encore davantage durant les années quatre-vingt. Représentants du pouvoir socialiste, les gardes sont « exposés au danger des braconniers130 » et à partir de 1983, ils sont incapables de pénétrer dans l’enceinte du parc131. Les archives restent muettes quant aux évènements qui s’ensuivent. Les entretiens informels que nous avons pu mener lors de nos séjours dans le parc attestent toutefois de la virulence de la guerre civile qui, huit années durant, a marqué le Sem n comme le reste du pays. Autorisées à cultiver leurs terres sans se soumettre aux lois relatives au parc national et à la 125 Leslie Brown, « Wildlife Conservation », in EWCO, carton « Life 1970 / Education », dossier « Lectures on Conservation by L.H. Brown », Addis-Abeba, juillet 1971, p. 5. La traduction est de notre fait. 126 Auteur inconnu, « National Parks and Wildlife Legislation in Ethiopia », in EWCO, classeur « File Folder Box (1) », dossier « Ethiopian Wildlife », Addis-Abeba, 1974, p. 9. La traduction est de notre fait. 127 P. Sthali et M. Zurbuchen, « Two Topographic Maps 1:25 000 of Simen, Ethiopia », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 21. La traduction est de notre fait. 128 Ethiopian Tourism Commission, « Simien National Park Information Sheet », Addis-Abeba, 1980, np. La traduction est de notre fait. 129 Voir notamment : Michael Stahl, « Environmental Rehabilitation in the Northern Ethiopian Highlands: Constraints to People’s Participation », in Ghai Dharam et Jessica M. Vivan (dir.), Grassroots Environmental Action. People’s participation in sustainable development, Londres, Routledge, 1992, p. 281. 130 Ministry of Agriculture, Forestry and Wildlife Conservation and Development Department, « A Development Plan for Wildlife Conservation », Addis-Abeba, janvier 1980, p. 31. La traduction est de notre fait. 131 The Provisional Military Government of Socialist Ethiopia, « Management Planning Considerations for the Simien Mountains National Park and Proposals for the Integrated Rural Development of the Simien Highlands », Addis-Abeba, 1983, p. 12. 361 socialisation des moyens de production, les populations locales soutiennent les soldats de l’EPLF et du TPLF. En retour, régulièrement, l’armée du Därg pille leurs villages et exécute leurs occupants. Au printemps 1991, il est question d’une destruction totale des infrastructures. Jesse Hillman mentionne le « pillage » des bureaux du parc à Debark132 et deux touristes français déplorent la « destruction du magnifique camp de Gich133 ». Après une reconnaissance aérienne du Simien Mountains, les Nations-Unies rapportent que « all six camps and their facilities have been looted or destroyed134 ». Quant au responsable de l’EWCO, il évoque « the destruction of infrastructure and the killing of wildlife in May 1991, when a power vacuum was created135 ». Ces actes de rébellion renvoient à des considérations à la fois politiques et écologiques. Face au Därg qui les opprime en tant que citoyens à assujettir, les habitants du Sem n s’en prennent à l’institution « parc national », agrégat de la puissance publique. Pour citer le témoignage d’un serviteur d’Hailé Sélassié à propos des violences exercées en 1968 par les paysans du Godjam sur les représentants de l’Empereur, il faut ici comprendre que « plus longue a été la soumission, plus lourds furent le silence et le fardeau, et plus vives seront l’hostilité et la cruauté136 ». Symbole du pouvoir, le parc national est aussi visé pour les valeurs qui sous-tendent son existence. Ministre du Développement des Ressources Naturelles et de la Protection Environnementale en 1995, Mesfin Abebe analyse les évènements en ces termes : « infrastructure were destroyed and wildlife killed. Indeed, the people who have since antiquity lived harmoniously with their ecology and thus with the wild animals and their habitat, were portrayed as the main threats to the animals137 ». Ainsi, parce qu’elles en ont été exclues, les collectivités locales ont violemment revendiqué leur paysage. Depuis, les gardes du parc font état d’une résistance 132 Jesse C. Hillman, « Simien Mountains National Park: visit report », in EWCO, dossier « Three months report file », Debark, octobre 1991, p. 2. La traduction est de notre fait. 133 Jean et Florence Chatelperron, « From 27th November to 1st December 1992 », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 1992, np. La traduction est de notre fait. 134 UNSO Fuelwood Project, « Proposal for the Rehabilitation of the Simien Mountains National Park, Ethiopia », prepared by David Crabtree, Gondar, mars 1993, p. 7. 135 Tesfaye Hundessa, « Utilization of wildlife in Ethiopia », in Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 73. 136 Ryszard Kapu ci ski, Le Négus, trad. de l’angl. par Évelyne Pieiller, Paris, Flammarion, 1984, 2nde éd. ère [1 éd. 1978], p. 112. 137 Mesfin Abebe, « Welcome address », in Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, ibid., p. 3. 362 épisodique. En 1996, des villageois volent du bois stocké par l’administration gestionnaire à Chenek138. En 1997, à Bwahit, un homme menace de mort le garde qui l’accuse de défricher la forêt139 et en 1999, les résidents de Sankaber détruisent la maison du garde qui a confisqué leurs récoltes140. Enfin, en 2003, à Dirni, un berger s’en prend physiquement au garde qui a abattu son chien141. Désormais en conflit uniquement lorsque l’intégrité des ressources matérielles et alimentaires est en jeu, les populations locales et l’administration gestionnaire semblent aujourd’hui entretenir une relation normalisée. Le phénomène atteste de la résignation des paysans face à l’attitude autoritaire du pouvoir central142. Aussi relative soit-elle, la pacification des rapports qui unissent les acteurs nationaux et locaux du patrimoine suggère également l’efficience d’une violence étatique devenue symbolique. À l’instar des projets touristiques imposés arbitrairement aux communautés locales, la mise en parc du Sem n entraîne une « déstructuration identitaire » croissante du corps social143. D’une part, de plus en plus, les populations mendient l’aide des touristes. Les responsables du parc national évoquent à cet égard l’« exaspération » des voyageurs, mécontents d’être « harcelés » par les enfants et les villageois qui demandent sans cesse de l’argent, des médicaments, de la nourriture et des stylos144. Aspirant à une activité plus lucrative que l’agro-pastoralisme, les résidents cherchent d’autre part à travailler pour le parc. Certains disent « surveiller bénévolement la faune et la forêt » en attendant d’être embauchés comme gardes145, d’autres postulent à des postes d’« accompagnateurs 138 De Endalekatchew Teshome à Milli Gebssa Kebele, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Illegal destruction of vegetation », 7 mars 1988 (cal. éth.), np. 139 De Belay Gedamu à Simien Mountains National Park Office, « Deforestation », in SMNP-Debark, dossier sans titre, Debark, 25 novembre 1990 (cal. éth.), np. 140 De Wolde Gebriel à Amhara National Regional State Agriculture Office, « Regarding the sending of a quaterly report », in SMNP-Debark, dossier « Adi Arkay Woreda files », 7 novembre 1992 (cal. éth.), np. 141 De Berhanu Gebre Mohammed à The Farmers Association of Agdamiya Kebele, « Regarding the problems caused by villagers to the scouts », in SMNP-Debark, dossier « Dirni Camp », 29 janvier 1995 (cal. éth.), np. 142 Siegfried Pausewang, « No Environmental Protection without Local Democracy? Why Peasants Distrust Their Agricultural Advisers », in Bahru Zewde et Siegfried Pausewang (dir.), Ethiopia. The Challenge of Democracy from Below, Stockholm, Elanders Gotab, 2002, p. 87-100. 143 Jean-Marie Breton, « Tourisme, culture et environnement. Une problématique identitaire ? », in Christiane Gagnon et Serge Gagnon (dir.), L’écotourisme entre l’arbre et l’écorce. De la conservation au développement viable des territoires, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 64. 144 De Desire Gabreze à Ato Negussie, « About Sankaber Refuge », in SMNP-Debark, dossier « Help request about traveling experience in the park », 19 septembre 2001, np. La traduction est de notre fait. 145 De Jemaneh Jagiso à Simien District Administrative Office, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier sans titre, 19 août 1984 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 363 touristiques146 » et ceux éconduits par l’administration n’hésitent pas à se faire passer pour des guides officiels auprès des visiteurs147. Voyant dans le parc un horizon d’avenir potentiel, des écoliers de Debark vont jusqu’à solliciter ses gestionnaires pour recevoir une « tourism education, […] willing to improve our livelihoods while discovering our marvellous panoramic view148 ». Les paysans qui continuent à voir dans leurs montagnes un espace de vie permanente au lieu d’un espace de visite temporaire paraissent intégrer, eux aussi, les représentations paysagères promues par les autorités. En 1995, l’UNESCO et les géographes de l’Université de Berne conduisent un projet baptisé « Simien Mountains Baseline Study ». Leur objectif est de saisir « la perception et les attitudes des populations vis-à-vis des ressources naturelles et de leur dégradation149 ». À la suite de ce projet, l’EWCO met en œuvre une politique d’« environmental awareness » : « it was felt that if people wanted to resettle, this should be seen as one of the strategies to improve the situation for people150 ». Dans cette perspective, entre 1995 et 2009, les responsables du parc organisent près de six cent cinquante journées de « sensibilisation à l’environnement ». Se déplaçant de village en village, ils expliquent aux populations « que la conservation de la faune sauvage est importante, que l’État est le propriétaire du parc, que le tourisme peut améliorer leurs revenus et qu’ils doivent quitter l’intérieur du parc pour sauver la faune sauvage151 ». Chaque année depuis 2006, plus de huit mille personnes assistent à ces journées152. Signes de la désorganisation sociale des 146 De Fante Teshagre à Simien Mountains National Park Office, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Adarmaz Camp », 16 septembre 1999 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 147 De Berhanu Gebre Mohammed à The Police Office of Debark Woreda, « Regarding the disclosure of lawsuit », in SMNP-Debark, dossier « Debark Police », 24 novembre 1995 (cal. éth.), np. 148 De Grade 11 Student of Debark Comprehensive High School à Simien Mountains National Park Office, document sans titre, in SMNP-Debark, dossier « Teaching and training », 8 septembre 2001, np. 149 Ministry of Natural Resources and Environmental Protection, « Simien Mountains Baseline Study – Ethiopia: Concept for the 1994 Field Expedition », Addis-Abeba, University of Berne - University of Zurich - Addis Ababa University, août 1994, p. 8. La traduction est de notre fait. 150 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 28. 151 De Endalekachew Teshome à Simien Mountains National Park Office, « Regarding the conducting of environmental education campaign from 18/09/1992 to 24/09/1992 », in SMNP-Debark, dossier sans titre, 30 septembre 1992 (cal. éth.), np. La traduction est de notre fait. 152 De Asfaw Menesha à Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority, « Fiscal Year Annual Report », in SMNP-Debark, dossier « Yearly report », 5 novembre 1999 (cal. éth.), np. ; de Mesganaw Mulate à Simien Mountains National Park Office, « Regarding a report of 2000 », in SMNP-Debark, dossier « Sankaber Camp », 20 octobre 2000 (cal. éth.), np. ; de Lezaw Belew à Simien Mountains National Park Office, « Regarding monthly report », in SMNP-Debark, dossier « Letters from Arkwazye », 20 mars 2002 (cal. éth.), np. 364 communautés locales et de l’impact de cette éducation nationale du regard, certains villageois dénoncent maintenant ceux qui chassent le walya153, cultivent la terre154 et défrichent la forêt155. En 2009, les habitants d’Arkwaziye vont jusqu’à accepter de détruire leur village pour le reconstruire à l’extérieur du parc156. Aujourd’hui pas moins que dans les années soixante, le Simien Mountains est un territoire-patrimoine de violence. À l’échelle globale-nationale se dessine d’abord un conflit sans issue. Entre une chimère occidentale de la nature africaine et un pouvoir éthiopien déterminé à se faire reconnaître par l’extérieur sans jamais délaisser ses prérogatives nationales, le paysage « parc national » est voué à la négociation. Entre une communauté transnationale qui place la défense de la nature au-dessus des intérêts humains et un État autoritaire qui place la défense de la nation au-dessus des besoins de ses sujets, les populations locales ne font que subir le patrimoine. Mobilisant la coercition et la représentation, l’administration gestionnaire exerce sur elles une violence à la fois concrète et symbolique. Loin d’être synonyme de « nature », le parc national apparaît ainsi comme un objet de contraintes et, surtout, de violences. 7.1.3. Une impossible conciliation des échelles de pouvoir En octobre 2012, à Addis-Abeba, les autorités nationales annoncent à l’UNESCO avoir dégagé le corridor de circulation emprunté par les walya ibex en déplaçant le village d’Arkwaziye. Elles font également connaître leur volonté, sur le « court terme », de privilégier un « développement intégré » de l’espace plutôt que d’expulser les populations occupant le parc157. Quarante ans après l’institutionnalisation du Simien Mountains, entre un idéal de nature vierge et une réalité territoriale anthropique, la contradiction persiste donc. Cette incohérence de l’objet patrimonial renvoie au 153 De Meherete Mekonnen à Amhara National Regional State Simien Mountains National Park Office, « Regarding the visit of Debark’ teachers in the Park », in SMNP-Debark, dossier « Chenek Camp », 12 septembre 1998 (cal. éth.), np. 154 De Berhane Yohannes Alemu et Nurdin Ahmed à Simien Mountains National Park Office, « Regarding the illegal cultivation », in SMNP-Debark, dossier « Muchila Camp », 8 novembre 2001 (cal. éth.), np. 155 De Ali Reta à Simien Mountains National Park Office, « Regarding report of field work », in SMNPDebark, dossier « Ranger’ leader plan for the year », 16 juin 2002 (cal. éth.), np. 156 Ethiopian Wildlife Conservation Authority, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. 157 Ibid. La traduction est de notre fait. 365 processus d’internationalisation de la nature duquel il procède. William Beinart souligne fort bien cette problématique africaine née de la décolonisation : « the question of whose world is being planned by whom, and to what end, must be asked158 ». Nous nous sommes jusqu’à présent focalisés sur les relations qu’entretient la puissance publique éthiopienne avec, d’un côté, la communauté internationale et, d’un autre côté, ses populations locales. À la manière des histoires « transnationale159 » et « connectée160 », ou peut-être plus précisément de la « micro-histoire sociale des macrophénomènes sociaux161 », il importe à présent de replacer brièvement en une seule histoire les dimensions globale, nationale et locale du Simien Mountains. Selon nous, la violence inhérente à l’existence du parc national tient à l’inconsistance inhérente, en Éthiopie, au concept de « nature ». Des années soixante à 1978, l’histoire du Simien Mountains National Park s’inscrit dans un temps international et incohérent. Suivant les recommandations édictées par l’UNESCO, l’État impérial restreint le droit d’exploitation des terres en 1965 et il confie aux gardiens expatriés la direction des premiers aménagements touristiques. Cette stratégie nationale de soumission aux normes internationales porte ses fruits. Aux dires d’Ernest Prossnitz, organisateur de safaris installé à Addis-Abeba, « Ethiopia is probably the most stable African state. We don’t have to worry about being kicked out tomorrow or about nationalization162 ». Loin d’être assujettie à un pouvoir expert néo-colonial, l’administration nationale s’engage rapidement dans un conflit larvé avec les représentants des organisations internationales de conservation de la nature. Les fonctionnaires de l’armée éthiopienne et les populations résidentes continuent de chasser dans le Sem n163, le délégué de l’UNESCO, John Blower, exige du personnel employé 158 William Beinart, « Conservation ideologies in Africa. Introduction », in David Anderson et Richard Grove (dir.), op. cit., p. 19. 159 Michael McGerr, « The Price of the "New Transnational History" », The American Historical Review vol.96 n°4, 1991, p. 1056. La traduction est de notre fait. 160 Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoire connectée : un changement d’échelle historiographique ? Introduction », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°54-5, 2007, p. 19. 161 Christophe Charle, « Micro-histoire sociale et macro-histoire sociale », in Id. (dir.), Histoire sociale, histoire globale ? Actes du colloque des 27-28 janvier 1989, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993, p. 46. 162 Ernest P. Prossnitz, Safaris international division of Special Tours & Travel Inc., Chicago, 1965, np. 163 De John Blower au Major Gizaw, « Notes for Briefing His Imperial Majesty », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », dossier « Miscellaneous Memoranda », Addis-Abeba, 1966, p. 3. 366 qu’il fasse appliquer les règlements en vigueur164 et le Board de l’EWCO fait savoir à ce dernier que seul le gouvernement éthiopien est en mesure de faire appliquer la loi165. Face à la pénalisation de leur vie quotidienne qui s’accentue lors de la mise en place du parc, les populations locales manifestent quant à elles un profond mécontentent. Dès le mois de mai 1969, le gardien du parc rapporte « a shooting on a Swedish building site166 ». Le consensus est d’ores et déjà intenable. Durant les premières années du Simien Mountains, si l’EWCO entend déplacer les villageois pour affirmer son adhésion au « wildlife “testament” of the International Union for the Conservation of Nature […] and of the World Wildlife Fund », elle considère avant tout le parc comme une attraction touristique et lucrative dédiée aux étrangers167. Bien incapables de partager ces représentations exogènes de leur territoire quotidien, les habitants du Sem n se sentent « expropriés ». En 1978, selon deux géographes suisses, « il est clair […] qu’ils se méfient et qu’ils rejettent tout ce qui concerne le parc168 ». Aussi, à la veille de son inscription sur la liste du Patrimoine mondial, le Simien Mountains a beau légalement exister, la « nature » y constitue une notion vide de sens. Dans un pays aussi rural que l’Éthiopie, l’administration gestionnaire et les populations peuvent difficilement ressentir un besoin de nature. Seule la nécessité de relayer un discours paradigmatique venu du Nord est à l’origine de l’édification du parc éthiopien, espace à patrimonialiser pour la communauté internationale, à nationaliser pour les autorités éthiopiennes et à exploiter pour les collectivités locales. De 1978 à 1991, en tant qu’objet de « nature », le Sem n devient un territoire discursif. En apparence, l’espace-parc demeure un patrimoine aussi national qu’international. D’une part, le Därg affirme l’éthiopianité du Simien Mountains en mettant un terme à la nomination de gardiens étrangers et, d’autre part, l’UNESCO rédige le premier programme d’aménagement du parc. Ses auteurs décrivent le Simien Mountains comme un moyen de « garantir la pérennité d’un monument national à la 164 De John Blower au Major Gizaw Gedlegeorgis, « Memo. Subject: Illegal Hunting », in EWCO, classeur « Blower 4.EWCO 5.Education/Training », Addis-Abeba, 20 septembre 1967, p. 1. 165 De John Blower au Major Gizaw, document sans titre, ibid., 24 octobre 1967, p. 1. 166 De C.W. Nicol à John Blower, document sans titre, in EWCO, classeur « Blower 11. », dossier « Simien », Addis-Abeba, 30 mai 1969, p. 1. 167 Ethiopian Government, Wildlife Conservation Organization, « Fourth Five Year Plan. Second Draft », Addis-Abeba, octobre 1973, p. 5 et 104. 168 P. Sthali et M. Zurbuchen, « Two Topographic Maps 1:25 000 of Simen, Ethiopia », in Bruno Messerli et Klaus Aerni (dir.), op. cit., p. 21. La traduction est de notre fait. 367 lumière de sa désignation comme Patrimoine Mondial169 ». À même le terrain, tout au long des années quatre-vingt, l’EPLF et le TPLF sont les seuls maîtres du parc et les décideurs nationaux et internationaux se replient dans l’espace du discours. Selon l’administration socialiste, le parc représente l’une des « richesses de la nation » et il doit être géré en tant que tel par l’EWCO170. Selon le directeur de l’UICN, le Simien Mountains relève bien de la propriété éthiopienne : « My colleagues […] and [their] partners from international and bilateral organizations are here to help. But our role is subordinate to [theirs]. We can only advise171 ». L’UICN subordonne tout de même la qualité du parc national au nombre de paysans que l’État saura expulser. Obnubilés par la déshumanisation du territoire ou par la primauté de la nation, les institutions internationales et nationales se heurtent alors au rejet le plus total du patrimoine qu’elles veulent « naturel ». En mai 1991, les populations locales détruisent l’ensemble des marqueurs signifiant l’existence du parc : les éléments humains, tels que les bureaux et les camps de l’administration, et les éléments non-humains, tels que la faune sauvage172. Ancien gardien du Simien Mountains, Teshome Ashine note le problème de fond : The established Western pattern of wildilfe conservation has been followed since the 1960’s in Ethiopia, and has resulted in the present mediocre system of Wildlife Conservation Areas, including National Parks and Sanctuaries. For as long as wildlife conservation is supported as a « bonus » to Western conservation societies, and Western animal lovers, but to the exclusion of the needs of the Ethiopian general public – striving to survive, let alone to improve their standard of living – the present situation will continue173. Vingt ans après la création du parc, l’impasse est évidente : l’espace-parc ne peut accueillir un paysage qui soit à la fois occidental et naturel, éthiopien et anthropique. 169 Ministry of Agriculture, Natural Resources Conservation and Development Main Department, Wildlife Conservation Organization, « Management Plan, Simen Mountains National Park and Surrounding Rural Area », Addis-Abeba, 1986, p. 84. La traduction est de notre fait. 170 Ethiopia Tikdem, « Proclamation No. 192 of 1980. Forest and Wildlife Conservation and Development Proclamation », Negarit Gazeta 39th Year No. 17, Addis-Abeba, 5 septembre 1980, p. 133. La traduction est de notre fait. 171 Martin W. Holdgate, « Statement to the Conference on the National Conservation Strategy for Ethiopia », in Office of the National Committee for Central Planning, « National Conservation Strategy. Conference 1990 », Addis-Abeba, vol.2, mai 1990, p. 3. 172 Tesfaye Hundessa, « Utilization of wildlife in Ethiopia », in Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Participatory Wildlife Management Workshop. Proceedings May 16-18 1995 », Addis-Abeba, août 1995, p. 73. 173 Teshome Ashine, « Wildlife Conservation », in Office of the National Committee for Central Planning, ibid., Addis-Abeba, vol.3, mai 1990, p. 8. 368 Après 1991, tandis que le discours évolue, la « situation » décrite par Teshome Ashine perdure. De prime abord, au lendemain de la prise du pouvoir par l’EPRDF, un compromis paraît émerger. Du côté éthiopien, les autorités indiquent que « la perception de la faune sauvage est mal définie. Aucune définition formelle n’existe et le mot amharique encore utilisé, “yedur arawit”, désigne les animaux sauvages qui causent des dommages aux réalisations humaines ». Prenant la mesure de l’incohérence qui a jusqu’ici prévalu, l’administration adopte la définition suivante de la faune sauvage : « une composante majeure des processus écologiques dont l’homme dépend pour sa subsistance174 ». Du côté international, le conseiller américain de l’EWCO affirme la nécessité de mettre en place des parcs nationaux adaptés aux conditions du pays et non plus au « système traditionnel occidental175 ». À présent invitées à s’exprimer, les populations locales se déclarent pour leur part favorables au parc, à condition qu’elles en retirent un bénéfice économique. Lors du premier « workshop » relatif à la gestion du Simien Mountains, un représentant du wäräda de Jenamora s’exprime en ces termes : In Debark there were many meeting and many words exchanged. But this has not helped the farmers […]. What the villagers need is action. They have asked for access roads but they are still waiting. As they see it, the Walya are not afraid of vehicles, they only flee when they are shot at176. Depuis, le consensus se révèle illusoire. L’administration éthiopienne réalise que « les populations ne savent pas à qui appartient le Simien Mountains177 » mais, pour autant, elle continue de poursuivre deux objectifs contradictoires. Elle défend d’une part « un sentiment d’appropriation à travers la sensibilisation à l’utilisation durable du parc » et prévoit, d’autre part, le « départ [des communautés] par la mise en place de projets qui leur fourniraient un revenu178 ». Les experts internationaux continuent également de 174 Shibru Tedla, Landson Allen-Row, Mebrate Mihretu, Abebe Demissie et Jesse C. Hillman, « Ethiopia Forestry Action Plan. Ecosystem Conservation », Addis-Abeba, 1991, p. 7. La traduction est de notre fait. 175 Jesse C. Hillman, « Ethiopia: Compendium of Wildlife Conservation Information », New York Addis-Abeba, The Wildlife Conservation Society - International New York Zoological Park - Ethiopian Wildlife Conservation Organization, 1993, vol.1, p. 8. La traduction est de notre fait. 176 Ministry of Natural Resources Development and Environmental Protection, United Nations Capital Development Fund (UNCDF), Food and Agricultural Research Management (FARM) Africa, « Workshop on The Simien Mountains National Park Management. Gondar February 15-17 1995. Proceedings », Addis-Abeba, mars 1995, p. 24. 177 Amhara National Regional State, « Simen Mountains National Park Management Plan », prepared by Friedrich Falch and Marco Keiner, Landeck (Autriche), 2000, p. 11. La traduction est de notre fait. 178 Id., « Proclamation No. 96/2003. The Amhara National Regional State Parks Development and Protection Authority Establishment Proclamation », ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National 369 verser dans la contradiction. Selon la Suissesse Eva Ludi, il est impératif de « réconcilier la conservation avec le développement durable, en autorisant le parc et les populations à coexister ». À propos de « l’extension du parc avec sa règlementation et ses activités prohibées », la géographe explique que l’opération « n’est pas la bienvenue » mais qu’en échange de compensations financières, elle « ne serait pas une option totalement rejetée179 ». En 2012, l’annonce concomitante du déplacement d’Arkwaziye et de l’avènement d’un « développement intégré » consacre l’incohérence du parc national180. « Not welcomed […] but not totally rejected181 », pour reprendre les propos d’Eva Ludi, le Simien Mountains n’en finit pas de ne pas faire sens. En Éthiopie comme dans la plupart des États contemporains africains, « les différents agendas et façons de voir l’environnement parmi différents groupes d’intérêts aux échelons locaux, nationaux et globaux, avec différents niveaux de pouvoir et capacités à négocier et à résister, ajoutent à la complexité de l’histoire de la conservation182 ». Au gré d’un processus conflictuel de patrimonialisation, la communauté internationale et l’État national ont beau matérialiser le principe de « nature » qui sous-tend l’existence du parc, à l’échelle locale, l’appropriation d’un patrimoine dépourvu de prise avec la réalité semble vaine. Cette incompatibilité des échelles de pouvoir et de leurs représentations du territoire fait largement écho au modèle national grevé par l’État central sur l’ensemble du pays. Depuis les années soixante, ses dirigeants instrumentalisent les idéologies nationales extérieures afin de les réinventer à la faveur du contexte éthiopien. Néanmoins, du modèle centralisé à la française à la conception soviétique des peuples et nationalités et, dernièrement, au concept africain des nations fédérales et démocratiques, l’« imaginaire national éthiopien [est] partiellement réinventé mais toujours contesté183 ». Cette Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia 9th Year No. 8, Bahir Dar, 23 décembre 2003, p. 9. La traduction est de notre fait. 179 Eva Ludi, Simen Mountains Study 2004. Intermediate Report on the 2004 Field Expedition to the Simen Mountains in Northern Ethiopia, Berne, NCCR North-South, 2005, coll. « dialogue », p. 11 et 24. La traduction est de notre fait. 180 Ethiopian Wildlife Conservation Authority, « An integrated approach to the conservation of the Simien Mountains Ecosystem », Addis-Abeba, 30 octobre 2012, np. La traduction est de notre fait. 181 Eva Ludi, ibid., p. 24. 182 Samantha Jones, « A Political Ecology of Wildlife Conservation in Africa », Review of African Political Economy vol.33 n°109, 2006, p. 491. La traduction est de notre fait. 183 Jean-Nicolas Bach, « Centre, périphérie, conflit et formation de l’État depuis Ménélik II : les crises de et dans l’État éthiopien (XIXe - XXe siècle) », Bordeaux, Université Bordeaux 4 Montesquieu, 2011, thèse de doctorat en sciences politiques, p. 439. 370 contestation locale tient au recours exclusif, par la puissance publique, de la violence concrète. Une telle violence peut renforcer les contours matériels de la nature et de la nation mais seul l’exercice de la violence symbolique peut en concrétiser les contours idéels. Or, focalisé sur la reconnaissance extérieure de sa qualité nationale et sur l’acceptation intérieure de son autorité politique, l’État éthiopien se montre incapable d’enraciner à l’échelle locale les principes qu’il défend à l’échelle nationale. Contraint de s’inscrire dans un cadre occidental normatif et refusant d’abandonner une pratique autoritaire du pouvoir, il néglige de définir la nature et la nation. Au lieu de les promouvoir par la représentation, il les impose par la force. Aujourd’hui, on assiste dans le Sem n à la conversion de l’action coercitive en une action rhétorique et symbolique. Pour les populations locales, le parc reste cependant l’instrument étatique d’une lutte destinée à imposer de façon exclusivement violente une norme paysagère et ses corollaires de nature patrimoniale et de nation patrimonialisante. 7.2. Le parc canadien de Forillon, une vaine tentative En France et au Canada comme en Éthiopie, l’environnement fournit au pouvoir une base matérielle pour dominer les autres. Dotés d’une plus large capacité d’action financière, les pouvoirs publics français et canadien parviennent à faire de leur parc un dispositif aussi discursif que coercitif, outil de domination de l’espace local et d’objectivation de l’imaginaire national. Pour cela, ils usent davantage de la violence symbolique que de la violence concrète. Au Canada, l’État fédéral élabore une « rhétorique politique » de la conservation afin de construire « un certain type de paysages » et de mettre en œuvre « une certaine géographie de l’exclusion […] et de la violence184 ». Cette violence du processus de patrimonialisation de la nature participe au processus de nationalisation étatique des territoires. Tout au long du vingtième siècle, la puissance publique fait face à « des forces de dislocation », la première d’entre elles résidant dans l’opposition du Québec et du Canada anglais185. Instrument de la stratégie menée par l’État fédéral pour canadianiser l’espace national, la mise en patrimoine de la 184 Tina Loo, « Making a Modern Wilderness: Conserving Wildlife in Twentieth-Century Canada », Canadian Historical Review vol.82 n°1, 2001, p. 119. La traduction est de notre fait. 185 Caroline Andrew (dir.), Dislocation et permanence. L'invention du Canada au quotidien, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1999, p. 1. 371 nature sert à contenir et à dépasser ces forces centripètes de dislocation. Aussi, à l’instar des montagnes du Sem n, le parc national de Forillon est le lieu d’une lutte paysagère destinée à imposer la nature et la nation dont elle procède. Cependant, à la différence du cas éthiopien, la lutte s’y déroule essentiellement dans et par la représentation. L’histoire du parc Forillon commence par une opération de déshumanisation des lieux186. Les autorités fédérales agissent avec force et fracas mais, dès les premières années du parc, elles doivent composer avec des populations locales environnantes déterminées à conserver le droit d’usage de leur ancien espace de vie. Alors, jusqu’au début du e XXI siècle, les normes de l’espace-parc font l’objet d’une négociation permanente entre les promoteurs d’une représentation utopique du territoire et les défenseurs d’une approche concrète des lieux. Cette négociation aboutit à un paysage à double sens, immobilisé entre un idéal national naturaliste et une réalité locale utilitariste. Récente et inachevée, l’actuelle valorisation de la dimension humaine de Forillon permet enfin de lire dans l’espace-parc l’histoire d’une entreprise fédérale incapable d’aboutir, l’État défendant une idée de la nature et de la nation canadiennes trop éloignée des territorialités locales pour pouvoir faire sens. 7.2.1. La violence de « l’opération Forillon187 » En mai 1968, les gouvernements fédéraux et provinciaux décident de favoriser le développement économique de la péninsule gaspésienne en aménageant un parc national à son extrémité orientale, sur la presqu’île de Forillon188. Futur parc canadien, le territoire doit d’abord être libéré de ses habitants. La procédure débute en mars 1970. À cette date, l’Office de développement de l’Est du Québec (ODEQ) informe un millier de résidents de l’achat, par le gouvernement provincial, de leurs propriétés. Vous savez sans doute déjà que le projet de création d'un parc de conservation de la nature dans la presqu'île de Forillon est rendu à sa phase de réalisation. […] La présente lettre a pour objet de vous confirmer que vos propriétés font partie du territoire de ce futur parc et que le gouvernement du Québec se 186 Cf. supra, « 3.2.1 Une sélection des éléments à éliminer », p. 123. « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 33. 188 Office de Développement de l’Est du Québec, Entente générale de coopération Canada-Québec. Le plan de développement du Bas Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, Québec, Office d’information et de publicité du Québec, 26 mai 1968, p. 15. 187 372 propose de les acquérir. […] Dans le but d'atténuer la rigueur des procédures dites d'expropriation, le gouvernement du Québec a décidé d'offrir, à toutes les personnes concernées par la réalisation du parc de Forillon, la possibilité de recourir à un programme dit de relocalisation […]. Nous souhaitons que, malgré certains inconvénients que vous aurez à subir à cause de ce projet, par suite des rigueurs de la Loi des parcs nationaux du gouvernement du Canada, votre initiative personnelle, votre connaissance de la région et l'assistance des services du gouvernement du Québec vous permettront de tirer le meilleur parti possible de la nouvelle situation que vous aurez à vivre d'ici peu189. L’administration québécoise précise le mois suivant que « tout résident du territoire du parc est admissible au programme d’aide à la relocalisation », excepté ceux qui veulent « s’installer dans un lieu non approuvé ou dans la zone limitrophe190 ». Certes, « tous les services d’aide à la famille sont déclenchés dans l’opération Forillon191 ». Le fait d’assujettir le versement d’une compensation financière à la distance que les populations voudront bien prendre avec leur ancien domicile atteste néanmoins de la violence du processus. Devenue le locataire exclusif de cette portion du territoire québécois, Parcs Canada procède ensuite, entre 1970 et 1972, à l’effacement du caractère anthropique de la presqu’île. Là encore, la violence est de mise. Livrée par Lionel Bernier, fils d’un exproprié et avocat des habitants de Forillon, la version romancée de l’expropriation reproduite ci-dessous donne la mesure de la violence avec laquelle les autorités québécoises et canadiennes imposent le parc national aux populations locales. Parce qu’ils subissent le pouvoir qui les destitue de leurs droits d’habitation et d’exploitation, les résidents de la presqu’île sont victimes d’une violence concrète. Le gouvernement du Québec procède au « dépôt du plan d’expropriation » des deux cent vingt-cinq familles de Forillon en juillet 1970 et deux ans après, seul un couple de Rivière-au-Renard continue d’occuper sa propriété192. Parce qu’elles acceptent les indemnisations qui entérinent leur expulsion, les populations sont également victimes 189 Du ministre délégué à l’Office de Développement de l’Est du Québec à monsieur Gilbert Synnott, document sans titre, in BANQ-BSL, Fonds E32, S1, SS101, SSS101, D56, dossier « 1969-1972. Correspondances Forillon », 20 mars 1970, np. 190 Chambre du Conseil exécutif, « Arrêté en Conseil n°1753 concernant un programme de relocalisation des populations habitant à l’intérieur des limites du parc Forillon », copie non publiée, in Fonds JeanMarie Thibeault P128/2/2 « « Documentation portant sur la création du Parc Forillon, Loi sur les parcs nationaux, charte de la ville de Gaspé, études, arrêtés en conseil, photocopies de journaux, 1968-1975 », 15 avril 1970, p. 7. 191 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, 1970, p. 33. 192 Lionel Bernier, op. cit., p. 45-47 (cf. infra, p. 377). 373 Encadré n°2. Déshumaniser la nature pour mieux la préserver Il était six heures trente du matin. Deux camions étaient stationnés dans l’entrée de sa maison. Les six employés du parc examinaient les lieux nonchalamment. À l’intérieur, M. Jeremy remplissait nerveusement sa valise. Il avait vu les employés du parc dans son entrée… Il savait que c’était la fin. Mais il refusait de le croire. Il n’avait pas dormi de la nuit. Il avait arpenté chacune des pièces de sa maison, encore et encore. […] On frappa à la porte. Déjà ! Il n’est que sept heures. Le taxi qui devait le prendre pour Montréal ne devait être ici qu’à huit heures ! - Vous partez ce matin, si nos informations sont bonnes ? Ils étaient là, dans l’entrée de la porte, et quand l’un d’eux lui offrit de l’aider à empaqueter ses affaires, il leur répondit poliment : - Non, merci. Vous êtes ben fins, mais, damn it! j'ai tout mon temps… - Nous, le père, nous n’avons pas beaucoup de temps. On a une job à faire, ça fait que plus vite vous sortez, mieux c’est fait pour tout le monde. Asteure que vous avez été payé, vous n’êtes plus chez vous. Nous, vous savez, nous avons des ordres d’en haut. Nous faisons juste ce qu’on nous dit de faire. Ça fait que… Faut vous en aller ! Deux hommes empoignèrent sa valise et la transportèrent jusqu’au chemin du Roy. Il ne dit rien et les suivit. Pourtant, il y avait eu un temps où, si quelqu’un avait osé venir le bosser chez lui… Il aurait vite vidé la place… L’un deux revînt vers lui, lui tendit la main et lui glissa tristement : « C’est pas de notre faute ! On fait notre goddam job. Bon voyage, monsieur Jeremy ! » Il s’assit sur sa valise. Dans quelques minutes, son taxi l’emporterait à jamais, loin de sa maison, de sa vie, de ses amours tourmentées. Il savait qu’il n’y avait plus aucun espoir de revoir, un jour, son coin de pays. Les images se bousculaient dans sa pauvre tête fatiguée. La mer, la montagne, le vent, les champs, tous ces bruits et ces odeurs du matin qui lui faisaient revivre des lueurs du temps. Tous ses amis partis, chassés comme lui, dispersés, morts… Il ne voyait plus rien… Était-ce la brume qui enveloppait tout ? Quel drôle de matin ! Il entendait le criard du phare. Mais non, il n’y a pas de brume, M. Jeremy. Il fait beau soleil. La brume, M. Jeremy, c’est juste dans vos yeux, dans votre tête. Le criard, c’est juste dans votre cœur qu’il hurle comme ça, comme un désespéré ! Soudain, des flammes dansèrent dans sa brume. Ils venaient de mettre le feu à sa maison. Il ne voulait pas assister à ce spectacle. Il avait toujours eu peur du feu. Toute sa vie. Pas le feu à sa maison ! Jamais il n’avait senti une telle détresse, une telle trahison ! Jamais il n’avait été aussi seul. Jamais ses mains n’avaient été aussi inutiles... Il n’avait pas vu arriver son taxi. Quelqu’un le prit par le bras et le conduisit à l’auto. Dans un dernier sursaut, il tenta de s’échapper. Son chat était resté dans la maison… On le retînt. Des portières claquèrent. Il était déjà loin. Dans sa tête, prise dans l’étau de la douleur, une longue plainte s’enfla, comme un terrible cri de révolte… Lionel Bernier, La bataille de Forillon, Québec, Éditions Fides, 2001, p. 203-204. 374 d’une violence symbolique. En monnayant leur départ, elles valident la perspective selon laquelle leur présence nuit à l’intégrité écologique du territoire. Elles autorisent Parcs Canada à brûler leurs maisons, signe de la restauration des droits de la nature et de l’abolition des droits de l’homme qui l’occupait et, le présupposé est implicite à l’opération, la dégradait. L’administration fédérale est d’ailleurs d’autant plus légitimée dans son travail qu’elle embauche des expropriés pour « se défaire de ces centaines de maisons ». Biologiste au parc Forillon, Maxime St-Amour explique qu’« afin de tenter de minimiser les douleurs qu’impliquait cette grande campagne de démolition, il était convenu que les groupes de travail iraient démolir dans un autre village que le sien193 ». Face aux autorités québécoises qui les exproprient, les populations s’engagent en 1972 dans un conflit juridique relatif à l’achat de leurs propriétés. Dans La bataille de Forillon, Lionel Bernier retrace les étapes du conflit. Défendant la centaine d’expropriés ayant refusé les indemnités proposées, l’avocat représente rapidement l’ensemble des anciens habitants, regroupés pour l’occasion dans un « comité des expropriés ». En 1973, le Tribunal de l’expropriation du Québec rend son jugement. Selon le juge Guy Dorion, l’administration provinciale a profité de la méconnaissance des résidents pour acheter leurs habitations à des prix inférieurs à ceux définis par la loi en cas d’expropriation. Le gouvernement québécois conteste la décision, la Cour d’appel rejette ses arguments et en 1975, le Procureur du citoyen octroie à tous les expropriés une indemnisation de moitié supérieure à celle qui leur a déjà été versée194. Face aux autorités canadiennes qui détruisent leurs maisons, les populations n’obtiennent en revanche aucune victoire. Dans la mesure où leur sort se décide entre les échelles provinciales et fédérales du pouvoir, elles peuvent d’ailleurs difficilement opposer une résistance ouverte au parc national. Une année durant, l’État québécois négocie les modalités de création du parc Forillon. D’une part, en mai 1969, alors que la « Loi concernant les parcs nationaux » prévoit la cession définitive des propriétés foncières provinciales aux autorités canadiennes, les dirigeants québécois arrachent à l’État fédéral la signature d’un bail emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans. À ce propos, Pierre-Elliott Trudeau déclare à la Chambre des communes qu’il n’a « pas 193 194 Maxime St-Amour, « Forillon : les tout premiers débuts », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 42. Lionel Bernier, op. cit., p. 243-548. 375 l’intention de signer d’autres ententes avec les provinces, y compris le Québec, qui permettraient ce genre de disposition195 ». D’autre part, en juin 1970, signe de l’affirmation de sa singularité au sein de la fédération, l’État québécois obtient de Parcs Canada la promesse d’un « aménagement [qui] reflète la dualité linguistique du Canada et plus particulièrement le caractère français du Québec196 ». Certes, à l’échelle provinciale, les responsables politiques s’opposent entre eux quant à l’expropriation des habitants de Forillon. Député du Parti Québécois, Camille Laurin estime que « c’est […] le couteau sur la gorge que le gouvernement fédéral oblige le gouvernement québécois à négocier une telle entente ». Député de l’Union nationale, Marcel Masse exprime son opposition en des termes tout aussi virulents : « si, dans la confédération canadienne, vivre à deux, c’est vivre à genoux, je préfère alors vivre seul mais vivre debout197 ». Néanmoins, à l’échelle locale, une fois l’option du « fédéralisme rentable » adoptée par la législation québécoise198, les populations n’ont d’autre choix que de se soumettre à la présence fédérale. Interviewés par l’ethnologue Marcel Moussette à l’été 1971, les expropriés affichent avant tout un sentiment de résignation. Vivant encore un an auparavant à proximité de Fort-Péninsule, Thornber Phillips raconte son expérience. « On a travaillé, on a construit ça. On avait notre troupeau. [Inaudible] Le gouvernement l’a exproprié. On l’a perdu. On n’objecte pas tant à cela, mais il faut payer “a replacement value”. […] Ils ne veulent pas payer de “”replacement value”199 ». Ancien habitant de Penouille, Ernest Bond tient le même discours. « On a coopéré, on a accepté tout. […] La première journée qu’ils sont venus nous exproprier, j’ai demandé pour un petit morceau de terre là-bas. […] Ils ont jamais pu me donner un petit morceau de terre, même me le vendre, ni me le louer. […] Ils m’ont juste envoyé une lettre200 ». Certains habitants se montrent inquiets – « comment on va vivre maintenant qu’on n’est plus tout 195 « Les parcs nationaux, dons de terrains à perpétuité », Débats de la Chambre des communes 28ème législature - 1ère session, Ottawa, 30 mai 1969, p. 9271. 196 Gouvernement du Québec, ministère des Affaires intergouvernementales, « Entente en vue des transferts de l'administration et du contrôle de terrains relatifs à l'aménagement d'un parc national dans la presqu'île de Forillon », Québec, Greffes des ententes intergouvernementales n°1970-12, 8 juin 1970, p. 3. 197 « Projet de loi n°29 – Loi concernant le parc Forillon et ses environs », Journal des Débats de l’Assemblée nationale 29ème législature - 1ère session vol.10 n°19, Québec, 16 juillet 1970, p. 1123. 198 Bernard Dumont (député du Ralliement créditiste du Québec), in Journal des Débats…, ibid., p. 1121. 199 Entretien de Marcel Moussette avec Thornber Phillips, in AFEUL (Archives de Folklore et d’Ethnologie de l’Université Laval, Québec), Fonds Marcel Moussette F1338, cassette « DC 644 », Penninsula, 23 août 1971. 200 Entretien de Marcel Moussette avec Ernest Bond, ibid., Penouille, 23 août 1971. 376 à fait chez soi ?201 » –, d’autres paraissent traumatisés – « il faut vivre soi-même l’expérience pour se rendre compte combien ça fait mal de se voir du jour au lendemain complètement dépossédé de tout ce que l’on avait de plus cher202 », mais personne ne semble résister. Seul Arthur Noël et sa femme refusent de voir leur maison brûlée. Occupant quotidiennement leur propriété de Rivière-au-Renard, ils obtiennent du Tribunal d’expropriation que leur maison soit transportée hors du parc en septembre 1975203. Sacrifiées au nom de la promesse provinciale d’un développement économique imminent204 et de la volonté fédérale de préserver la nature canadienne jusqu’au Québec, les populations locales subissent ainsi la mise en parc de leur territoire. Comme en Éthiopie, quels que soient les objectifs poursuivis par ses promoteurs, la défense de la « nature » se traduit par l’exercice de la violence. La puissance publique mobilise la loi et la coercition en cas de son non-respect et, en cela, la violence est d’abord concrète. Cependant, au Canada, les populations ne recourent pas à la force pour résister. Elles acceptent moyennant paiement le principe légal selon lequel elles n’ont pas leur place dans l’espace naturel de la nation et en cela, la violence est aussi symbolique. 7.2.2. Les aléas de la négociation écologique et culturelle Une fois le parc mis en place, les autorités fédérales délimitent ce qui y relève du naturel et du culturel. Elles refusent aux hommes qui ont façonné l’espace le droit d’aménager l’espace-parc et elles opèrent à travers et sur le paysage afin de signifier les contours matériels et idéels de la nation. S’agissant de la nature, Parcs Canada œuvre à « la pérennité » de la trentième région naturelle du pays205 et, s’agissant de la culture, l’agence cherche à « recréer le Forillon […] de la fin du XIXe siècle206 ». Cette entreprise qui tente d’ancrer les occupants de la presqu’île dans un passé révolu échoue. Rejoints par les expropriés qui se sont installés le plus près possible de leur ancien lieu de 201 Louise Cousineau, « Enthousiasme et écœurement à Forillon », La Presse, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 4 juillet 1972, np. 202 Jérémie Dunn, « Une insulte à la Gaspésie », La Presse, ibid., 25 juillet 1972, np. 203 Lionel Bernier, op. cit., p. 525. 204 Jean-Marie Thibeault, « La création d’un premier parc national au Québec. Le parc Forillon, 19601970 », Sherbrooke, Université du Québec à Sherbrooke, 1991, mémoire de maîtrise en histoire, p. 93. 205 Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1975, p. 8. 206 Jean Simard, « Inventaire des documents figurés (artefacts) du Parc National Forillon », 1971, p. 2. 377 résidence207, les populations environnantes revendiquent sans cesse le droit à la pratique du territoire. Rompu à l’exercice de la démocratie, l’État fédéral consent progressivement à le leur concéder. Ainsi, contrairement au Sem n où l’État refuse le compromis et où le parc se révèle un espace combattu, le parc Forillon devient un espace négocié. L’évolution du rapport de force qui oppose les deux parties se remarque d’abord à travers les séances de consultation publique. Le principe de ces consultations est défini en 1970. Les gestionnaires du parc Forillon distribuent aux habitants de la presqu’île un « plan-cadre provisoire » et ils invitent ces derniers à exprimer leur opinion quant aux aménagements à réaliser au sein du parc national208. L’objectif annoncé est de « permettre aux autorités de prendre davantage conscience des besoins et des désirs du publics209 ». La capacité d’action des communautés locales reste tout de même fort limitée. L’administration fédérale stipule clairement que « les suggestions […] doivent se situer à l’intérieur d’une politique nationale sur les parcs210 ». Aussi, en 1971, la Société historique de la Gaspésie a beau proposer en tant que « témoin du changement de régime » la reconstitution de la Maison des douanes françaises détruite par James Wolfe211, le projet ne verra jamais le jour212. Parcs Canada approuve en revanche dans les plus brefs délais le projet de fermeture de la route du Portage. Formulée par l’« Organisation des biologistes », la proposition est étudiée par « un groupe d’experts du Ministère » en 1972 et dès 1973, la circulation automobile y est proscrite213. L’administration fédérale organise une seconde séance de consultation publique à 207 Ministère des Affaires Sociales, Bureau régional de l’Est du Québec, « Évaluation sommaire de l’expérience de relocalisation des résidents des localités marginales et du futur parc Forillon », in BANQBSL, Fonds E32, S1, SS101, SSS101, D56, dossier « 1971. Évaluation de l’expérience de relocalisation », 1971, p. 3. 208 « Forillon », publié dans le cadre de l’Entente générale de coopération Canada-Québec, juin 1970, p. 1. 209 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 2. 210 Pierre France (Directeur adjoint national des Parcs nationaux), in Id., « Compte-rendu des délibérations de l’audience publique tenue à Gaspé (Québec) le 17 novembre 1971 », 1972, tome 1, p. 4. 211 James Wolfe est le général britannique qui s’empara de la ville de Québec en 1759, sur les « plaines d’Abraham ». La défaite française marque le début du régime britannique canadien. 212 Jules Bélanger, « Le Mémoire de la Société Historique de la Gaspésie à la Direction des parcs nationaux du Canada lors de l’audience publique tenue à Gaspé le 17 novembre 1971 », Revue d’histoire de la Gaspésie vol.IX n°4, 1971, p. 388. 213 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport de l’audience publique. Parc national Forillon. Décisions prises à la suite de l’audience publique tenue au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1973, p. 5. 378 l’automne 1985. À Gaspé et à l’Anse-au-Griffon, elle réunit quelques cent soixantequinze personnes. Il en ressort « une volonté manifeste […] de faire en sorte que le parc Forillon devienne un élément moteur pour le développement […] de la péninsule gaspésienne214 ». Trois ans plus tard, en guise de « réponse concrète » aux avis exprimés, les responsables du parc promulguent un « amendement au plan de gestion ». Ils approuvent l’aménagement de pistes équestres, ils ouvrent les havres de Cap-desRosiers et de Grande-Grave au mouillage des plaisanciers et, à Penouille, ils autorisent l’offre d’un tourisme nautique215. L’institution s’oriente ensuite, progressivement et relativement, vers une valorisation de la dimension humaine de l’environnement mis en parc. En 1995, suite à une nouvelle consultation publique durant laquelle les populations font savoir qu’à leurs yeux, « la préservation des éléments culturels et la mise en valeur de la présence humaine […] ont été négligées216 », les gestionnaires du parc s’engagent à préserver « l’intégrité de certains paysages culturels », mais aussi à mettre en avant « la composition multiethnique » de la population217. Enfin, face au public qui dénonce un « désir […] d’effacer l’histoire au profit de l’intégrité écologique218 », Parcs Canada annonce en 2010 la création d’un site amérindien sur la plage de Penouille et l’installation, à Grande-Grave, d’une exposition consacrée au mode de vie des expropriés219. Écologiques ou culturelles, ces concessions n’entament en rien la prédominance des autorités fédérales. D’une part, elles continuent d’assurer, seules, la direction du parc. Elles intègrent « la sphère sociale » à l’objet patrimonial mais pour autant, il n’est pas question d’une gestion concertée du territoire220. D’autre part, l’administration continue de promouvoir l’idéologie naturaliste qui la caractérise. En 2010, Forillon est encore présenté comme le « témoin authentique de la région naturelle 214 Parcs Canada, Région du Québec, « Document de travail. Modifications proposées au plan de gestion du parc national Forillon », 1986, p. 8. 215 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 2-56. 216 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Parc national Forillon. Programme de consultation du public », 1994, p. 11. 217 Environnement Canada, Service canadien des Parcs, « Parc national Forillon. Plan directeur », 1995, coll. « Planification des aires patrimoniales », p. 12. 218 Parcs Canada, « Parc national du Canada Forillon. Consultation publique pour la préparation du plan directeur. Novembre 2006 - Février 2007. Compte-rendu », 2007, p. 13. 219 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 81 et 113. 220 Annette Viel et Anne Nivart, « Parcs sous tension », Culture & Musées n°5, 2005, p. 149. 379 des monts Notre-Dame et Mégantic, […] cette terre d’accueil [qui] a façonné les humains qui y ont laissé leur empreinte, des Autochtones de la paléohistoire aux derniers occupants avant la création du parc221 ». De fait, entre l’idée nationale de nature qui perdure et sa mise en œuvre locale qui évolue au gré des compromis consentis par Parcs Canada, le parc Forillon apparaît comme un objet de plus en plus débattu. Produit d’une polémique permanente entre gestionnaires fédéraux et acteurs locaux, le paysage « parc national » se révèle si controversé qu’il en devient incertain. Depuis les années soixante-dix, les débats se cristallisent autour des usages de l’espaceparc. La circulation automobile constitue le premier objet de discorde. Jusqu’en 1973, entre l’Anse-au-Griffon au nord et Penouille au sud, la route du Portage permet aux populations de traverser la presqu’île sans avoir à en faire le tour complet, par la route 132. Les autorités nationales décident toutefois de restreindre la circulation à cette unique route circulaire et « le Portage » devient un sentier pédestre222. Les populations protestent. La Chambre de Commerce de l’Anse-au-Griffon écrit au ministre des Affaires indiennes et du Nord : « nous ne faisons pas encore partie de la faune du parc Forillon… Nous sommes encore Québécois, Canadiens, et chez nous, et exigeons les mêmes opportunités et droits que le reste du Québec et du Canada223 ». En 1985, profitant de la tenue des consultations publiques, les villageois de l’Anse-au-Griffon espèrent encore obtenir gain de cause. Après avoir envoyé une pétition signée par mille cinq cents personnes à la ministre de l’Environnement, ils demandent aux responsables du parc de rouvrir la route du Portage224. Ces derniers refusent225. Selon Parcs Canada, « cette route […] permet de maintenir la région qu’elle traverse dans la sauvagerie226 ». La situation est d’autant plus absurde aux yeux des populations environnantes qu’elles 221 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 30. 222 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport de l’audience publique. Parc national Forillon. Décisions prises à la suite de l’audience publique tenue au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1973, p. 5. 223 La Chambre de Commerce de l’Anse-au-Griffon, « Route 6 : Route Panoramique, Parc Forillon », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (19731983) », 4 janvier 1974, np. 224 Parcs Canada, Région du Québec, « Document de travail. Modifications proposées au plan de gestion du parc national Forillon », 1986, p. 11. 225 Id., « Amendement au plan de gestion. Parc national Forillon », 1988, p. 40. 226 William Fergus Lothian, Petite histoire des parcs nationaux du Canada, Ottawa, Environnement Canada. Parcs, 1987, p. 148. 380 ont d’ores et déjà obtenu, à l’extrémité orientale de la presqu’île, la réouverture de la route du Banc. Reliant le havre du Cap-des-Rosiers à celui du Cap-Bon-Ami, la route est fermée à la circulation en 1973227. Puis, en 1978, après l’organisation de manifestations publiques228, l’administration revient sur sa décision afin de signifier « l’acquiescement de Parcs Canada aux revendications de la population régionale229 ». En réalité, Forillon devant fournir au public visiteur « un aperçu de la vie traditionnelle des pêcheurs230 », les autorités fédérales ne peuvent courir le risque de voir les pêcheurs déserter les havres de la côte. Il est d’ailleurs significatif qu’à terme, seule cette pêche à quai et en mer soit tolérée. En effet, si « la pêche en ruisseaux a été autorisée lors de la création du parc surtout pour favoriser des relations de bon voisinage avec les résidents des villages touchés par l’expropriation », elle est définitivement interdite en 1995231. Quant à la pêche en eau salée, Parcs Canada limite ses concessions à l’accès routier aux havres. Elle suspend la « pêche industrielle » en 1973232 et depuis 1980, « seule la pêche artisanale » exercée selon des « méthodes traditionnelles » est autorisée233. Face à une administration qui souhaite uniquement voir se perpétuer un usage « artisanal » de l’espace-parc, les populations adoptent deux stratégies afin de faire valoir un droit d’utilisation du territoire. Une minorité choisit apparemment d’enfreindre la loi. Face à l’interdiction de la chasse, certains braconnent, en 1977, le saumon, l’orignal et le chevreuil234. Par la suite, seuls trois rapports mentionnent le braconnage, « activité illégale » en 1981235, « défi annuel » en 1986236 et délit « élevé en bordure du parc » en 227 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport de l’audience publique. Parc national Forillon. Décisions prises à la suite de l’audience publique tenue au sujet du plan-cadre provisoire du Parc national Forillon », 1973, p. 5. 228 Denys Courchesne, « Projet de manifestation culturelle à Cap-des-Rosiers contre la politique routière du Parc Forillon », La Gaspésie vol.2 n°15, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 16 mai 1977, np. 229 Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada, « Rapport préliminaire. Route panoramique, Parc national Forillon », Québec, 1978, np. 230 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 14. 231 Patrimoine canadien, Parcs Canada, « Plan de conservation. Parc national Forillon », 1995, p. 37-38. 232 Parcs Canada, « Éléments d’informations Parc national Forillon », 1973, p. 29. 233 Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 234 Antoine Leclerc (Directeur du parc national), « Tourisme et conservation », Pharillon-Voyageur, in PC-CSQ, ibid., 30 mars 1977, np. 235 Parcs Canada, Service de la conservation des ressources naturelles, Région du Québec, « Parc national Forillon. Plan de conservation », 1981, p. 41. 381 1994237. La majorité des habitants de la presqu’île semblent donc avoir renoncé à user du territoire comme ils le faisaient auparavant. Ils savent en revanche tirer profit de la promesse de développement économique formulée, en 1970, par les promoteurs du parc Forillon. Tout au long des années quatre-vingt, les populations environnantes réclament l’aménagement de pistes cyclables et équestres238, l’autorisation d’offrir des services adaptés « aux besoins de leurs clientèles239 » et le droit de recourir à l’image du parc national pour « dynamiser le tourisme240 ». Elles obtiennent satisfaction en 1987. S’engageant à assumer « le rôle de “locomotive” touristique pour lequel [le parc] fut en partie créé », l’administration gestionnaire inaugure à cette date une campagne publicitaire régionale vantant la « diversification des activités241 ». Le développement continue de se faire attendre et encore une fois, les populations font connaître leur mécontentement. Maire de Gaspé, François Roussy dénonce en 2006 l’échec de Forillon, avec soixante emplois permanents et cent cinquante mille visiteurs annuels au lieu des mille emplois et du million de touristes promis. Il déclare à la presse qu’en l’absence de changements radicaux, « oui, la ville de Gaspé va jusqu’à proposer la réappropriation du parc par les Gaspésiens242 ». Il est notamment soutenu par l’historien Jean-Marie Fallu, lequel attribue cet insuccès à un « déséquilibre thématique » : « l’accent est placé sur l’intégrité écologique alors qu’il s’agit d’un paysage humanisé243 ». L’année suivante, Parcs Canada augmente le budget annuel du parc de 25%244 et, en 2010, pour une meilleure « collaboration avec le milieu gaspésien et l’industrie touristique régionale », l’agence valorise l’histoire récente des autochtones et des expropriés245. 236 Parcs Canada, « Activités et organisation du service de conservation du Parc Forillon », 1986, p. 28. Patrimoine canadien, Parcs Canada, « L’avenir du parc. Révision du plan directeur », 1994, p. 10. 238 Richard Lavoie, « L’équitation au parc national Forillon. Rapport final du comité de travail », 1983, np. 239 Jean-Marie Fallu, « L’histoire et la culture : les dimensions cachées de Forillon », Gaspésie vol.XXIII n°4 (92), 1985, p. 6. 240 Parcs Canada, Région du Québec, « Document de travail. Modifications proposées au plan de gestion du parc national Forillon », 1986, p. 8. 241 Id., « Révision du plan de gestion du parc national Forillon », 1987, p. 3-4. 242 Gilles Gagné, « “On n’a pas respecté les promesses” », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 50G 3320-22/F1 vol.1. Forillon Communication-Généralités (2002-2007) », novembre 2006, p. 29. 243 Id., « Les Gaspésiens envoient une volée de bois vert à la direction du parc Forillon », Le Soleil, ibid., décembre 2006, p. 30. 244 Geneviève Gélinas, « 1,1 million $ pour le parc Forillon », Le Soleil, ibid., 7 novembre 2007, np. 245 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 35. 237 382 Cette négociation des normes et des usages de l’espace-parc signe l’incohérence du territoire patrimonialisé. Tout en continuant à publiciser le parc comme le reflet d’une région naturelle vierge et atemporelle, l’État fédéral laisse les populations locales réinvestir les lieux. À force d’être négocié, l’espace-parc perd alors de sa signification. La matérialité du paysage local s’éloigne progressivement du discours national dont il est l’objet et l’histoire du parc Forillon apparaît comme une vaine tentative de naturalisation des lieux. La déshumanisation violente du territoire fait place à une résistance locale latente, laquelle incite le pouvoir national à accepter une réalité culturelle incompatible avec l’idéal écologique sans cesse défendu. 7.2.3. L’idéal national contre la territorialité locale Façonné en tant que signification locale d’un idéal national naturel, le parc Forillon est le produit d’un « pouvoir de violence symbolique » qui cherche à « imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force246 ». L’opération est cependant loin d’aboutir. Utopique pour les uns mais concret et quotidien pour les autres, le territoire se construit au fur et à mesure qu’échoue la tentative fédérale d’enracinement, chez les populations locales, d’un certain sentiment de nature et de nation. Consacrant la dualité de l’espaceparc, l’échec de cette lutte paysagère renvoie à trois controverses d’ordre structurel. Entre l’idéal d’appropriation poursuivi par l’État canadien et le ressentiment nourri par les habitants de la presqu’île se dessine d’abord une impossible conciliation. En 1971, les autorités fédérales déclarent qu’en dépit de l’expropriation qui débute à Forillon, les anciens résidents « en viendront sans doute à le considérer comme “leur parc”247 ». Puis, une fois l’expulsion menée à bien, Parcs Canada s’engage à promouvoir « chez la population locale le développement d’un sentiment d’appartenance au parc national248 ». Les responsables du parc continuent vainement d’entretenir cet espoir et en 2010, ils estiment que la reconnaissance officielle des « circonstances douloureuses 246 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, 1970, Éditions de Minuit, p. 18. 247 Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Direction des parcs nationaux et des lieux historiques, « Parc national Forillon. Plan-cadre provisoire. Audiences publiques au sujet des plans-cadres provisoires des parcs nationaux du Canada », 1971, p. 2. 248 Parcs Canada, Région du Québec, « Plan d’interprétation. Parc national Forillon », 1976, p. 95. 383 ayant entouré sa création » peut « susciter un sentiment d’appartenance [au parc national] chez les gens de la région249 ». Bien que les signes de leur présence soient valorisés au lieu d’être effacés, les populations persistent à condamner l’État fédéral. En pratique, les dirigeants québécois sont tout autant responsables de la destruction de leurs habitations. Ces derniers considèrent en 1969 que « le projet […] ne soulève pas d’opposition sérieuse250 », ils exproprient légalement les habitants de Forillon à l’été 1970 et à l’automne, ils abandonnent à Parcs Canada l’administration de la presqu’île251. Pourtant, aux yeux des Québécois, le gouvernement provincial ne fait qu’exécuter les ordres du pouvoir canadien. Dès 1970, les auteurs de « La complainte de Forillon » écrivent les vers suivants : « Paraît qu’on va tout “bulldozer” ; à Ottawa y en ont parlé ; l’Québec aussi a accepté252 ». En 1973, alors professeur de littérature à Gaspé, Jules Bélanger explique pour sa part « qu’il fallait vider le territoire de ses humains […]. C’était la condition sans laquelle il n’y aurait pas de parc en Gaspésie. Le gouvernement québécois accepta la condition253 ». Depuis, dans les mémoires provinciales, seul l’État canadien est coupable : le ministère de l’Agriculture dénonce en 1979 un « comportement sauvage, nazi254 » ; l’ancien directeur de la Région québécoise de Parcs Canada évoque vingt-cinq ans plus tard la façon dont « la gang de Parcs Canada s’est amenée en Gaspésie et […] a revu radicalement le périmètre [du parc], y incluant littéralement toute une communauté de Gaspésiens255 » ; en octobre 2011, l’un des principaux journaux de la province rappelle que « le gouvernement du Québec faisait la sale job du fédéral256 », etc. Quel que soit son degré d’adéquation avec la 249 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. VII-VIII. 250 De Jean-Claude Lebel (Délégué régional au plan et président du Comité du parc, ODEQ) à Guy Coulombe (Secrétaire général du Conseil exécutif), « Mémoire. Objet : Parc Forillon », in BANQ-BSL, Fonds E32, S1, SS101, SSS101, D56, dossier « 1969-1970. Comité interministériel sur l’acquisition des terrains de Forillon », 14 novembre 1969, p. 2. 251 Lionel Bernier, op. cit., p. 39. 252 Maurice Joncas et Pierre Michaud, « La complainte de Forillon », Magazine Gaspésie vol.47 n°2, 2010, p. 48. 253 Jules Bélanger, « Au Parc Forillon. “Pillés, exploités, déportés d’une façon inhumaine” », Le Devoir, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Inauguration – Expropriation (1973-1983) », 30 mai 1973, np. 254 « Garon s’emporte en parlant de Mirabel et de Forillon », La Presse, ibid., 21 mai 1979, np. 255 Guy Lemieux, « La vraie naissance du parc Forillon », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 50G 3320-22/F1 vol.1. Forillon Communication-Généralités (2002-2007) », 28 novembre 2003, p. 15. 256 Gilbert Lavoie, « Des larmes pour Forillon : à quand pour Rabaska ? », Le Soleil, ibid., 21 octobre 2011, p. 3. 384 réalité passée, cette version de l’histoire reflète le caractère polémique du parc national, territoire à construire pour le Canada et à subir pour la communauté environnante. Cette impossible réconciliation entre deux échelles d’acteurs et de pouvoirs renvoie, aussi, au caractère polysémique du parc Forillon. Durant les années soixantedix, conformément à sa politique nationale, Parcs Canada restreint l’usage du territoire à la découverte touristique des « paysages les plus représentatifs de la région naturelle257 » et autorise uniquement la pratique d’une « pêche artisanale », symbole des « relations traditionnelles qui existent entre l’homme et la terre258 ». Les habitants de la presqu’île ne peuvent raisonnablement adhérer à ce projet territorial. À l’occasion des audiences publiques de 1985, la Société historique de Gaspésie dénonce une action œuvrant à « “l’harmonie entre la terre et la mer”… sans l’homme ». Son porte-parole demande à l’administration « d’humaniser un peu plus les paysages naturels259 » et l’année suivante, celle-ci élargit la gamme des activités récréatives que les populations peuvent proposer aux visiteurs260. Vingt ans après, l’histoire se répète. « Les Gaspésiens exigent que le fédéral répare les erreurs du passé » en favorisant le développement économique de l’espace-parc261. Parcs Canada annonce le « renouvellement de son offre touristique262 » mais pour les anciens expropriés qui réclament des « gestes concrets », « ce n’est pas assez263 ». Quelle que soit l’étendue des compromis, l’opposition qui sépare les responsables fédéraux des populations environnantes semble irréductible. Trop incohérente pour être intériorisée par le corps social, l’idéologie écologique défendue par Parcs Canada se traduit par une lutte paysagère dont le seul aboutissement est la production d’un territoire polysémique, naturel selon les uns, utilitaire selon les autres. À construire ou à subir, à naturaliser ou à culturaliser, le parc Forillon est immobilisé entre une territorialité nationale utopique et une territorialité locale concrète. 257 Parcs Canada, « Parc national Forillon. Plan directeur, version abrégée », 1979, p. 14. Parcs Canada, Services d’Accueil, Région du Québec, « Plan de service. Les Havres et quais du parc national Forillon », 1980, np. 259 Jean-Marie Fallu, op. cit., p. 3-7. 260 Parcs Canada, Région du Québec, « Document de travail. Modifications proposées au plan de gestion du parc national Forillon », 1986, p. 10. 261 Sylvain Majeau, « Réparer l’erreur de Forillon », L’Actualité, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 50G 3320-22/F1 vol.1. Forillon Communication-Généralités (2002-2007) », 1er août 2007, np. 262 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 36. 263 Geneviève Gélinas, « Les expropriés veulent des gestes concrets », Le Soleil, 19 octobre 2011, np. 258 385 À l’époque du pancanadianisme agressif promu par Trudeau, les dirigeants fédéraux muséifient les signes de la présence humaine. Il s’agit de convertir Forillon en un espace où le temps de l’homme se serait harmonieusement estompé derrière le temps de la nature. L’opération manque toutefois de cohérence. Dès 1975, lorsque « les “idéateurs” de l’aménagement […] se préparent à faire revivre le village de Grande-Grave », une journaliste souligne qu’« il aurait été plus simple et surtout plus humain que le gouvernement laisse vivre dans ce village les gens qui l’habitaient il y a cinq ans plutôt que de les déporter264 ». Au tournant des années quatre-vingt-dix, dans le contexte de réconciliation nationale promue par les autorités fédérales, Parcs Canada reconnaît la dimension humaine des lieux. À ce titre, l’agence décide de préserver « l’intégrité de certains paysages culturels265 ». Dans la mesure où elle persiste à mettre en avant la naturalité de l’espace-parc, l’effort est vain. Selon la presse, « le parc Forillon est très beau, mais il manque d’âme, celle des gens du coin266 ». Depuis 2006, dans la droite ligne du fédéralisme d’ouverture prôné par Stephen Harper, l’État canadien se tourne vers les communautés autochtones et gaspésiennes267. Il autorise la création d’un site micmac en 2009268 et, en 2011, il présente ses excuses aux expropriés269. Encore une fois, l’entreprise achoppe sur l’impératif d’intégrité écologique qui préside à la gestion du parc. Pour la presse québécoise, Forillon reste un parc où « la majorité [des visiteurs] seront tenus dans l’ignorance […] des pêcheurs et des familles qui ont occupé ce territoire après 1920. Parce qu’après 1920, c’est comme si l’horloge de l’histoire s’était arrêtée270 ». La territorialité canadienne continue d’être incapable de rejoindre la réalité territoriale locale. Supposé répondre à cette « interrogation » qu’est l’idéal national271, 264 Huguette Laprise, « Grande-Grave revivra au parc Forillon », La Presse, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 3671-F/4. Parc historique national Forillon. Général (1973-1983) », 29 juillet 1975, np. 265 Ministère du Patrimoine canadien, Parcs Canada, Région du Québec, « Parc national Forillon. Programme de collection », 1994, p. 11. 266 Cynthia Dow, « Un très beau parc, mais il manque d’âme, celle des gens du coin », Magazine Gaspésie vol.33 n°2, 1996, p. 24. 267 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Document de consultation publique. Plan directeur préliminaire », 2006, p. 75. 268 Id., « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 81. 269 « Motion de l’opposition – Le Parc Forillon », Débats de la Chambre des communes 40ème législature ème 3 session vol.145 n°128, Ottawa, 10 février 2011, p. 7989-8015 et 8030-8044. 270 Gilbert Lavoie, « La face cachée d’un parc fédéral », Le Soleil, in PC-CSQ, dossier « Revue de presse 50G 3320-22/F1 vol.1. Forillon Communication-Généralités (2002-2007) », 19 juillet 2007, p. 10. 271 Bryan D. Palmer, Canada's 1960s. The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 429. La traduction est de notre fait. 386 l’idéal naturel inventé par l’État fédéral se montre trop éloigné de la quotidienneté locale pour pouvoir faire sens. Peut-être cet idéal est-il cohérent aux yeux des visiteurs canadiens et québécois. Il est néanmoins peu probable que les communautés autochtones ou gaspésiennes en viennent un jour à se percevoir comme les produits passifs de leur espace de vie, « cette terre d’accueil » qui aurait soi-disant « façonné les humains272 ». À l’instar du Simien Mountains, la controverse relative aux usages du parc Forillon entraîne donc les acteurs nationaux et locaux dans une lutte paysagère permanente. À la différence de l’Éthiopie, la lutte s’opère, au Canada, dans la négociation et la représentation. Contrairement au Simien Mountains combattu par les populations résidentes et lieu d’une violence concrète perpétuelle, le parc canadien constitue un projet territorial sans cesse débattu, lieu d’une violence essentiellement symbolique. Il est vrai que la violence mobilisée par les autorités nationales diffère selon les contextes. Aucun des deux États ne parvient cependant à ancrer l’idéal naturel dans la réalité locale et, de fait, le parc national représente avant tout un territoire public exigeant le sacrifice de ses occupants. 7.3. Le parc national des Cévennes, une nationalisation républicaine La teneur nationaliste des parcs canadiens est aujourd'hui largement connue. Le conflit qui résulte en Éthiopie de la rencontre entre les promoteurs d’une éthique colonialiste de la nature et les défenseurs d’une idéologie nationale n’étonnera pas non plus les historiens qui s’intéressent à l’Afrique contemporaine. Aucune étude n’aborde en revanche la dimension conflictuelle des parcs nationaux français sous l’angle de la question nationale. Les sciences humaines françaises soulignent régulièrement l’association qui existe, en France, entre les dimensions naturelles et culturelles des espaces-parcs. « Exception française273 » ou « parcs nationaux d’un genre nouveau274 », les parcs de l’Hexagone se distingueraient par la valorisation volontaire et parfois même raisonnée des éléments humains qui les composent. Au-delà de leur pertinence d’analyse 272 Parcs Canada, Unité de gestion de la Gaspésie, « Parc national du Canada Forillon. Plan directeur », 2010, p. 33. 273 Lionel Laslaz, Vanoise, 40 ans de Parc National. Bilan et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 142. 274 Isabelle Mauz, « Comment est née la conception française des parcs nationaux ? », Revue de géographie alpine vol.90 n°2, 2002, p. 42. 387 quant aux mécanismes de la production sociale de l’environnement, ces travaux tendent à produire une doxa historiographique reproduisant la doctrine étatique selon laquelle « une notion de “Parc national” absolument originale s’est peu à peu dégagée en France où, par ailleurs, il n’est plus possible de trouver une étendue importante, vierge de toute intervention […] de l’homme275 ». L’État français mobilise pourtant lui aussi la « nature » en tant qu’outil nationaliste. Seulement, comme François Walter l’explique pour le XIXe siècle, l’une des spécificités de la construction nationale du paysage français réside dans « cette articulation ambiguë mais réussie entre l’universel et le particulier276 ». L’histoire du parc des Cévennes révèle qu’au XXe siècle, le processus se poursuit. L’entreprise républicaine qui consiste à faire de la « divisibilité du territoire le vecteur privilégié de l’identification de la France277 » nécessite une imbrication permanente entre la nature et la culture et, de fait, une instrumentalisation sans commune mesure des éléments humains de l’espace-parc. Selon l’historien Pierre Cornu, la création du parc national des Cévennes constitue à la fois un achèvement et un commencement. Signant la fin de la « guerre de l’arbre » menée un siècle durant par l’État pour reboiser et républicaniser les Cévennes, elle marque également les débuts de l’invention nationale d’« un substitut à l’emprise agraire278 ». À la fois matérielle et symbolique, la lutte continue depuis 1970. D’une part, les pouvoirs publics imposent les normes de l’espace « parc national » aux populations locales et, d’autre part, ils tentent d’articuler la territorialité cévenole à l’imaginaire national de la France des paysans. 7.3.1. Imposer le territoire des uns au territoire des autres Distinguant en Cévennes les « usagers » et les « praticiens » de l’espace, c'est-àdire les visiteurs temporaires et les habitants permanents, le second directeur du parc considère que son administration a « la mission difficile de faire en sorte que le territoire 275 « Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205, Paris, Journaux officiels, 1977, p. 1. 276 François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, Éditions EHESS, 2004, p. 185. 277 Thierry Gasnier, « Le local, Une et divisible », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Quarto », vol.3, p. 3466. 278 Pierre Cornu, « Déprise agraire et reboisement. Le cas des Cévennes (1860-1970) », Histoire & Sociétés Rurales n°20, 2003, p. 199. 388 Encadré n°3. Le paysage cévenol, une nationalisation sous la contrainte Contre le Parc des Cévennes Après la démission des conseils municipaux des communes de Fraissinet-de-Fourques, Saint-Laurent-de-Trèves, Vébron-et-Rousses, le conseil municipal de la commune de Bassurels, réuni le 2 novembre, s’est prononcé à l’unanimité de ses membres, encore une fois contre le projet de création du Parc national des Cévennes et adresse la délibération suivante à M. le Préfet de la Lozère ainsi qu’au ministre de l’Agriculture. « Séance du 2 novembre : « Le conseil, à l’unanimité, après en avoir délibéré ; « Considérant que la totalité des habitants de la commune refuse la création sur son territoire du Parc des Cévennes, tel qu’il leur a été présenté ; « Considérant qu’il n’a été tenu aucun compte de leur opposition ; « Demande que le tracé du Parc soit rectifié de telle façon que le territoire de la commune de Bassurels soit en dehors de ses limites ; « Avise fermement M. le Préfet de la Lozère de son intention, s’il n’était pas tenu compte de son opinion, de démissionner en entier en signe de protestation. » N.B. – Tous les membres du conseil municipal étaient présents et ont tous signé. Midi Libre, 25 novembre 1969, np. CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « 1961-1970 P.N.C. ». Autour du Conseil d’administration du Parc National On nous communique : « Terre Cévenole », après avoir pris connaissance de la composition du conseil d’administration du parc national des Cévennes, déplore que les choix des membres ait été fait de manière autoritaire et sans consultation préalable en Lozère des habitants de la zone parc, intéressés au premier chef ; constate que sur cinquante membres, deux agriculteurs seulement ont été nommés ; constate que sur vingt-six communes (Gard et Lozère) ayant émis un vote hostile à la création du parc, une seulement se trouve représentée par son maire, alors que sur vingt-deux communes ayant émis un vote favorable au parc, neuf sont représentées par leur maire et s’élève contre une telle disproportion qui dénote un regrettable esprit de ségrégation en vertu duquel ont notamment été exclues de la représentation toutes les communes lozériennes de l’Aigoual, de la Can de l’Hospitalet et du causse Méjean ; regrette qu’avant même la première réunion du conseil, il soit annoncé que le président du conseil d’administration sera un membre du conseil d’État ce qui rend perplexe sur l’indépendance que laisse aux membres du conseil leur désignation autoritaire ; s’élève contre la forme antidémocratique de l’institution créée pour gérer la zone parc. Midi Libre, 23 décembre 1970, np. CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « 1961-1970 P.N.C. ». 389 des autres devienne le territoire de tous279 ». Les archives et imprimés conservés au centre de documentation du parc suggèrent la faillite de cette mission. Seule la lecture officielle du paysage doit être préservée. Afin qu’il devienne le territoire de la communauté nationale, le parc doit cesser d’être le territoire des populations locales. Avant même la mise en place du parc national des Cévennes, bon nombre de résidents et d’acteurs publics locaux font connaître leur opposition à l’État. Gestionnaire exclusif des parcs nationaux de France, le ministère de l’Agriculture envisage en 1966 d’établir un parc en Cévennes. Dès 1967, des associations de pêcheurs s’élèvent publiquement contre ce projet : « ce sera la direction du Parc qui aura à charge d’organiser la pêche (et la chasse) […]. Pas d’accord !280 ». L’année suivante, conformément à la procédure légale281, l’enquête publique relative à la création du parc débute. Les oppositions suivent ici la hiérarchie des échelles de pouvoir concernées. Chez les Conseillers généraux et municipaux comme chez les membres des Chambres d’agriculture, de commerce et d’industrie, le projet emporte l’unanimité des suffrages. S’agissant des cent trente et une communes consultées dans les départements de la Lozère, du Gard et de l’Ardèche, quarante-huit se prononcent en revanche contre le parc282. Les élus de trois conseils municipaux vont jusqu’à démissionner de leurs fonctions en signe de protestation. Comme le montre l’encadré ci-dessus, d’autres élus exigent l’exclusion de leur commune du périmètre prévu par les autorités. Le conseil municipal de Bassurels mentionne ici le refus du « Parc des Cévennes » par « la totalité des habitants » de la commune. Les enquêtes publiques indiquent en effet que l’opposition est d’abord le fait des populations locales. Sur les mille deux cents et quelques personnes qui s’expriment, plus de la moitié rejettent explicitement la création 279 Émile Leynaud, L’État et la nature : l’exemple des parcs nationaux français ; contribution à une histoire de la protection de la nature, Florac, Parc national des Cévennes - ministère de l’Environnement, 1985, p. 67. 280 Jack Joli, « La pêche et le parc national des Cévennes. Où veut-on en venir ? », Méridional, in CDAPNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 29 novembre 1967, np. 281 « Décret n°61-1195 du 31 octobre 1961 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 11-14. 282 De G. Mazenot (Sous-Préfet de la Lozère) à Monsieur le Préfet de la Lozère (Service de la Coordination et de l’Action Économique), « Objet : Parc National des Cévennes – Consultations locales sur le principe de sa création », in CDA-PNC, Fonds Cévennes, dossier « Avis formulés sur le projet de création du P.N.C. », Mende, 1969, p. 2-8. 390 d’un parc national. Excluant alors les communes telles que Bassurels, située pour sa part à l’extrémité orientale de la zone centrale initiale, le ministère de l’Agriculture révise au cas par cas les limites du parc avant de l’instituer légalement, en septembre 1970283. Ces concessions ne suffisent pas à emporter l’adhésion de l’ensemble des populations. Fondée en 1967, l’association « Terre Cévenole » s’érige en décembre 1970 contre « la forme antidémocratique de l’institution ». Terre Cévenole s’insurge contre la logique étatique descendante qui préside à la naissance du parc et dénonce la composition du conseil d’administration, laquelle respecte la loi qui veut associer les acteurs nationaux et locaux284. Depuis, avec près de six cents individus dont les propriétés sont incluses en zone centrale et plus de dix mille personnes dont les terrains et les habitations sont classés en zone périphérique mais tout de même encastrés dans la zone « parc national285 », l’histoire du parc s’inscrit dans une dialectique institutionnelle conflictuelle. Au cours des années soixante-dix, certains manifestent ouvertement leur opposition aux pouvoirs publics. Les gardes du parc retrouvent « une buse […] clouée sur un panneau de signalisation du Parc » en 1972286, le ministère de l’Environnement signale en 1979 que « ce qui devait être concertation devient confrontation287 » et en 1980, plusieurs Cévenols contestent l’« aspect répressif » des règlements restreignant la circulation, la cueillette, la chasse et la pêche. À leurs yeux, « le parc, c’est l’ennemi288 ». La même année, héritière de Terre Cévenole, l’association « Solidarité caussenarde et cévenole » réclame « l’abrogation du décret 70 777 pour la libération de leur territoire289 ». Les débats se focalisent ensuite sur la pratique de la chasse et la gestion de la forêt. Si l’administration autorise les habitants des zones centrale et périphérique à chasser, elle définit des quotas par espèces et limite l’exercice de la chasse à des territoires 283 Karine-Larissa Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes, Florac, Parc national des Cévennes - Association Clair de terre - GARAE, 2010, p. 201-202. 284 « Décret n°61-1195 du 31 octobre 1961… », op. cit., p. 5-6. 285 « Décret n°70-777 du 2 septembre 1970 créant le parc national des Cévennes », Journal officiel de la République française n°1205 « Parcs nationaux », Paris, Journaux officiels, 1977, p. 67. 286 Parc national des Cévennes, Cévennes n°00, Florac, 1972, p. 23. 287 Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, « 1979. Quinze ans de Parcs nationaux français : comptes-rendus et recommandations des quatre groupes de travail », Paris, 1979, p. 31. 288 Institut pour la Formation Agronomique et Rurale en Régions Chaudes, « Éléments d'information sur l'avenir des Cévennes et le rôle du Parc. Synthèse d'interviews », Montpellier, IFARC, 1980, p. 60. 289 Solidarité caussenarde et cévenole, « Après dix ans, où en est le Parc des Cévennes ? Pourra-t-on continuer à y chasser ? Pourra-t-on continuer à y vivre ? », Meyrueis, 1981, p. 17. 391 strictement circonscrits. Or, en 1978, seuls 10% des chasseurs acceptent de consigner leurs prises sur le « carnet de chasse » qui leur est distribué dans le cadre des « plans de tir » coordonnés par le parc290. Ces derniers continuant de chasser sur leurs propriétés, les gardes les considèrent comme des braconniers. À ce titre, ils les sanctionnent régulièrement par des procès-verbaux accompagnés d’amendes291. Les sociologues Anne Vourc’h et Valentin Pelosse soulignent la dimension symbolique du conflit. Face à « une administration toute puissante », les chasseurs revendiquent autant l’indépendance de « leur pratique cynégétique » que la « récupération […] d’un territoire et d’un pouvoir292 ». Prenant acte de « l’ampleur du phénomène293 », l’administration nationale modifie la réglementation en 1984. Elle classe 15% de l’espace-parc en « Zones Interdites à la Chasse » et, sur le reste du territoire, elle laisse l’Association cynégétique du parc délimiter ses « zones de chasse réservées » et consent à faire de certaines propriétés privées des « zones de chasse aménagées294 ». Le compromis ne satisfera jamais les chasseurs. Les gestionnaires du parc font état d’« une affaire de chasse compliquée par un délit de fuite » en 1985295 et en 1990, après une manifestation publique, ils acceptent d’ouvrir la saison de la chasse un mois avant les délais réglementaires296. Depuis, ils doivent sans cesse réprimer le braconnage297. Imposant aux populations un « bon » usage et une « bonne » représentation du territoire, la direction du parc national s’engage dans une lutte aussi matérielle qu’idéelle. Les représentations afférentes à la forêt sont à cet égard hautement significatives. À la fin des années soixante, l’État français prend la mesure de la déprise économique qui ronge les Cévennes et l’Office National des Forêts met un terme aux campagnes de reboisement jusqu’ici menées pour contrôler les communautés pastorales tout en favorisant l’entretien des terres agricoles et l’essor de l’industrie forestière298. Puis, au 290 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 13. Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 15. 292 Anne Vourc’h et Valentin Pelosse, « La chasse en Cévennes lozériennes – éléments d’une problématique sociologique », Paris, PIREN Causses-Cévennes, 1982, p. 49. 293 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 20. 294 Id., « Rapport d’activité 1984 », Florac, 1985, p. 18-35. 295 Id., « Rapport d’activité 1985 », Florac, 1986, p. 17. 296 Id., « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 11. 297 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1999 », Florac, 2000, p. 15. 298 Bruno Jaudon et al., « “Hommes et arbres du Causse Méjean”. Histoire et environnement (XVIe-XXe siècle) », Histoire & Sociétés Rurales vol.32 n°2, 2009, p. 39-47. 291 392 début des années soixante-dix, les responsables du parc proscrivent le reboisement du mont Lozère et du causse Méjean afin de valoriser les espaces ouverts du pastoralisme299. Pratiquant une double activité agro-pastorale, les populations locales ne sont pas plus favorables au reboisement systématique qu’à son interdiction définitive. À propos de cette politique paysagère, un ancien employé du parc note en 1983 que « les agriculteurs n’y sont pas trop sensibles […], c’est des notions, “défense du paysage”300 ». Si l’on peine à déceler dans les archives les traces d’une contestation similaire à celle identifiée pour la chasse, la prédominance de l’institution « parc national » semble tout de même contestée. Dès les années quatre-vingt, la production sociale du paysage cévenol se négocie au sein des services de l’État. Émile Leynaud évoque en 1985 le conflit qui oppose le parc à l’ONF, en charge des terres qui relèvent, sur 30% du territoire, du régime des forêts domaniales. Selon lui, « l’État ne sait toujours pas s’il doit donner la priorité à la production symbolique d’espace de nature, ou à la filière bois301 ». Témoignant de l’imbroglio institutionnel inhérent à la gestion environnementale française, la controverse renvoie également à la mission même du parc national. Tandis que « l’horizon des forestiers se borne à la forêt […], la forêt n’est, pour le Parc, qu’un élément de l’espace rural dont il se doit de maîtriser et d’orienter la mise en valeur302 ». Quant aux populations locales inscrites dans et autour du parc national, leur capacité d’action s’avère plutôt limitée. Ainsi, en 1992, après s’être vu interdire le reboisement d’une portion de sa commune située au cœur du parc, le conseiller général de Meyrueis quitte la direction de l’Établissement. À ses yeux, « être membre du conseil d’administration du parc national des Cévennes ou ne pas l’être […], c’est rigoureusement la même chose303 ». Cette formule signale que le territoire national des uns continue de l’emporter sur le territoire local des autres. Agissant depuis le XIXe siècle sur un espace paysan avec le 299 Parc national des Cévennes, « Projet de programme d’aménagement 1981-1985 », Florac, 1980, p. 52. Claire Reverchon, Pierre Gaudin et Christophe Reverchon, « Enquête sur les origines du Parc des Cévennes (1982-1983) », Florac, Parc national des Cévennes, 1983, p. 36. 301 Émile Leynaud (directeur du parc national de 1974 à 1978), « Les Parcs nationaux, territoire des autres », L’Espace géographique n°2, 1985, p. 130. 302 Raphaël Larrère, Olivier Nougarède et Denis Poupardin, « Deux gestionnaires pour une forêt : de la tactique au débat de fond », Annales du Parc national des Cévennes tome 5, 1992, p. 179. 303 « Jean-Paul Pottier dénonce “l’incohérence de la politique du parc national des Cévennes” », Lozère Nouvelle, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « P.N.C. Orientation politique et administration », avril 1992, np. 300 393 reboisement pour outil de contrôle et de républicanisation des communautés locales, l’État agit sur un espace paysager depuis les années soixante-dix, avec la préservation de la « nature » pour instrument de relance économique et de sauvegarde de la mémoire paysanne. Les administrateurs de la nation patrimoniale ont beau avoir remplacé les forestiers de la nation républicaine, les pouvoirs publics continuent d’exercer sur les populations locales une « violence matérielle et symbolique304 ». 7.3.2. Concilier l’espace local et l’imaginaire national L’invention de nouvelles pratiques et représentations de l’espace s’adresse avant tout à la communauté nationale. Leur imposition locale conditionne toutefois la réussite de l’entreprise. À l’instar des autorités canadiennes et éthiopiennes, l’État français mobilise les « trois instrumentations » nécessaires à l’affirmation de son pouvoir : « l’exercice, intrinsèquement coercitif, de la puissance publique, l’usage, intrinsèquement persuasif, de l’action rhétorique, enfin le recours, intrinsèquement charismatique, aux procédés symboliques305 ». L’action menée en Cévennes diffère cependant de celle identifiée dans le Sem n et à Forillon. Travaillant à l’élaboration d’une nature culturelle puis d’une culture naturelle306, les gestionnaires du parc français ont besoin d’une population permanente. C’est pourquoi ils essaient, sans cesse mais à terme sans grand succès, de concilier la réalité locale et la territorialité nationale. Engagée tout au long des années soixante-dix dans la « conservation des paysages liés à la vie paysanne307 », l’administration nationale redouble d’efforts pour se faire accepter par les Cévenols. En premier lieu, elle contribue au développement économique et social de la région. Ses employés aident les résidents à construire des gîtes d’accueil touristique dès 1972308, ils déneigent les « hameaux isolés » à partir de 1975309, ils garantissent des « prêts de matériel » aux collectivités locales à compter de 1976310, ils 304 Pierre Cornu, op. cit., p. 199. Pascal Ory, « L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement », Revue d’histoire moderne et contemporaine n°47-3, 2000, p. 525. 306 Cf. supra, « 3.3.1. Le “caractère” des Cévennes ou l’invention d’une culture naturelle », p. 144-146. 307 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement 1976-1981 », Florac, 1976, p. 18. 308 Association « Pour une fondation cévenole », Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°3, Florac, 1973, p. 5. 309 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité pour l’année 1975 », Florac, 1977, p. 3. 310 Id., « Les actions d’animation et d’information. Hiver 1975-1976 », Florac, 1976, np. 305 394 contribuent au « ramassage des ordures ménagères » en 1977311 et l’année suivante, ils financent « l’amélioration de la qualité des équipements publics ruraux312 ». Revendiquant l’efficacité de « l’outil “parc national” en aménagement du territoire313 », les gestionnaires du parc œuvrent également à « la revitalisation de la sociabilité rurale314 ». Par le biais de leur association « Pour une Fondation cévenole315 », « pas une véritable association puisque tous ceux qui font partie de son conseil sont en réalité des gens du parc316 », ils subventionnent depuis 1973 la tenue de veillées, de concerts, de représentations théâtrales et de fêtes de village317. Ils interviennent enfin jusque dans les écoles des zones centrale et périphérique. À partir de 1975, les gardes-moniteurs y dispensent des séances de « sensibilisation à l’environnement318 », ils y distribuent la documentation produite par le service « Animation » du parc et ils organisent des « journées de découverte » à même le terrain319. Cet investissement des autorités atteste du dénuement dans lequel se trouve les Cévennes. Il donne aussi la mesure du refus local d’une administration nationale. Entreprise de dépossession, d’élimination des Cévenols, forme subtile du crève-Cévennes : parc, clôture, contrainte ; interdiction de pâturer, de cultiver, de ramasser les châtaignes, de cueillir la moindre fleur ; horizon surveillé par des gardes sévères. Voilà ce qui se disait au café, au marché, à la veillée, de bouche à oreille320. La méfiance des populations explique, d’une part, les moyens déployés par les responsables du parc. Elle justifie d’autre part la mise en place, en parc naturel, d’une véritable politique de communication. Aux habitants, les gestionnaires du parc distribuent chaque mois une « lettre d’information » mentionnant les aides gratuitement 311 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1977 », Florac, 1978, p. 5. Id., « Rapport d’activité 1979 », Florac, 1980, p. 4. 313 Émile Leynaud, « Rapport préliminaire sur les parcs nationaux (Lettre de Mission du 2 octobre 1978 du ministre de l'Environnement et du Cadre de vie) », Paris, 1979, p. 5. 314 Parc national des Cévennes, « Les activités d’information et d’animation dans le parc national des Cévennes durant l’hiver 1973-1974 », Florac, 1974, np. 315 Id., Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes n°0, Florac, 1973, p. 26. 316 M. Donnedieu de Vabres (Président du conseil d’administration du parc de 1970 à 1982), cité par Claire Reverchon, Pierre Gaudin et Christophe Reverchon, op. cit., p. 381. 317 Issues des rapports d’activité produits par les gestionnaires du parc au cours des années soixante-dix, ces informations sont inscrites dans la catégorie « Maintien d’une vie culturelle et sociale permanente ». 318 Parc national des Cévennes, « Actions d’animation. L’école élémentaire en milieu rural. Année 19761977 », Florac, 1977, p. 2. 319 Id., « Les actions d’animation. Centre d’animation cévenol. Hiver 1977-1978 », Florac, 1978, p. 12-14. 320 Émile Leynaud, « Parc des Cévennes. An V », Florac, 1975, np. 312 395 offertes et, à la presse locale, ils envoient régulièrement des articles évoquant leurs relations de partenariat avec la communauté321. L’objectif est explicite. « C’est en mettant tous ses efforts dans l’explication des actions menées […] que l’Établissement peut entraîner une adhésion à l’œuvre à laquelle cette population est associée322 ». Au début des années quatre-vingt, les termes de la négociation évoluent. Avec la décentralisation initiée par l’État, les communes et départements disposent d’assez de moyens pour répondre aux demandes d’activités sociales et culturelles. La direction du parc peut dès lors affiner sa stratégie. La vie paysanne sauvée de la disparition absolue, la culturalisation de la nature devient naturalisation de la culture. L’important n’est plus simplement de maintenir l’homme sur un territoire « naturel », à présent, il s’agit d’« y assurer la pérennité des paysages remarquables et des richesses culturelles qui le constituent323 ». L’administration veille toujours à s’intégrer au milieu qu’elle ordonne. Seulement, elle cible désormais ses interventions afin de se faire accepter par les populations tout en perpétuant la politique nationale qui consiste à valoriser, pour mieux la dépasser, la diversité locale. S’agissant de l’aménagement du territoire, le conseil d’administration du parc décide en 1983 de « supprimer les aides aux collectivités » afin de « maintenir en priorité les aides à l’agriculture324 ». Tandis que l’Établissement Public travaille à la perpétuation de la « tradition », les agriculteurs trouvent dans son soutien « une réelle convergence d’intérêts ». C’est pourquoi ils acceptent sa tutelle325. S’agissant de la vie quotidienne des habitants, les responsables du parc ne subventionnent plus que le tiers des animations qui leur sont proposées et, de surcroît, ils se focalisent exclusivement sur « les veillées nature326 ». Puis, au début des années quatre-vingt-dix, ils s’associent avec la Fédération départementale des Foyers Ruraux pour fournir aux organismes municipaux des documents écrits et audiovisuels valorisant l’histoire et l’environnement des Cévennes327. Par le biais de son « Festival Nature » 321 Tout au long des années soixante-dix, les rapports d’activité font état de cette action de communication. Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1980. Information et éducation du public », 1981, Florac, p. 1. 323 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990. Quatre objectifs applicables à quatre régions », Florac, 1986, p. 16. 324 Id., « Rapport d’activité 1983 », Florac, 1984, p. 2. 325 Id., « Programme d’aménagement 1986-1990… », ibid., p. 83. 326 Id., « Rapport d’activité 1981 », Florac, 1982, p. 8. 327 Id., « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1997 », Florac, 1998, p. 34. 322 396 créé en 1992 et organisée annuellement depuis, l’administration soutient également les productions artisanales des résidents328. Ce faisant, elle se fond encore davantage dans la vie locale. S’agissant enfin de l’action en milieu scolaire, l’approche est là aussi perfectionnée. Les gardes-moniteurs continuent d’accueillir les groupes qui souhaitent découvrir le parc et, dans le cadre d’une « politique pédagogique […] structurée329 », ils diffusent dans les écoles cévenoles une « valise parc » avec des dossiers relatifs au « patrimoine naturel et culturel330 ». Aussi soutenue soit-elle, l’aide apportée aux populations ne suffit pas à articuler les territorialités nationale et locale. S’imposant toujours en l’an 2000 comme « l’illustrateur et le défenseur de la mémoire culturelle [de son territoire]331 », l’Établissement Public se montre trop éloigné des réalités quotidiennes. Au début des années deux mille, ses représentants tentent de réduire l’écart qui les sépare de leurs administrés. Afin de mieux tenir compte « des dynamiques sociales332 », ils mettent en œuvre avec les acteurs locaux des « chartes intercommunales », des « chartes de territoire » et des « projets d’écotourisme333 ». Cette nouvelle orientation semble trop tardive ou pas assez consistante. Décrétant qu’« un parc ne peut vivre en marge des grandes mutations que connaît la société », l’État envisage en 2003 de « démocratiser le fonctionnement » de ses parcs nationaux tout en y défendant « un développement économe de la nature et de l’espace334 ». La réforme est entérinée en 2006. Le parc devient « un projet de territoire », le décret de création – national – est remplacé par une « charte » – cosignée par les acteurs nationaux et locaux – et les communes sont dorénavant libres de quitter l’Établissement335. La charte étant toujours débattue, en 328 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1992 », Florac, 1993, p. 8. 329 Ibid., p. 26. 330 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité de l’établissement public chargé de la gestion du parc national et de la réserve de biosphère des Cévennes. 1994 », Florac, 1995, p. 22. 331 C. Crosnier, R. Dejean, J. Claudin et P. Miellet, Atlas du Parc National des Cévennes, Mende, GIPATEN & EDATER, 2000, coll. « Atlas des parcs nationaux », p. 1. 332 Parc national des Cévennes, « Programme d’aménagement du parc national des Cévennes 2000-2006 », Florac, 2000, p. 12. 333 Les rapports d’activité produits après l’an 2000 font systématiquement référence à ces contrats. 334 Jean-Pierre Giran, Les parcs nationaux. Une référence pour la France, une chance pour ses territoires, Paris, La Documentation française, 2003, coll. « Rapports officiels », p. 27, 39 et 51. 335 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux », Journal officiel de la République française n°90, Paris, Journaux officiels, 2006, p. 5682-5683. 397 2013, par les acteurs engagés dans son élaboration et son application336, l’issue de cette réforme est incertaine. Cependant, résignée et contrainte, l’administration nationale envisage bel et bien de délaisser son idéal paysager passéiste et défensif afin de soutenir, pour mieux la contrôler, une ruralité résolument dynamique et présentiste. Contrairement à l’Éthiopie et au Canada, la France paraît avoir très tôt réalisé le potentiel de la valorisation folklorique des populations locales, moyen nettement plus efficace que la coercition pour le pouvoir qui veut contenir les oppositions. Faisant appel aux pratiques agro-pastorales des populations, l’État français exerce sur les occupants du parc une violence moins concrète, mais nettement plus pernicieuse, que celle observée en Éthiopie et au Canada. En autorisant le seul usage « traditionnel » des lieux, la puissance publique exige des populations qu’elles s’approprient la perspective selon laquelle leur existence n’a de sens qu’en tant que symbole d’un mode de vie qui partout ailleurs disparaît. Pour cette raison, la récente tentative de réinvention des normes et des représentations de la nature le confirme, la conciliation des échelles nationales et locales du pouvoir est un échec. 7.3.3. Le parc national français, une exception d’abord historiographique En Cévennes pas moins qu’à Forillon et dans le Sem n, les responsables du parc conduisent une lutte paysagère visant à substituer à la réalité locale un idéal national. Dans la mesure où la nation française se construit par la mise en mémoire de ses territoires et non par leur nationalisation coercitive ou leur naturalisation rhétorique, l’État français compose avec les éléments humains de l’environnement bien plus qu’il ne les rejette. La lutte n’en est pas moins réelle. À l’instar des parcs gaspésien et amhara, il se dessine en Cévennes une opposition de principe entre le pouvoir national qui patrimonialise et les populations qui vivent quotidiennement au sein et autour du parc. La controverse réside, d’une part, dans la priorité sans cesse conférée, selon les Cévenols, à la sauvegarde de l’environnement « naturel ». Dès 1957, des notables du cru 336 Voir notamment : Parc national des Cévennes, « Parc national des Cévennes. Réserve de biosphère des Cévennes. Paysage culturel des Causses et des Cévennes. Charte », Florac, projet de charte adopté par le conseil d’administration du 21 juin 2012, 2012, 197 p. ; Id., « L’enquête publique est terminée », np. (http://www.cevennes-parcnational.fr/Acces-directs/Toute-l-actualite/L-enquete-publique-est-terminee, consulté le 26 janvier 2013). 398 plaident pour la création d’un « Parc National Culturel » qui permettrait d’« assurer le plein emploi de la population337 ». Dix ans plus tard, lorsqu’il se réapproprie le projet, l’État se veut rassurant. « Rien de ce qui se dit à propos des soi-disant restrictions des libertés […] n’est vrai. Nos Cévenols pourront toujours exploiter leurs terres, faire pacager leur troupeaux, cueillir les champignons, les myrtilles ou les framboises, pêcher et même aller à la chasse338 ». Depuis, les relations entretenues par les autorités nationales avec les communautés locales s’organisent autour d’une tension entre volonté de protection et nécessité de développement. Le président du conseil d’administration du parc déclare en 1975 travailler selon deux principes : « protection du patrimoine naturel et aide renforcée aux agriculteurs339 ». Pourtant, au début des années quatre-vingt, tandis que certains s’érigent « contre l’action de conservation et les contraintes qu’elle entraîne340 », d’autres dénoncent « un caractère autoritaire incompatible avec une culture vivante341 ». La tension est donc d’ordre structurel. Comme dans les autres parcs français, les responsables du parc cévenol s’efforcent durant les années quatre-vingt-dix de collaborer avec les organismes locaux, de négocier avec les éleveurs et de tenir compte des aspirations préservationnistes de certains militants342. Entre les populations résidentes, les différents services de l’État et les gestionnaires du parc émerge alors un véritable « sociosystème343 » dans lequel chaque acteur cherche à faire valoir ses pratiques et ses valeurs de l’espace. Or, en Cévennes comme dans le reste du pays, les agriculteurs sont toujours « les plus nombreux […] à concevoir la campagne comme propre d’abord à une activité agricole, et les moins nombreux à y voir un paysage344 ». Ainsi, aujourd’hui encore, lorsque les crédits alloués par le parc diminuent, des habitants 337 L. Seguy, Jean Corbille, Charles Bieau, Chauvet, Jean Pellet, Robert Poujol et Raymond Prieur, « Le Parc National Culturel des Cévennes », Cévennes et mont Lozère n°18, 1957, p. 30. 338 « Une mise au point au sujet du Parc National des Cévennes », Midi Libre, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « 1961-1970 P.N.C. », 21 novembre 1967, np. 339 Club Cévenol, « Parc National des Cévennes. Entretien avec M. Jean Donnedieu de Vabres », Causses et Cévennes. Revue du Club Cévenol tome XIII n°3, 1975, p. 74. 340 Institut pour la Formation Agronomique et Rurale en Régions Chaudes, « Éléments d'information sur l'avenir des Cévennes et le rôle du Parc. Synthèse d'interviews », Montpellier, IFARC, 1980, p. 9. 341 Solidarité caussenarde et cévenole, « Après dix ans, où en est le Parc des Cévennes ? Pourra-t-on continuer à y chasser ? Pourra-t-on continuer à y vivre ? », Meyrueis, 1981, p. 1. 342 Adel Selmi, Administrer la nature, Paris, Fondation de la Maison des sciences de l’homme - Éditions Quae, 2006, coll. « Natures sociales », p. 460. 343 Marie-Claude Guerrini, « Systèmes de pouvoir et gestion du territoire dans le sud du Parc national des Cévennes », Strates n°5, 1990, p. 2. 344 Bertrand Hervieu et Jean Viard, Au bonheur des campagnes (et des provinces), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005 [1ère éd. 1996], p. 88. 399 reconnaissent que « tant que l’administration signait des chèques, les agriculteurs trouvaient ça plutôt bien la protection de la nature. Maintenant, ils se plaignent345 ». Audelà d’une convergence conjoncturelle d’intérêts, il est évident que « les éleveurs et les agents du parc ne partagent que partiellement […] leurs valeurs et leurs représentations du monde346 ». Si les populations locales acceptent épisodiquement la protection de la nature comme principal fondement du projet territorial « parc national », c’est uniquement en raison du développement économique qu’elle peut susciter. Cette opposition entre un impératif national de préservation et un désir local de développement est d’autre part exacerbée par la priorité accordée, toujours selon les Cévenols, au temps passé du territoire. Dès 1972, « un jeune des vallées » s’exprime en ces termes : Maintenir ce n’est pas revenir à la chandelle et à la bouillie de châtaignes. Mais ce pays a suscité un mode de vie, une forme de civilisation, que le parc prétend justement défendre contre la marée de l’uniformité. Ma culture à moi c’est d’être intégré à ce paysage, à ce sol, à son histoire […]. Or, cette intégration, cette « culture » passe par ma liberté de rôder dans la montagne avec mon fusil, ma canne à pêche, mon panier à myrtilles, à châtaignes, à champignons. Voilà justement ce qu’on brime sous prétexte de le protéger347. Dix ans après, ce refus d’une muséification des lieux et de leurs occupants perdure. Face à l’encadrement national de l’agro-pastoralisme local, certains éleveurs affichent clairement leur mécontentement. « Si on laissait faire les gens du pays, il ne se ferait pas plus de conneries qu’il s’en fait actuellement et vouloir conserver les traditions, ça ne veut rien dire, car c’est nous qui faisons les traditions348 ». Travaillant ou non la terre, de nombreux Cévenols partagent cette opinion. Selon Sophie Chevalier, beaucoup refusent le rôle d’« agriculteur – gardien du patrimoine – témoin vivant ». Reprenant la métaphore de l’écomusée supposé être le miroir d’un territoire et de ses populations, elle 345 Muriel Gremillet, « Les parcs nationaux grandeur nature (4/7). Les Cévennes, perles de culture », Libération, 13 août 2005, np. 346 Julien Blanc, « Négocier la protection de la nature et la reconnaissance des savoir-faire locaux. L’exemple des “agneaux de parcours” du parc national des Cévennes », in Raphaël Larrère et al., op. cit., p. 155. 347 Jean Rambaud, « Pour ou contre le parc national des Cévennes ? », Le Monde, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « Le P.N.C. Du projet à la création. Pour et Contre », 10 octobre 1973, p. 38. 348 Institut pour la Formation Agronomique et Rurale en Régions Chaudes, « Éléments d'information sur l'avenir des Cévennes et le rôle du Parc. Synthèse d'interviews », Montpellier, IFARC, 1980, p. 9. 400 considère que si le miroir n’est pas encore « brisé », « les gens ne s’y regardent pas349 ». Depuis, la situation se maintient telle quelle. Au début des années quatre-vingt-dix, des habitants du mont Lozère évoquent à propos de la restauration de la « ferme traditionnelle » de Troubat « un lieu sans vie, une merveilleuse coquille […] sans rien à l’intérieur350 ». De façon plus générale, « certains crient au “Parc-folklore”351 ». La violence symbolique de ce processus de folklorisation ne doit pas masquer la coopération des deux parties à l’œuvre. Les populations sont largement désireuses de vendre aux visiteurs la « tradition » que l’État veut offrir à la nation. Cependant, le pouvoir central reste l’instigateur exclusif de la transformation des Cévennes en un espace touristique reposant sur la dimension préservée de la nature et la dimension traditionnelle de la culture. Les communautés locales subissent le territoire « parc national » bien plus qu’elles ne le choisissent et, de fait, celui-ci peine à faire sens. Ni totalement rejetée, ni complètement acceptée, « la valeur symbolique de l’espace parc résiste mal à l’enchevêtrement de ces différents pouvoirs352 ». Le parc se construit ainsi au gré d’une négociation permanente entre deux représentations contradictoires du paysage à préserver et à occuper. La problématique est posée dès les années soixante-dix. Il y a ceux qui voient dans le territoire « une entité à la fois produite et objet de production » et, d’un autre côté, ceux qui veulent y conserver « l’image mythique qu’ils se sont faits […] de la ruralité353 ». Puis, au cours des années quatre-vingt, l’antagonisme se renforce entre « les parcistes et les nonparcistes », les seconds jugeant que les premiers « ne connaissent pas la réalité, ou ne la reconnaissent pas354 ». Chaque acteur engagé dans la gestion et l’aménagement de l’espace parvenant encore à faire respecter les usages et les valeurs de son territoire, le parc constitue, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, un lieu de compromis. Il « est 349 Sophie Chevalier, « Un écomusée dans le haut-pays cévenol : un miroir brisé ? », Paris, Université Paris X Nanterre, 1985, mémoire de maîtrise en ethnologie et sociologie comparatives, 1985, p. 100. 350 Parc national des Cévennes, « Rapport d’activité 1990 », Florac, 1991, p. 15. 351 Sylvie Mousset, « Protection de la nature et gestion agricole dans le Parc national des Cévennes », Strates n°5, 1990, p. 5. 352 Marie-Claude Guerrini, « Le Parc National des Cévennes. Compromis entre conservation et développement ? », Strates n°8, 1995, p. 7. 353 Elisabeth Claverie, Jacques Giovannoni, Pierre Lamaison et Jean-Pierre Vignal, « Intégration et création : processus paysager en Cévennes », Nîmes, Groupe de Recherche sur l’espace rural et urbain, 1976, p. 100-101. 354 J. Bourdon (correspondant du Midi Libre à Florac), cité par Claire Reverchon, Pierre Gaudin et Christophe Reverchon, op. cit., p. 10. 401 accepté, mais pas digéré355 ». C’est seulement à mesure que « les demandes de concertation » s’accroissent que le compromis paraît de moins en moins tenable. L’État reconnaît en 2003 la nécessité de « tenir compte des évolutions de la société […], des nouveaux modes de gouvernance […] et des exigences de protection mais aussi de développement durable356 ». Alors, en 2006, non seulement il définit le parc national comme « un projet de territoire traduisant la solidarité écologique entre le coeur du parc et ses espaces environnants », il accorde aussi aux « représentants des collectivités territoriales » une véritable capacité d’action et de décision au sein de l’administration gestionnaire357. La puissance publique a toujours à cœur d’articuler les échelles nationales et locales du pouvoir. Pour reprendre l’analyse du sociologue André Micoud à propos de la patrimonialisation des campagnes françaises, la question qui s’y pose aujourd’hui est celle qui s’est toujours posée aux dirigeants de la nation française contemporaine : « quels sont les termes qu’un singulier collectif (une “République une et indivisible” ?) peut admettre […] qui permettent à des collectifs humains singuliers de s’exprimer en leur nom propre sans remettre en cause les principes qui le soutiennent ?358 ». En redéfinissant ce qui, dans ses parcs, relève du naturel et du culturel, l’État ne remet pas en cause le principe selon lequel le territoire local relève d’abord et avant tout de l’espace national. Au contraire, c’est pour sauver l’ancrage local de la République nationale359 qu’il prétend substituer à son approche passéiste et autoritaire de la « nature » une approche aussi présentiste et conciliante que possible. Entre développement et préservation, présent et passé, idéel et réel, le parc national des Cévennes se distingue des parcs de Forillon et du Sem n au seul regard du mode d’instrumentalisation étatique des éléments humains qui le composent. Véritables lieux de mémoire, symboles vivants des ces petites patries censées conforter la profondeur historique de la République, artefacts du pouvoir façonnés sur le registre de la tradition rurale nostalgique, les parcs nationaux français offrent au public un moyen de lutter contre le temps qui passe. Quelles que soient les mutations qui bouleversent la 355 Eileen O’Rourke, « The reintroduction and reinterpretation of the wild », Journal of Agricultural and Environmental Ethics vol.13 n°1, 2000, p. 145. La traduction est de notre fait. 356 Jean-Pierre Giran, op. cit., p. 6. 357 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006… », op. cit., p. 5682 et 5685. 358 André Micoud, « Des patrimoines aux territoires durables. Ethnologie et écologie dans les campagnes françaises », Ethnologie française tome 37 vol.2, 2004, p. 17. 359 Thierry Gasnier, op. cit., p. 3457. 402 nation, une partie de son paysage restera naturellement paysan. La différence qui sépare la France du Canada ou de l’Éthiopie ne va toutefois pas au-delà de cette instrumentalisation des dimensions humaines et non-humaines de l’environnement mis en parc. En Cévennes aussi, l’État est le principal acteur du parc national et le principal objectif poursuivi par ses représentants est la nation ou, plus précisément, l’agrégation de la communauté autour de signes exclusivement nationaux. Si exception française il y a, celle-ci tient davantage au traitement historiographique des parcs nationaux qu’à leur traitement politique. S’agissant de la nature française contemporaine, les sciences humaines qu’épisodiquement sa teneur nationaliste. À propos du XIX e ne démontrent siècle, les sociologues Bertrand Hervieu et Jean Viard montrent bien que le modèle d’une paysannerie « fondatrice de l’identité nationale […] est loin d’être nécessaire et universel, il est français et il est le résultat d’un projet politique savamment construit pour stabiliser la République360 ». L’historien François Walter affirme également que « la forme spatiale de la nation [française] » a très tôt « récusé le sublime et le pittoresque pour privilégier l’harmonie de la nature et de la culture361 ». À propos du XX e siècle, André Micoud et Armand Frémont sont les seuls à souligner, à notre connaissance, la dimension nationale du patrimoine naturel français. Sociologue, le premier estime que « gérer les milieux de façon patrimoniale est une injonction qui se substitue peu à peu à celle qui commandait de défendre un territoire d’une manière patriotique362 ». André Micoud fait toutefois uniquement référence aux Parcs Naturels Régionaux. Historien, le second réfère pour sa part aux parcs nationaux. Ceux-ci sont toutefois seulement cités comme l’une des figures mobilisées par le « poème collectif écrit sur la terre » : « alors que se rétracte la terre des paysans, l’État fait son devoir en tentant de protéger son patrimoine. Ainsi vont les parcs nationaux et régionaux, les inventaires du patrimoine, les sites protégés […]363 ». Excepté ces quelques travaux, tout porte alors à croire qu’en France, les parcs nationaux sont dépourvus de finalités nationalistes. Les sociologues y analysent, d’une part, 360 Bertrand Hervieu et Jean Viard, L’archipel paysan. La fin de la république agricole, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001, p. 43. 361 François Walter, « La montagne alpine : un dispositif esthétique et idéologique à l'échelle de l'Europe », Revue d'histoire moderne et contemporaine vol.52-2, 2006, p. 78. 362 André Micoud, op. cit., p. 18. 363 Armand Frémont, « La terre », in Pierre Nora (dir.), op. cit., p. 3072. 403 l’enchevêtrement des acteurs et des représentations. Isabelle Mauz décrit à cet égard le « “bricolage”364 » qui préside à la naissance des parcs français et Bernard Kalaora explique quant à lui comment s’y entrecroisent depuis « paysage esthétique, paysage aménagement, paysage scientifique et écologique365 ». Historiens et anthropologues y décortiquent, d’autre part, les relations qui se nouent entre usagers et décideurs. KarineLarissa Basset montre que seule la vivacité des opposants au projet d’un parc en Cévennes a contraint « l’État à fonder la légitimité du parc sur la “demande locale”366 ». Focalisés sur le temps présent, Andréa Finger-Stick et Krishna Ghimire démontrent qu’aujourd’hui encore, « l’institution “parc national” est ressentie comme une instance qui désapproprie les populations locales367 ». Certains géographes notent enfin l’interaction des « acteurs extérieurs » et « locaux » au sein des parcs français, véritables « territoires de conflits368 ». Aussi pertinents soient-ils, aucun de ces travaux ne fait cas de l’idéal nationaliste au nom duquel agissent les autorités nationales et contre lequel, bien souvent, les populations locales réagissent. Nous ne cherchons pas ici à expliquer les raisons d’un tel silence. Nous affirmons en revanche qu’en France comme dans tout autre État qui patrimonialise, les parcs nationaux existent d’abord par et pour la nation. Afin de conclure cette rétrospective diachronique de l’histoire nationale du parc des Cévennes, nous souhaitons avancer deux hypothèses. En premier lieu, nous croyons que la contestation des pratiques et des représentations afférentes à l’espace-parc doit se lire, aussi et surtout, comme le signe de la résistance des communautés locales à une territorialité exclusivement nationale. Dès l’enquête publique relative à la création du parc, aux dires de ses promoteurs, l’opposition d’une majorité des résidents permanents s’explique par « la suspicion jetée sur tout ce qui n’est pas cévenol » et par « la conscience qu’ont les Cévenols de constituer une “ethnie” à part369 ». Le ministre de 364 Isabelle Mauz, op. cit, p. 42. Bernard Kalaora, « Les natures de paysage au ministère de l’Environnement », Le Débat vol.65 n°3, 1991, p. 123. 366 Karine-Larissa Basset, op. cit., p. 211. 367 Andréa S. Finger-Stick et Krishna B. Ghimire, Travail, culture et nature. Le développement local dans le contexte des parcs nationaux et naturels régionaux de France, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 180. 368 Lionel Laslaz et Bénédicte Tratnjek, « Les espaces protégés : des territoires de conflits ? », Cafés géographiques, 20 avril 2011, np. (http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2178, consulté le 12 avril 2013). 369 Auteur inconnu, « Rapport de synthèse sur les consultations faites dans le cadre des études préliminaires à la création du parc national des Cévennes », in CDA-PNC, Fonds Cévennes, dossier « Avis formulés sur le projet de création du P.N.C. », 1970, p. 12. 365 404 l’Agriculture peut déclarer que « le classement d’un territoire en parc national ne constitue absolument pas une “appropriation” par l’État370 », les Cévenols le voient d’un autre œil. « Un premier mouvement de rejet […] dans ce pays qui a toujours été fermé, qui a toujours résisté à l’extérieur ; vouloir le nationaliser…Parce que c’était perçu comme ça : une nationalisation371 ». Au début des années quatre-vingt, la controverse réside toujours dans cette dialectique institutionnelle du local-national. Le directeur du parc peut affirmer sa volonté de « susciter une meilleure adhésion de la nation à la politique des parcs372 », les populations continuent d’accuser l’Établissement Public d’une « surimposition […] dans un monde rural dont il ne comprend pas les problèmes […] : ce sont des fonctionnaires de l’État, ils ne sont pas d’ici, ils ne peuvent pas piger373 ». Si la décentralisation paraît ensuite apaiser les tensions, la qualité nationale du parc continue d’attiser le ressentiment local. Citons à titre d’exemple « l’affaire Pantel », du nom de cet agriculteur du Pont-de-Montvert que les gardes du parc verbalisent, à l’été 2000, pour avoir transformé une zone humide en prairie de production fourragère destinée à nourrir son cheptel. Issu d’un refus des normes en vigueur, le débat s’organise rapidement autour de l’approche passéiste défendue par les autorités. En octobre, lors de la première audience judiciaire de M. Pantel, quatre cents agriculteurs manifestent devant le tribunal de Mende en prétextant que « “si les bureaucrates des administrations ne travaillaient plus à la plume d’oie”, eux aussi voulaient pouvoir exercer leur métier avec les moyens actuels ». Puis, en novembre, au lendemain de la condamnation de M. Pantel à mille francs d’amende avec sursis, les agriculteurs en viennent à contester la présence même de l’institution. Devant le château du parc, à Florac, ils démontent des piquets « Parc national », ils déversent une benne remplie de ronces et, au rythme de slogans tels que « le parc est chez nous, pas l’inverse », ils jettent des œufs sur la façade du bâtiment. Dix jours plus tard, le conseil d’administration du parc se réunit. Le conseiller général du Pont-de-Montvert 370 Jacques Duhamel, cité dans « La création du parc national des Cévennes. Protéger la nature tout en permettant aux collectivités locales de vivre normalement », Le Monde, in CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « 1961-1970 P.N.C. », 5 septembre 1970, p. 26. 371 M. Donnedieu de Vabres (Président du conseil d’administration du parc de 1970 à 1982), cité par Claire Reverchon, Pierre Gaudin et Christophe Reverchon, op. cit., p. 381. 372 Émile Leynaud, « Rapport préliminaire sur les parcs nationaux (Lettre de Mission du 2 octobre 1978 du ministre de l'Environnement et du Cadre de vie) », Paris, 1979, p. 118 et 123. 373 Institut pour la Formation Agronomique et Rurale en Régions Chaudes, « Éléments d'information sur l'avenir des Cévennes et le rôle du Parc. Synthèse d'interviews », Montpellier, IFARC, 1980, p. 45. 405 apostrophe ses membres d’un « nous n’occupons plus cette terre, nous sommes occupés », et le directeur du parc suggère la mise en place des premières chartes de territoire374. Ainsi, tandis que les usages de l’espace-parc apparaissent comme les catalyseurs de la contestation, c’est bien la confiscation de la territorialité locale par le pouvoir national qui est contestée, dans les montagnes cévenoles, depuis les années soixante-dix. Votée par le gouvernement en 2006, la « loi […] relative aux parcs nationaux375 » tente précisément de répondre, avant qu’il ne soit trop tard, à ce besoin de territoire ressenti par les communautés locales. C’est notre seconde hypothèse. En avant-propos du récent ouvrage Histoire des Parcs Nationaux. Comment prendre soin de la nature ?, on trouve un texte rédigé par le Directeur de l’Établissement « Parcs Nationaux de France ». À propos de la réforme en cours, Jean-Marie Petit écrit : « les parcs nationaux à la française sortent d’une longue crise d’identité376 ». L’introduction de l’ouvrage fait largement écho à cette analyse. Selon Raphaël Larrère, en délaissant la protection de la nature pour privilégier la gestion de la biodiversité, l’administration tenterait « de réaliser ce que fut l’idée du “parc à la française”377 ». Cette interprétation est largement répandue chez les spécialistes français des parcs nationaux. Certains considèrent que « la loi du 14 avril 2006 semble […] offrir aux Parcs nationaux français l’opportunité d’une deuxième naissance sur le mode exemplaire de la participation378 ». D’autres évoquent « la dernière bataille des parcs français », celle de « l’acceptation sociale379 ». Née de la détermination de la puissance publique à inventer un lien symbolique au paysage rural en voie de disparition, la négation de la territorialité locale de l’espace « parc national » ne serait alors qu’une anomalie courant depuis les années soixante. À la manière du nouveau discours de la community conservation prôné dans les pays du Sud par les 374 CDA-PNC, classeur « Dossiers de presse I », dossier « “Affaires” et dossiers ». On trouve dans ce dossier une vingtaine d’articles de presse publiés en novembre 2000 par les trois quotidiens Midi Libre, Le Réveil et Lozère Nouvelle à propos de l’« affaire Pantel ». 375 « Loi n°2006-436 du 14 avril 2006… », op. cit., p. 5682-5698. 376 Jean-Marie Petit, « Avant-propos », in Raphaël Larrère et al., op. cit., p. 7. 377 Raphaël Larrère, « Histoire(s) et mémoires des parcs nationaux », ibid., p. 36. 378 Karine-Larissa Basset, « Formes, acteurs et enjeux de la participation dans la genèse du Parc national des Cévennes (1950-1970), Revue de géographie alpine vol.98, 2010, p. 42. 379 Lionel Laslaz, « Dossier n°10. Les parcs nationaux alpins français ou les rattrapages de l’acceptation perdue », in Stéphane Héritier et Lionel Laslaz (dir.), Les parcs nationaux dans le monde. Protection, gestion et développement durable, Paris, Ellipses, 2008, coll. « Carrefours. Les dossiers », p. 243. 406 représentants des organisations internationales de conservation de la nature, l’État français est en passe de réinventer les mots de son pouvoir. De plus, contrairement à ce que l’on observe par exemple en Éthiopie, une évolution des pratiques politiques de la nature paraît bel et bien accompagner cette refonte du discours. Nous pensons cependant que le processus renvoie moins à une volonté étatique de mieux gérer la « nature » qu’à une nécessité d’ajuster le modèle national à la réalité locale de ses territoires. Premier directeur de l’EPN « Parcs Nationaux de France », Jean-Pierre Giran associe en 2008 un retour « du concept de Nation […] dans la conscience française » à un « sentiment d’être copropriétaires et comptables d’un pays hors du commun ». Ajoutant que « depuis la loi fondatrice de 1960, le monde a beaucoup changé », l’ancien député du Var explique ensuite que « la loi [de 2006] introduit plus de démocratie dans le fonctionnement des parcs nationaux, plus d’adhésion dans la définition de leur périmètre, plus de respect pour le maintien des traditions et usages locaux380 ». L’État est loin d’abandonner son idéal paysager fait de ruralité et de tradition. En substituant à l’élaboration nationale de la nature locale une gestion locale de la nature nationale, il s’efforce d’encadrer un mouvement qui lui apparaît désormais impossible de contenir. Révélateur et instrument de la recherche d’un nouveau modèle national381, le changement, il est vrai, est de taille. L’objectif poursuivi demeure néanmoins aussi national qu’environnemental. Un parc national doit d’abord servir la nation mais pour cela, en France comme ailleurs, les pouvoirs publics doivent composer avec la territorialité locale, toujours en la contrôlant, bien souvent en l’instrumentalisant et, de plus en plus, en la reconnaissant. « Saisie par l’État382 », la nature est un enjeu de lutte. En France, au Canada et en Éthiopie, elle est tout à la fois « ressource à acquérir, territoire à accéder [et] représentation à imposer383 ». Au regard des populations qui l’occupent ou l’environnent, en tant qu’« espace social réifié » par et pour la nation, le parc national est non seulement un lieu de violence concrète, il est aussi l’« un des lieux où le pouvoir 380 Parcs Nationaux de France, « Les parcs nationaux de France, territoires de référence », Paris, Éd. Parcs Nationaux de France, 2008, p. 3. 381 Pierre Nora, « Le nationalisme nous a caché la nation », Le Monde, 18 mars 2007. 382 Florian Charvolin, L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, Éditions La Découverte, 2003, coll. « Textes à l’appui / Anthropologie des sciences et des techniques », p. 82. 383 Stéphane Castonguay, op. cit., p 7. 407 s’affirme et s’exerce, et sans doute sous sa forme la plus subtile, celle de violence symbolique comme violence inaperçue384 ». L’exercice de cette violence diffère selon les contextes. Offert en nature à la consommation occidentale et dispositif de pouvoir signifiant la nation, le parc du Sem n représente, pour ses habitants, la privation de leur droit au territoire. À Forillon, si la mise en place du parc se traduit par l’abolition des présents québécois et autochtones, seul leur passé, ou plus précisément l’interprétation étatique de leur passé, a droit de cité dans l’espace devenu parc national. Quant à la violence avec laquelle l’État français impose le parc des Cévennes à ses occupants, celle-ci se montre à la fois moins concrète et plus symbolique. Outil de la mise en mémoire de la diversité locale, l’institution « parc national » œuvre à la pérennité de l’anthropisation du territoire. À cet effet, elle contraint les populations à se conformer aux valeurs d’un temps révolu et aux usages d’un espace figé dans la tradition paysanne. Dans un parc comme dans l’autre, l’édification d’un paysage national s’opère systématiquement par la « naturalisation » d’une logique descendante du pouvoir. Internationales, fédérales ou nationales, les autorités gestionnaires s’efforcent de « naturaliser des relations signifiantes qui sont le produit de l’histoire » et, ce faisant, de contenir les « possibles latéraux » susceptibles de faire obstacle au projet conduit par la puissance publique385. L’entreprise est loin d’être évidente. Toujours sacrifiées au nom de l’intérêt général, les populations locales font sans cesse valoir leurs pratiques et leurs représentations de leur territoire quotidien. Aussi, à divers degrés, elles contraignent l’État qui les encadre à reconnaître la place qu’elles occupent au sein du parc. C’est la raison pour laquelle avant d’être un espace naturel, un parc est aussi et surtout un territoire de violence. 384 Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in Id. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, coll. « Libre examen », p. 163. 385 Emmanuel Terray, op. cit., p. 16. 408 Conclusion de la deuxième partie. Le parc, un espace polysémique et polémique À l’opposé des « choses naturelles », « celles qui ne sont pas “fabriquées”1 », le parc national est le produit d’une construction humaine et à ce titre, des années soixantedix au temps présent, il est tout à la fois contradictoire, changeant et conflictuel. Contradictoire, il mêle les temps de la nature et de l’homme pour faire d’un espace de vie un territoire de visite. Privilégiant les hommes de l’extérieur au détriment de ceux de l’intérieur, les gestionnaires des parcs s’investissent dans une permanente négociation écologique, économique et touristique. La puissance publique française cherche à figer les montagnes cévenoles dans un temps des paysans où seul l’agro-pastoralisme traditionnel a droit de cité, l’administration canadienne tente d’immobiliser la presqu’île de Forillon dans le temps d’une région naturelle où seule la pêche artisanale peut subsister comme symbole de l’harmonie passée entre les hommes, la terre et la mer tandis que dans le Sem n, l’État éthiopien enferme les populations dans le temps d’un Éden africain perverti par la déforestation, le surpâturage et la surexploitation des sols. Ces instrumentalisations nationales de l’environnement local semblent aujourd’hui échouer. Supposé signifier la nation à un moment précis de son histoire, le territoire « parc national » n’échappe pas au temps qui passe. Trente années durant, la France romance sa campagne pour consolider les contours d’une nation-mémoire en manque de repères, le Canada invente une nature atemporelle susceptible de transcender le passé conflictuel de la nation, et l’Éthiopie adopte une éthique occidentale éco-raciste qui lui permet d’exister sur la scène internationale et de s’imposer sur un territoire qu’elle veut national. Or, les espaces-parcs ayant continué d’évoluer avec les hommes qui les ont façonnés, chaque État doit désormais réécrire son récit patrimonial afin de combler l’écart qui sépare son idéal naturel et national d’une territorialité concrète et locale. Polysémique et polémique, le parc national se révèle ainsi un territoire-patrimoine conflictuel. Emblème de la ruralité française, de l’intégrité écologique canadienne ou de la naturalité éthiopienne, le parc est un espace où, afin d’agréger la communauté nationale autour d’une référence qui concrétise le domaine public, l’État se doit d’exercer sur les populations locales une violence sinon symbolique, au moins concrète. 1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 2008 [1ère éd. 1961], coll. « Agora », p. 203. 409 410 Conclusion générale Environmental history is not simply another subfield of history, taking its place alongside political history, social history, and economic history. Rather, it is a tool for telling better histories in each of those fields, and others1. Ellen Stroud. Selon certains historiens postmodernes, le second vingtième siècle serait marqué, de façon générale, par l’effacement de la nation derrière « la restructuration supranationale du globe2 » et, de façon plus spécifique, par l’avènement d’un mode d’inscription territoriale des identités où la nature serait devenue « quelque chose d’étrange et d’étranger à toutes les communautés nationales3 ». Envisageant le parc national comme un instrument du pouvoir, cette thèse montre qu’aujourd’hui encore, les façons de dire et de faire la nature sont fonction de logiques nationales. En effet, des années soixante-dix au temps présent, les États français, canadien et éthiopien publicisent l’espace-parc en tant que territoire identitaire, patrimonial et national. Avant d’évoquer les apports et les limites de l’approche comparée ici adoptée, revenons d’abord sur les fondements et les renouveaux de cette instrumentation étatique de la nature, vecteur du sentiment d’appartenance à la nation qui conditionne ce qu’Ernest Renan nommait le « vivre ensemble4 » français et qui repose, au-delà des contextes, sur une écriture du temps et de l’espace de la nation. Le parc national, un moyen de vivre ensemble dans le temps et l’espace de la nation Français, canadien ou éthiopien, l’État s’efforce d’agréger les membres de sa population à la communauté politique au sein de laquelle ils cohabitent. Pour cela, il use notamment du patrimoine naturel. Par le biais de la mise en parc de la nature, il propose systématiquement au public une certaine façon de vivre ensemble. 1 Ellen Stroud, « Does nature always matter? Following dirt through history », History and Theory vol.42 n°4, 2003, p. 80. 2 Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, trad. de l’angl. par Dominique Peters, Paris, Gallimard, 1992, coll. « Folio Histoire », p. 352. 3 François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, Éditions EHESS, 2004, p. 196. 4 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », in Philippe Forest (dir.), Qu’est-ce qu’une nation ? Littérature et identité nationale de 1871 à 1914, Paris, Pierre Bordas et fils, 1991, p. 35. 411 En Cévennes, l’administration procède à une nationalisation de la nature. Les responsables du parc font sans cesse l’éloge de la singularité des lieux qu’ils protègent, conservatoires d’une culture naturelle unique en France mais bel et bien française puisque placée par la nation à l’abri de toute dégradation. Leur action s’inscrit dans la continuité d’un processus initié par la Troisième République, celle-ci ayant décidé de fonder l’unité de la nation sur la pluralité des espaces locaux qui la composent. Puis, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec les bouleversements économiques et sociaux qui traversent ses campagnes, la République s’engage dans la patrimonialisation d’une ruralité dont les diverses facettes s’articulent entre elles pour donner forme au corps national. Façonnée dans les montagnes cévenoles agro-pastorales en tant que symbole vivant de l’identité nationale – celle de l’âme paysanne et traditionnelle qui s’offrait à tous en bien des endroits et sous bien des formes –, la nature doit depuis renforcer le principe selon lequel, au-delà de son hétérogénéité, la nation française est « une âme, un principe spirituel » né du « désir de vivre ensemble5 ». Les gestionnaires du parc Forillon se livrent pour leur part à une naturalisation de la nation. Au tournant du vingtième siècle, loin de bénéficier d’une centralisation longuement ancrée dans l’histoire, le Canada est immobilisé entre deux pouvoirs et deux imaginaires nationaux. D’un côté, les dirigeants de la province de Québec formalisent une identité nationale sans pour autant parvenir à concrétiser le projet de société civile qui garantirait l’expression et la pérennité de la « québécitude ». D’un autre côté, l’État fédéral bâtit une société civile multiculturelle sans jamais véritablement réussir à définir la « canadianité » qui conforterait son statut de communauté nationale6. De fait, une valorisation des particularismes locaux telle qu’elle a cours en France reviendrait à fragmenter le pays en une multitude d’« identités limitées7 ». C’est pourquoi, à Forillon, l’agence Parcs Canada élimine les traces de l’occupation humaine. En préservant explicitement l’intégrité écologique d’une région naturelle autrefois occupée par des pêcheurs et des agriculteurs – Micmac, puis Canadiens (français), puis Britanniques –, elle érige la nature au rang d’objet apolitique partagé par tous et partout, du Pacifique 5 Ernest Renan, op. cit., p. 35. Voir notamment : Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 367-395. 7 À propos des « identités limitées », voir notamment : Phillip A. Buckner, « “Limited Identities” Revisited: Regionalism and Nationalism in Canadian History », Acadiensis vol.30 n°1, 2000, p. 4-15. 6 412 jusqu’à l’Atlantique. Les différences pouvant séparer les membres de la communauté nationale s’estompent ainsi derrière leur capacité à s’adapter au milieu naturel qui les entoure et les dépasse. Quant au parc du Sem n, l’administration éthiopienne y élabore une stratégie d’inter-nationalisation de la nature faisant nettement moins appel à l’imaginaire de la nation qu’à l’autoritarisme de l’État qui l’énonce et la régente. Celui-ci offre une nature édénique au regard étranger afin d’exister sur la scène internationale tout en exaltant la fierté nationale et, finalement, le parc n’a de national que sa qualité internationale. Il est inter-national. Avec la diffusion impériale de la culture amharo-tigréenne prolongée par la politique nationaliste du Därg octroyant théoriquement aux populations un droit à l’autodétermination, la diversité culturelle du pays n’est jamais valorisée. Seule l’éthiopianité du patrimoine est donnée à voir à l’extérieur et seule l’éthiopianité du pouvoir est imposée à l’intérieur. L’instauration d’une République ethno-fédérale n’inverse guère le processus. Géré en principe par l’État-Région Amhara depuis 1995, le Simien Mountains demeure, en pratique, sous la gouverne des autorités centrales. Audelà de l’idéologie prônée par l’État – impérial et divin, socialiste et patriotique ou « éthiofédéral8 » –, le parc reste donc au service de cet idéal unitaire organisé autour des trois pôles fondateurs de la nation : un pôle amhara, un pôle local qui se décline au pluriel, et un pôle éthiopien qui s’ajoute à la somme des deux précédents9. En mobilisant la nature pour légitimer sa souveraineté sur cet ensemble nommément national, la seule façon de vivre ensemble que la puissance publique propose aux populations est sinon de s’approprier volontairement la nation qui les réunit, tout au moins de se soumettre à l’État qui la dirige. Destiné à faire de la nation le premier référentiel d’inscription individuelle à la société, ce discours que porte le parc nécessite une réécriture du passé. Parce qu’une nation doit en appeler à la mémoire autant qu’à l’avenir et parce que le patrimoine lui 8 Alain Gascon, Sur les hautes terres comme au ciel. Identités et territoires en Éthiopie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 247. 9 Sur le système social des « pôles » éthiopiens, voir : Allessandro Triulzi, « Ethiopia: The Making of a Frontier Society », in Kaarsholm Preben et Jan Hultin (dir.), Inventions and Boundaries: Historical and Anthropological Approaches to the Study of Ethnicity and Nationalism, Roskilde, I.D.S. Roskilde University, 1994, p. 235-245. Sur le système spatial organisé en « pôles », voir : Sabine Planel, La chute d’un Éden éthiopien, Paris, IRD Éditions, 2008, coll. « À travers champs », p. 24. 413 permet d’énoncer matériellement cette permanence, l’État s’adonne systématiquement, par la mise en parc de la nature, à un certain travail sur le temps national. Dans le parc des Cévennes, l’administration française sauvegarde ce qui, des éléments humains et non-humains du milieu, évoque la tradition, c'est-à-dire ce qui précédait les hommes et leur survivra. Ce faisant, elle ancre l’espace-parc dans un temps agraire et paysan. Réintroduisant, restaurant et protégeant des rapaces et des techniques de production du siècle dernier, des bergeries et des pelouses sèches, des castors et des bancels, la direction du parc fait du « paysage […] une invitation à remonter le temps10 ». La nation française contemporaine conserve sa légitimité au regard de son seul passé et, dans ce contexte, le façonnement de la nature participe à la mise en mémoire des territoires de la République, en ce sens où il dédie à la collectivité nationale un domaine public qui paraît résister au temps qui passe. La négation de l’humanité de la presqu’île de Forillon révèle qu’au Canada, l’État fédéral œuvre d’une toute autre manière. Incapables de choisir entre les temps autochtone, québécois et canadien, les responsables du parc travaillent à la pérennisation d’un temps écologique sans bornes. En préservant l’écosystème marin, en réhabilitant la forêt et en réintroduisant des espèces de faune et de flore, ils modèlent un espace où, « pendant des siècles, le paysage […] n’a subi […] que l’action des agents naturels11 ». Agissant sur des lieux humanisés, Parcs Canada compose tout de même avec l’empreinte des populations dont elle a brûlé les habitations. C’est la raison pour laquelle elle entretient, dans l’état qu’était le leur à la fin du dix-neuvième siècle, quelques résidences, friches agricoles et havres de pêche. Cependant, en rejetant le temps présent dans un passé révolu, l’État ne fait qu’accentuer la dimension atemporelle du parc Forillon. Quelle que soit l’origine des anciens locataires de la presqu’île, la présence humaine a harmonieusement cédé sa place à la nature. Ainsi, à l’image de la nation qui veille à sa perpétuation, ce temps naturel et naturellement canadien paraît sublimer les appartenances communautaires qui ne sont, en définitive, que le fait des hommes. Loin d’un temps agraire ou écologique, l’administration éthiopienne recourt pour sa part au temps de l’Éden, né de la représentation européenne d’un environnement 10 Parc national des Cévennes, Cévennes n°59/60/61 « Un millénaire oublié. Sur les traces des bâtisseurs du Moyen Âge », Florac, 2002, 4ème de couverture. 11 Parcs Canada, « Politique de Parcs Canada », Ottawa, 1979, p. 37. 414 africain un jour riche et intact et, aujourd’hui, dégradé par ses occupants. Par le biais d’une stricte réglementation, les gestionnaires du parc du Sem n limitent l’exploitation agraire, pastorale et forestière des lieux à protéger. Ils sont dès lors en mesure de livrer aux voyageurs occidentaux une nature où semblent perdurer, malgré les hommes qui menacent leur survie, la faune, la flore et le panorama d’un continent sauvage. Si cette opération confère à l’État éthiopien une place honorable au sein de la distribution asymétrique du pouvoir qui caractérise la gestion mondiale de la biodiversité, elle contraste fortement avec « l’esprit qui préside à la destinée de ce pays » : « tout infléchir “toujours dans la même direction”, celle d’un retour aux sources12 ». Contrairement aux autres hauts lieux éthiopiens, le parc du Sem n est en effet exclu de l’histoire humaine que glorifient habituellement les dirigeants nationaux, de Lucie au royaume d’Aksum, des églises de Lalibela à la victoire contre les Italiens. Certes, les autorités centrales sont assez expérimentées pour instrumentaliser les normes internationales. Elles s’approprient un temps occidental de la nature afin d’éthiopianiser un espace montagnard épisodiquement irrédent et de nationaliser l’État qui en assure la gestion. L’Éthiopie se retrouve néanmoins privée de l’occasion d’inventer un temps naturel dans lequel ancrer son territoire. Dédiée aux étrangers, la nature se situe hors du domaine public national et, à ce titre, elle ne peut susciter un sentiment d’attachement à la nation. Ici va se dessiner la principale différence entre le parc éthiopien et les parcs français et canadiens. Pour être cohérent, le discours produit par les responsables des parcs nécessite une écriture du temps et, d’autre part, de l’espace. Parce qu’une nation doit inspirer l’amour et parce que la nature constitue une allégorie matérielle et romantique de la nation qui la sauvegarde13, l’État s’adonne systématiquement, par la mise en parc de la nature, à un certain travail sur l’expérience locale du territoire national. Les pouvoirs publics français délimitent en Cévennes un espace où apercevoir des hameaux, des bergeries et des lavoirs comme des aigles, des tétras-lyres et des castors. 12 Berhanou Abebe, Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la révolution, Paris, Maisonneuve et Larose - Centre Français des Études Éthiopiennes, 1998, p. 221. L’auteur emprunte cette analyse à l’ouvrage de Jacques Bureau, L’Éthiopie, un drame impérial et rouge, publié en 1987, soit quatre années avant la chute du Därg. 13 Kenneth R. Olwig, « Reinventing Common Nature: Yosemite and Mount Rushmore – A Meandering Tale of a Double Nature », in William Cronon (dir.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, New-York - Londres, W.W. Norton & Company, 1996, p. 385-386. 415 En publicisant une culture naturelle enracinée dans le sol, ils offrent aux membres de la communauté nationale une expérience nostalgique de la ruralité. Aussi, par la pratique de cet espace-parc qui leur parle autant de leur passé que de leur présent, les visiteurs sont susceptibles de ressentir une profonde affection pour une portion d’un territoire national agraire et paysan, naturel et traditionnel, rassurant et attachant. Là où la France fait voir une nature modelée depuis des siècles par les paysans, le Canada fait croire en une nature millénaire qui, depuis quelques siècles, modèle ceux qui s’y installent. Proposant un espace où découvrir des forêts intactes et des horizons marins sensationnels comme des anses et des plages jadis occupées par des pêcheurs micmac et gaspésiens, les dirigeants du parc Forillon entendent promouvoir l’omniprésence de la nature bien plus que le pittoresque d’une presqu’île brièvement, et relativement, anthropisée. Par l’expérience de ce parc qui, au Québec, énonce de luimême la permanence d’un environnement canadien indomptable, le public est ainsi conduit à éprouver une intense admiration pour un fragment d’un territoire national où les tumultes de l’histoire humaine n’ont guère de prise sur la nature qui règne en maître. Le parc du Sem n atteste du moindre potentiel patriotique de la nature éthiopienne. En dédicaçant à la pratique internationale un écosystème façonné selon une éthique occidentale éco-raciste, l’administration éthiopienne renonce à la mise en place d’une expérience nationale de la nature. Ne disposant ni de l’appareil idéologique de la France et du Canada, ni du réseau d’infrastructures qui faciliterait la circulation des populations sur l’ensemble des territoires éthiopiens, l’État invite les étrangers à parcourir un espace-parc qu’ils s’imaginent naturel et menacé par l’homme. L’entreprise l’autorise à conjuguer reconnaissance internationale et imposition locale du pouvoir national. S’agissant d’un amour de la nature à même de favoriser l’amour de la nation, le processus est en revanche ni réalisé, ni même entamé. Non seulement les Éthiopiens n’ont guère les moyens financiers d’aller visiter leur parc national, mais ils ne peuvent non plus s’attacher à un environnement synonyme d’un temps lointain pendant lequel ils savaient vivre dans la nature et d’un temps présent durant lequel ils n’y ont plus leur place. Soumise à des contraintes économiques et géopolitiques et peu encline à investir dans l’édification patrimoniale de la nature, concept qu’elle adopte uniquement pour instrumentaliser les représentations occidentales du continent africain, l’Éthiopie n’use 416 donc pas de son parc pour proposer à ses populations un territoire stimulant leur affection pour la nation qui le protège. Comme les parcs des Cévennes et de Forillon, le parc du Sem n apparaît tout de même comme une institution patrimoniale intrinsèquement identitaire et nationaliste. Dans ces trois territoires, par un travail sur le paysage, l’État soumet à l’expérience publique un « vivre ensemble » national, produit d’une écriture du passé et de l’espace visant à ancrer la nation dans un continuum temporel et à inscrire les individus dans un territoire exclusivement national. Au nom d’une nation qu’elle fonde sur la valorisation passéiste de sa diversité, la France invente une nature séculaire et paysanne. Pour une nation reposant sur la transcendance civique de ses différences culturelles, le Canada s’efforce de réifier une nature atemporelle et déshumanisée. Quant à l’Éthiopie, la fabrique d’une nature édénique et internationale doit favoriser l’imposition unilatérale d’un pouvoir autoritaire et nationaliste. Le parc national, un instrument et un révélateur du renouveau national Derrière cette entreprise patrimoniale marquée par la continuité et la cohérence se distinguent des espaces-parcs évoluant, aussi, au gré de ruptures et, surtout, de confusions. Entre l’acceptation et le refus des singularités locales, l’abstraction et la quotidienneté du temps à circonscrire, l’imaginaire et la concrétude du territoire à offrir, les responsables des parcs nationaux veillent sans cesse à aplanir la contradiction inhérente à la conversion de lieux de vie anthropiques et dynamiques en des lieux de visite naturels et perpétuels. D’ailleurs, au début du vingt-et-unième siècle, s’ils cherchent toujours à faire du paysage l’énonciateur autonome de la nation, ils doivent pour cela, chacun à leur manière, réécrire les temps et les espaces de la nature. Dans les Cévennes, en 2006, l’État choisit d’instituer une gouvernance locale et moderniste de la nature. Pour que les parcs cessent de vivre en marge des évolutions contemporaines, il dote les élus communaux, départementaux et régionaux de plus larges capacités de décision et d’action. Dans cette perspective, le parc national devient un projet local de développement durable. À Forillon, l’administration fédérale décide également de réformer une politique paysagère par trop centralisée et préservationniste. En 2010, elle s’engage, d’une part, à donner davantage de responsabilités aux 417 populations micmac et québécoise environnantes et, d’autre part, à valoriser la dimension culturelle de la presqu’île. Les gestionnaires du parc national du Sem n s’orientent eux aussi vers une nouvelle économie de la nature. À la fin de l’année 2012, ils annoncent devant l’UNESCO abandonner momentanément l’objectif de resettlement des résidents du parc afin d’améliorer le rendement de leurs activités agro-pastorales et d’en diminuer l’impact environnemental. Privilégiant une gestion locale, participative ou pragmatique des espaces-parcs, ces remises en causes relatives aux manières de dire et de faire la nature sont à la fois récentes et inachevées. Elles méritent cependant d’être relevées, non pas pour ce qu’elles promettent en termes de renouveau de la nature protégée par la nation, mais pour ce qu’elles évoquent en termes de renouveau de la nation agissant sur la nature. Si l’on en croît certains historiens et théoriciens du contexte post- ou hypermoderne, les parcs nationaux du vingt-et-unième siècle auraient perdu de leur potentiel nationaliste. En effet, ce contexte signerait la fin des États-nations – entités politiques perdant leur sens au fur et à mesure que le monde s’interconnecte – et, par voie de conséquence, la fin de l’investissement national de la nature. Pour reprendre l’analyse de l’anthropologue Marc Augé, il y a bien, aujourd’hui, une surabondance évènementielle, spatiale et individuelle. Générée par un surplus d’informations, une globalisation du monde et une homogénéisation des cultures, cette surabondance est productrice d’une surmodernité qui provoque, en retour, un désir de temps présent, d’espace local et d’accomplissement individuel. Marc Augé précise en revanche que « ce qui est nouveau, ce n’est pas que le monde n’ait pas, ou peu, ou moins de sens, c’est que nous éprouvions explicitement et intensément le besoin quotidien de lui en donner un14 ». S’agissant de la pertinence sociale et politique de l’État-nation du vingt-et-unième siècle, cette thèse indique que les pouvoirs publics tentent précisément de répondre à ce besoin. Certes, de nouvelles logiques paraissent présider à la patrimonialisation de la nature. Aussi nationales et nationalistes que par le passé, ces logiques suggèrent néanmoins la crise de la nation bien plus que sa disparition imminente. Comme le souligne le sociologue André Micoud à propos de ces modes inédits d’articulation du patrimoine et du 14 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, coll. « La librairie du XXe siècle », p. 41-42. 418 territoire, il y a là un « travail qui révèle la nature de cette crise, dans le même temps qu’il vise à la dépasser15 ». En Cévennes, la reformulation du récit environnemental atteste de la fin du modèle national élaboré un siècle auparavant et consolidé depuis l’avènement des Trente Glorieuses. La ruralité doit être synonyme de projet collectif à construire, et non plus d’héritage à reproduire, et la localité doit être replacée au cœur de ce projet comme le vecteur, et non plus comme le simple outil rhétorique, du « vivre ensemble » républicain. En d’autres termes, en lieu et place de la nation-mémoire et du territoire national nostalgique, l’État défend une histoire plus active que passive et une fonctionnalité locale plus effective que discursive. Le processus n’annonce pas la fin de la nation française. Seulement, il sert et signale la substitution d’un archétype national par un autre, qui n’est pas encore véritablement défini. À Forillon comme en Cévennes, tandis que l’idéologie nationale de la nature prévalant jusque-là paraît surannée, celle appelée à lui succéder semble foncièrement incertaine. Conjuguant aujourd’hui l’expérience d’un espace atemporel et écologique à la découverte de lieux historiques et culturels, les responsables du parc publicisent désormais l’espace-parc comme l’artefact d’une nation canadienne bâtie sur la coexistence pacifique de ses populations au sein d’un archipel de régions naturelles plus ou moins peuplées. Entre multinaturalisme et multiculturalisme, écologisme et productivisme, les pouvoirs publics cherchent bel et bien à combler l’écart qui sépare l’idéal national des réalités locales. Néanmoins, non seulement ils continuent de fabriquer le passé national plutôt que de le reconnaître – pour mieux l’instrumentaliser –, mais ils persistent aussi à valoriser l’hétérogénéité du territoire national sans pour autant préciser les fondements de son unicité. De fait, si l’État emprunte de nouvelles voies pour renforcer les contours matériels et idéels de la nation, il peine encore à déterminer ce qu’il y a de national dans cet ensemble politique à l’espace non-humain si vaste et à l’histoire humaine si courte mais si conflictuelle. De prime abord, l’Éthiopie renouvelle également ses logiques patrimoniales et nationales. Les autorités fédérales rénovent et étendent le réseau routier qui traverse et 15 André Micoud, « Des patrimoines aux territoires durables. Ethnologie et écologie dans les campagnes françaises », Ethnologie française tome 37 vol.2, 2004, p. 14. 419 entoure les montagnes du Sem n, elles s’investissent dans le développement économique et touristique de l’espace-parc et elles renoncent provisoirement au déplacement forcé des populations résidentes afin de soutenir un agro-pastoralisme productif et durable. Le temps édénique et la pratique occidentale d’un territoire inter-national pourraient dès lors céder leur place à une écriture exclusivement nationale du temps et de l’espace de la nature. Instrument de l’éthiopianisation des territoires, le parc du Sem n révèle toutefois l’incapacité des dirigeants éthiopiens à réinventer le projet national échafaudé par Ménélik II (r. 1889-1913), concrétisé par Hailé Sélassié (r. 1930-1974) et entretenu jusqu’en 1991 par le régime socialiste de Mengistu Hailé Mariam. Dans le cadre de la République ethno-fédérale instaurée en 1995 par le parti du Premier ministre Meles Zenawi, l’État-Région Amhara est censé assurer la gestion du Simien Mountains. Or, tout en demeurant son législateur et son bailleur de fonds principal, l’État fédéral insiste sur la dimension nationale du parc sans jamais mettre en avant sa dimension ethnique ou régionale. Bien au contraire, l’État se sert de l’inscription du Sem n sur la « Liste du patrimoine mondial en péril » de l’UNESCO pour le contrôler officieusement depuis 1996 et légalement depuis 2009. L’ethnofédéralisme apparaît ainsi comme la déclinaison contemporaine d’un pouvoir central autoritaire et d’une nation discursive. D’une part, la négation des revendications des autorités amhara démontre que si l’ethnie est devenue une catégorie opératoire mobilisée pour la défense d’intérêts régionaux, elle n’entame en rien la prééminence de la nation. Il y a d’un côté le temps court de l’ethnie, et d’un autre côté le temps long, pesant et permanent de l’Éthiopie. D’autre part, l’absence de publicisation de la nature suggère que l’éthiopianité de la communauté nationale reste avant tout imaginée par un pouvoir élitiste et autocratique. À défaut d’investir le territoire national de signes suffisamment symboliques et affectifs pour que les populations fassent le choix d’y adhérer, ce pouvoir se contente encore d’imposer la nation sur l’ensemble de l’espace éthiopien. Chacun à leur manière, les États français, canadien et éthiopien se saisissent donc aujourd’hui de la nature pour redonner du sens au discours identitaire qui permettrait aux populations de s’inscrire dans le temps et dans l’espace de la nation. Afin de rapprocher la teneur intemporelle et utopique de l’idéal national avec le besoin individuel d’une 420 « quotidienneté » sous-tendue par une « territorialité concrète16 », les pouvoirs publics s’appliquent à faire des parcs nationaux des référentiels à la fois présentistes et pragmatiques, concrets et locaux. S’il y a bien là un travail de réécriture des récits de la nation et de la nature qui l’illustre, la finalité de l’entreprise demeure cependant l’offre publique d’un « vivre ensemble » national qui, lui, n’évolue pas, ou peu. En effet, par la mise en parc d’une nature à présent locale et républicaine, culturelle et écologique, nationale et internationale, la France, le Canada et l’Éthiopie continuent respectivement de proposer une nation fondée sur l’alliance spontanée du particulier et de l’universel, sur le syncrétisme pacifique de communautés culturelles distinctes et sur l’assemblage coercitif de territoires disparates mais soumis à la même autorité. La nature et la nation : un discours, une mémoire, une expérience L’approche comparée nous a permis de saisir, d’une part, les spécificités du façonnement national de la nature tel qu’il a cours, dans les trois espaces étudiés, des années soixante-dix au temps présent. S’agissant des Cévennes, la production d’une nature rurale, nostalgique et traditionnelle a participé à la mise en mémoire de la nation et, plus récemment, au renouvellement d’un nationalisme qui, à force d’en valoriser le passé, a oublié de définir la nation. À Forillon, c’est au contraire pour transcender une histoire nationale manquant de profondeur et débordant de conflits que l’État fédéral a décidé d’agréger ses populations autour d’un territoire naturel sublime et millénaire, ananthropique et apolitique. La valorisation actuelle des passés et des présents québécois indique néanmoins que la réification du territoire national n’a pas suffi à donner corps à la nation dont il procède. Quant à la nature édénique et sauvage née, dans le Sem n, de la rencontre d’une éthique occidentale éco-raciste et d’un pouvoir autoritaire, son invention a essentiellement servi à la reconnaissance internationale et à l’imposition locale de la nation. D’ailleurs, aujourd’hui encore, à l’image de la nature, le territoire national éthiopien existe avant tout par la violence qu’y exerce l’État, celui-ci agissant au nom d’une nation allant de soi mais reposant en réalité sur la pérennisation d’un projet amharo-tigréen politique, culturel et social. 16 Claude Raffestin et Mercedes Bresso, « Tradition, modernité, territorialité », Cahiers de géographie du Québec vol.26 n°68, 1982, p. 190-192. 421 Entre un nationalisme français qui a perdu de vue la nation, un territoire national canadien en manque de nation et une nation éthiopienne dépourvue de territoire national, la comparaison démontre que les trois États-nations ici analysés ont toujours besoin de nationalisme et que leurs dirigeants continuent, à cet effet, d’inventer et d’instrumentaliser la nature. En plus de mettre en lumière ce qui relève de la singularité nationale, le comparatisme nous permet, d’autre part, de dégager au moins deux généralités d’ordre conceptuel. À propos de la nature préservée par la nation, elle est toujours fonction de certaines logiques identitaires, patrimoniales et territoriales. Afin que le public se sente appartenir à la nation et sente qu’elle lui appartient, les gestionnaires des parcs nationaux façonnent les éléments humains et non-humains du milieu dans leur dimension institutionnelle, matérielle et idéelle. Par un processus qui croise spatialité et discursivité, l’État donne à voir et à croire en une portion de l’espace national qui conjure les effets du temps. De la contemplation et de l’expérience de cet environnement qui rassure parce qu’il dure et qui suscite le sentiment parce qu’il est nostalgique peut naître, alors, l’attachement à la nature et à la nation qui la signifie. L’entreprise nécessite, précisons-le, le sacrifice des populations locales. Produit de la substitution d’un espace de vie quotidienne par un espace de visites temporaires, le parc national est, en soi, un lieu de contradictions. Néanmoins, dans la mesure où les responsables des parcs s’adressent d’abord à la communauté nationale ou internationale, les populations de l’extérieur l’emportent sans cesse sur celles de l’intérieur. Aussi, en plus d’être contradictoire, le parc apparaît comme un lieu de luttes. Face à des populations locales ou environnantes refusant généralement les valeurs et les normes qui accompagnent l’établissement du parc national, l’État mobilise une violence à la fois concrète et symbolique afin que celles-ci s’approprient, s’adaptent ou se soumettent à l’ordre naturel en vigueur. À propos de la nation préservant la nature, sa construction renvoie également à l’écriture, par les pouvoirs publics, d’une identité, d’un temps et d’un territoire. Objet politique paradigmatique, la nation constitue un idéal de communauté imaginée limitée et souveraine dont la pérennité repose sur la capacité de l’État à en circonscrire – pour mieux les protéger et les reproduire – les contours physiques et symboliques. C’est 422 pourquoi, à la manière de la nature qui lui confère une forme et un sens, la nation se révèle tout à la fois un discours, une mémoire et une expérience. Discours, elle propose un « vivre ensemble » dans lequel plusieurs communautés peuvent cohabiter si tant est que leurs membres reconnaissent procéder d’un unique ensemble national. Mémoire, elle en dit autant sur les temps passé et futur de la collectivité que sur son présent. Expérience, elle offre un territoire dont la pratique fait appel au sentiment, à l’affection et, ultimement, à l’amour. Tout comme l’idéal de nature qui lui est associé, il est ici davantage question d’un idéal de nation à atteindre que d’une réalité donnée. Au gré du temps qui passe et des territoires qui évoluent, les individus ont le choix d’adhérer à d’autres discours identitaires. C’est la raison pour laquelle l’État s’efforce sinon de reformuler le projet national à partager, tout au moins d’exercer la violence concrète et symbolique qui incitera les populations à s’approprier, à s’adapter ou à se soumettre à l’ordre national en vigueur. Si l’histoire comparée ici réalisée favorise autant l’identification de singularités nationales que l’abstraction conceptuelle, elle comporte tout de même plusieurs limites. Nous en discernons au moins trois. D’abord, le mode d’étude de l’objet « parc national ». En se focalisant sur le façonnement national de la nature, nous avons quelque peu ignoré la complexité multiscalaire de l’espace local. Certes, l’instrumentation étatique des pratiques et des représentations locales fait bien souvent écho à un besoin ressenti par les populations. L’analyse géographique et ethnographique de l’échelle locale permettrait néanmoins de mieux mesurer, d’une part, le rôle des acteurs locaux dans l’institutionnalisation nationale de la nature et, d’autre part, leur degré d’adhésion ou de refus à l’idéal promu par les pouvoirs politiques. Pour être pleinement comprise, l’articulation entre l’identité, le patrimoine naturel et les territoires de la nation gagnerait également à étendre le questionnement relatif à l’objet étudié. La prise en compte de plusieurs parcs nationaux – canadiens, français ou éthiopiens – donnerait l’occasion d’identifier la pluralité des discours étatiques sur la nature et d’examiner les stratégies développées par l’État afin de remédier à l’inégale concrétisation, sur le terrain, de l’idéal national. Pour être atteint, cet objectif mériterait aussi que l’on étende la temporalité de l’objet « parc national ». En effet, si nous nous sommes concentrés sur l’élaboration très contemporaine du récit environnemental, l’idée et la mise en place de 423 parcs naturels remonte, au Canada, en France et en Afrique de l’Est, à la seconde moitié du dix-neuvième siècle. L’analyse de la genèse des parcs nationaux permettrait de mieux apprécier les continuités et les ruptures afférentes à l’édification nationale de la nature et, par là, à la construction publique des nations. Au-delà de ces limites, cette thèse apporte un nouvel éclairage sur les parcs nationaux. Au même titre que le musée ou le monument, le parc national est un objet patrimonial à la fois contextuel et conceptuel. Supposé naturel mais avant tout artefact culturel, il constitue, pour le pouvoir, un instrument national et, pour l’historien, un révélateur de la narration nationale. Suivre les pistes de recherches que nous évoquons ici contribuerait alors à renouveler notre compréhension des rapports non seulement étatiques, mais aussi sociaux, à la nature, au territoire et à la nation. 424 Sources 1. Sources canadiennes 1.1. Législation La législation relative à la protection de la nature en général et aux parcs nationaux en particulier se trouve dans les journaux officiels du Canada et du Québec : • Débats de la Chambre des communes. Ottawa. • Journal des Débats de l’Assemblée nationale. Québec. • Lois du Québec. Québec. • Statuts du Canada. Ottawa. 1.2. Plans, programmes et rapports Imprimés produits par les gouvernements fédéraux et provinciaux : 11 documents d’entente entre le gouvernement fédéral canadien et le gouvernement provincial québécois, relatifs aux modalités d’établissement du parc national Forillon, produits entre 1965 et 1970. Ces imprimés se trouvent à la Bibliothèque et Archives Nationales du Québec (BANQ) de Montréal ou au Centre de Services du Québec (CSQ) de Parcs Canada, à Québec. Imprimés produits par l’administration fédérale en charge des parcs nationaux : 11 plans d’action relatifs à la gestion du réseau des parcs nationaux canadiens, produits par la Direction des parcs nationaux, entre 1966 et 2010. Ces imprimés se trouvent à la BANQ de Montréal ou au CSQ, à Québec. Imprimés produits par les gestionnaires du parc national Forillon : 234 rapports d’activité et programmes d’aménagement, produits entre 1970 et 2012. Ces imprimés se trouvent au CSQ, à Québec. 1.3. Archives Fonds E32 « Office de planification et de développement du Québec », S1, SS101, SSS101, D56 « Transfert au MAQ [ministère de l’Agriculture du Québec] des dossiers relatifs à la fermeture des localités marginales et au déplacement des résidents de Forillon ». Rimouski, Bibliothèque et Archives Nationales du Québec Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (BANQ-BSL) : Ce fonds conserve dix dossiers relatifs à la mise en place du parc national de Forillon, au cours des années soixante. On y trouve la correspondance manuscrite 425 qu’entretiennent les responsables provinciaux et fédéraux ainsi que des rapports administratifs relatifs à l’organisation du déplacement des résidents du parc. Fonds Alexandre Cyr P176. Gaspé, Musée de la Gaspésie - Centre d’archives privées (MG-CAP) : Ce fonds conserve plusieurs documents produits par Alexandre Cyr, député de la circonscription de Gaspé dans les années soixante. On y trouve deux discours prononcés par le député à la Chambre des communes en 1963 et 1973 ainsi qu’un document daté de 2004, dans lequel il retrace l’histoire du parc Forillon. Fonds Jean-Marie Thibeault P128. Gaspé, Musée de la Gaspésie - Centre d’archives privées (MG-CAP) : Ce fonds conserve les documents collectés par Jean-Marie Thibeault au cours de sa maîtrise en histoire sur la création du parc national Forillon. On y trouve essentiellement des débats parlementaires non publiés et des articles de presse évoquant les débats entourant la mise en place du parc, à la fin des années soixante. Fonds Marcel Moussette F1338. Québec, Archives de Folklore et d’Ethnologie de l’Université Laval, Médiathèque en ethnologie et patrimoine (AFEUL) : Ce fonds conserve les bandes sonores des entretiens oraux réalisés durant l’été 1971, à Forillon, par l’ethnologue Marcel Moussette. On y trouve, sur six cassettes audio, les témoignages d’une dizaine d’expropriés de la presqu’île de Forillon. Parcs Canada. Québec, Centre de Services du Québec (PC-CSQ) : À Québec, le CSQ conserve notamment, dans quatre dossiers, une série d’articles de presse relatifs au parc national Forillon, entre 1973 et 2007. Le CSQ conserve également, dans un dossier de correspondances manuscrites relatives au projet du parc national Forillon, vingt-neuf lettres ronéotypées échangées entre différents responsables fédéraux et provinciaux, de 1968 à 1970. 1.4. Documentation touristique Chambre de commerce et de tourisme de Gaspé. Gaspé 2011. Gaspé, 2011, 61 p. Croisières Baie de Gaspé Inc. Dépliant « Croisière aux Baleines à Forillon ». Gaspé, 2012, np. Environnement Canada. Dépliant « Le parc national Forillon, l’illustration de l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer ». 1989, 6 p. 426 Environnement Canada, Service des Parcs, Forillon parc national. Dépliant « Le parc national Forillon, l’illustration de l’harmonie entre l’homme, la terre et la mer ». 1992, 8 p. Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada. Dépliant « Les sentiers du parc national Forillon ». Ottawa, 1978, np. Ministère des Affaires indiennes et du Nord, Parcs Canada. Dépliant « Parc national Forillon. Québec ». 1976, np. Parcs Canada. « 100 ans / years 1911-2011. La Revue Parc Canada. Édition du centenaire 2011 ». 2011, 8 p. Parcs Canada. Dépliant « Come celebrate with Parks Canada! ». 2011, np. Parcs Canada. Dépliant « Encounters in the wild / Rencontres avec la nature ». 2008, np. Parcs Canada. Dépliant « Parc national du Canada Forillon. Activités hivernales ». 2011, np. Parcs Canada. Dépliant « Une invitation. Inauguration de l’exposition Ces Gaspésiens du bout du monde ». 2010, np. Parcs Canada. Dépliant « Vivez des expériences inoubliables… ». 2011, np. Parcs Canada, Parc national Forillon. Dépliant « Forillon. Guide du visiteur 2011 ». 2011, 23 p. Parc national de Forillon. Journal Forillon. Gaspé, 1981-2000 (un numéro par an). Patrimoine canadien, Parcs Canada. « Parc national Forillon. Guide des activités récréatives et d’interprétation ». 1996, 7 p. Patrimoine canadien, Parcs Canada, Forillon parc national. Dépliant « La mouette tridactyle, un oiseau au pied marin ». 1992, 8 p. 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Législation La législation relative à la protection de la nature en général et au parc national du Sem n en particulier se trouve d’une part dans la Negarit Gazeta, Journal Officiel de l’Empire, de l’État socialiste puis de la République fédérale, et d’autre part dans ZIKHRE HIG, le journal officiel de l’État-Région Amhara : • • • • Amhara National Regional State. ZIKRE HIG Of the Council of the Amhara National Regional State in the Federal Democratic Republic of Ethiopia. Bahir Dar, 1995-2009. Conquering Lion of the Tribe of Judah Haile Selassie I Elect of God, Emperor of Ethiopia. Negarit Gazeta. Addis-Abeba, 1944-1974. Ethiopia Tikdem. Negarit Gazeta. Addis-Abeba. 1974-1991. Federal Democratic Republic of Ethiopia. Federal Negarit Gazeta of the Federal Democratic Republic of Ethiopia. Addis-Abeba, 1995-2009. 2.2. Plans, programmes et rapports Imprimés produits par l’administration nationale responsable des parcs nationaux : 53 rapports d’activité et programmes d’aménagement relatifs à la protection de la nature et au parc national du Sem n, produits par les responsables de l’Ethiopian Wildlife Conservation Organization (EWCO), entre 1963 et 2012. Ces imprimés se trouvent à la bibliothèque de l’EWCO, à Addis-Abeba. D’autres se trouvent à Bahir Dar, capitale de l’État-Région Amhara. Certains sont conservés dans les bureaux de la Parks Protection and Development Authority (PaDPA) et d’autres à la bibliothèque du Ministry of Finance and Economic Development. Imprimés produits par les institutions internationales présentes dans le Sem n : 33 rapports de mission et programmes d’aménagement, produits par les représentants de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, de l’UNESCO et du Word Wildlife Fund, entre 1964 et 2006. Ces imprimés se trouvent à la bibliothèque de l’EWCO et dans les bureaux de la PaDPA. 2.3. Archives Bureau du Simien Mountains National Park. Debark (SMNP-Debark) : Ce bureau conserve quatre-vingt-huit dossiers. On y trouve essentiellement la correspondance manuscrite entretenue par les gardes du Simien Mountains avec les responsables du parc, à Debark, entre 1991 et 2009. 429 Classeurs « Blower ». Addis-Abeba, Ethiopian Wildlife Conservation Organization (EWCO) : Ces classeurs renferment les archives personnelles de John Blower, conseiller britannique d’Hailé Sélassié pour la protection de la faune sauvage de 1964 à 1972. On y trouve des correspondances manuscrites échangées entre différents acteurs nationaux et internationaux, des rapports d’activité et des programmes d’aménagement relatifs au parc national du Simien Mountains. Divers. Addis-Abeba, Ethiopian Wildlife Conservation Organization (EWCO) : La bibliothèque de l’EWCO conserve également quatre classeurs. On y trouve des programmes d’aménagement produits par divers acteurs nationaux et internationaux entre 1966 et 1991, ainsi que les documents produits par Leslie Brown, représentant du World Wildlife Fund en Éthiopie durant les années soixante. 2.4. Documentation touristique Amhara National Regional State, Bureau of Culture & Tourism. Guide to Top Tourist Destinations of Amhara National Regional State. Bahir Dar, 2006, 84 p. Amhara National Regional State, Parks Development and Protection Authority. Dépliant « Orientation paper: Welcome to the Simien Mountains National Park. A World Heritage site », in classeur « Unesco file ». Debark, Simien Mountains National Park Office, 2003, np. Center for Development and Environment - Institute of Geography - University of Berne, « Simen Mountains Ethiopia 1:100 000. World Heritage Site », Berne (Suisse), 2003. Ethiopian Tourism Commission. Endemic Mammals of Ethiopia. Addis-Abeba, 1982, 20 p. Ethiopian Tourism Commission. 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Plans, programmes et rapports Imprimés produits par l’administration nationale responsable des parcs nationaux : 12 rapports et plans d’action relatifs à la gestion des parcs nationaux, produits par les ministères responsables des parcs entre 1960 et 2009. Ces rapports se trouvent au Centre de documentation et d’archives (CDA) du parc national des Cévennes, à Génolhac, ou au ministère de l’Écologie et du Développement durable, à Paris. Imprimés produits par les gestionnaires du parc national des Cévennes : 41 rapports d’activité et programmes d’aménagement, produits entre 1970 et 2012. Ces rapports se trouvent au CDA, à Génolhac. 3.3. Archives Fonds Cévennes. Génolhac, Centre de documentation et d’archives du parc national des Cévennes (CDA-PNC) : Ce fonds conserve trois dossiers renfermant les comptes-rendus des enquêtes publiques relatives à la création du parc national, entre 1968 et 1970. On y trouve également quarante-et-un dossiers renfermant la correspondance qu’entretiennent, à cette période, divers élus nationaux et locaux. Fonds Leynaud. Génolhac, Centre de documentation et d’archives du parc national des Cévennes (CDA-PNC) : Ce fonds conserve les documents rassemblés par Émile Leynaud, directeur du parc national des Cévennes de 1974 à 1978. On y trouve des programmes d’aménagement produits par les divers services de l’administration du parc national ainsi que des articles de presse produits dans les années soixante-dix. Parc national des Cévennes. Classeurs « Dossiers de presse ». Génolhac, Centre de documentation et d’archives du parc national des Cévennes (CDA-PNC) : Cinq classeurs renferment une série d’articles de presse relatifs au parc national des Cévennes au cours de la période 1961-2005. 3.4. Documentation touristique Parc national des Cévennes. Cévennes. Les cahiers pratiques. Florac, 1995-2004 (3 numéros). Parc national des Cévennes. Cévennes. Revue du Parc national des Cévennes. Florac, 1970-2002 (61 numéros). Parc national des Cévennes. Dépliant « Écomusée du mont Lozère ». Florac, 2003, np. 434 Parc national des Cévennes. Dépliant « Informations générales ». Florac, 2001, np. Parc national des Cévennes. Dépliant « Le parc national (Réserve de biosphère des Cévennes) ». Florac, 2010, np. Parc national des Cévennes. Dépliant « Les Gîtes d’étape en Cévennes 2010 ». Florac, 2010, np. Parc national des Cévennes. Dépliant « Passagers du paysage ». Florac, 2004, np. Parc national des Cévennes. Dépliant « Réglementation “champignons” en zone cœur du Parc ». Florac, 2003, np. Parc national des Cévennes. Pochette « Écomusée du mont Lozère ». Florac, 2010, np. Parc national des Cévennes. Pochette « Les sentiers ». Florac, 1971, 27 dépliants. 3.5. 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